Les derniers « Molières » ont consacré entre autres Le Soulier de satin de Paul Claudel dans la production d’Eric Ruf à la Comédie Française. C’est un succès qui ne se dément pas et qui sera repris à Avignon cet été. Au-delà de considérations sur la production, ce succès consacre un des plus grands textes de notre théâtre, un monument textuel qui montre la soif de texte de la part du public (au moins celui de la Comédie Française, mais sans doute pas seulement). En posant depuis des années la question très universitaire de l’avenir du texte au théâtre, on a enterré un peu vite ce qu’est l’essence du théâtre à mon avis, – je vais peut-être apparaître affreusement conservateur- la rencontre d’un texte et de sa représentation, et ce depuis des millénaires. Chaque culture possède ses formes de théâtre, qui est aussi rencontre d’une forme et d’une assemblée réunie ad hoc. La culture dite occidentale privilégie depuis les grecs la mise en représentation d’un texte. Que d’autres formes de « spectacle vivant » selon l’expression administrative consacrée occupent les scènes est évidemment bienvenu, et doit être soutenu, mais la question du théâtre traditionnel, de l’art dramatique vu comme texte et représentation est aujourd’hui centrale parce qu‘on entend trop souvent et dans trop de bouches y compris « autorisées » que ce théâtre-là serait « élitiste ». Si une représentation du Cid de Corneille dans un théâtre est « élitiste », pourquoi alors continuer son étude (encore quelquefois…) dans les écoles de la République qui s’affirment « démocratiques » voire « de masse ». Il n’y a rien d’élitiste dans le théâtre qui est par essence populaire dans le sens où il est rassemblement de peuple et pas d’individus : le théâtre est un rite collectif, profondément lié lui aussi à la République c’est-à-dire à la chose publique : rappelons qu’église, mairie et théâtre étaient les trois bâtiments publics qui structuraient les villes moyennes et grandes du XIXe. Que la plupart de ces théâtres « municipaux » aient disparu des villes est une conséquence de politiques imbéciles, et n’efface pas de la nécessité pour une société d’avoir un théâtre vivant, lieu de rencontre collectif avec un art, avec des textes plus ou moins fondamentaux, et qui aujourd’hui se raréfie au nom de mauvaises raisons.
La polyvalence des salles de spectacle en France – c’est un phénomène unique en Europe – appelées le plus souvent scènes nationales a abouti à la diversification de l’offre, chorégraphie, musiques, chanson, arts du cirque, art dramatique sur un territoire, mais a relativisé l’art dramatique et notamment l’approche des textes jusqu’à diffuser l’idée que les autres arts sans texte ou avec des textes plus « immédiats » soient plus populaires ; or affirmer que le théâtre serait réservé à une « élite », c’est du pur populisme, vomitif en soi.
La relativisation du théâtre sur les scènes dans les régions est à mon avis aussi lourde de conséquence que l’écroulement à l’école de l’étude raisonnée de la langue, réduite à une mécanique grammaticale et orthographique souvent mal comprise y compris de certains enseignants, et jamais comprise comme outil intellectuel dans lequel intervient aussi d’ailleurs l’étude d’une langue étrangère qui doit être aussi réflexion au miroir sur sa propre langue. Le « roman littéraire national » place pourtant Molière et la tragédie classique au centre d’un réseau de références « mythologiques » qu’on a peine à retrouver aujourd’hui. Si Molière est encore pratiqué, si on sanctifie Racine, qui lit encore Corneille ? J’estime que la diffusion partout du théâtre, notamment du théâtre patrimonial français et plus largement européen (Goethe, Schiller, Shakespeare, Goldoni, Ibsen, Tchekhov, Calderon sans compter les anciens grecs…), est vitale pour la survivance d’une vraie culture européenne et d’une vraie culture de société.
Et la question du texte concerne aussi l’opéra, qui est théâtre, et qui puise ses sujets souvent dans le patrimoine théâtral : j’ai souvent souligné l’importance d’entendre le texte, en soulignant que les plus grands chanteurs sont ceux dont on comprend les mots, déterminant dans tous les répertoires et notamment dans le répertoire français. Nicolaï Gedda, Alfredo Kraus, Neil Shicoff, aujourd’hui Jonas Kaufmann ou Benjamin Berheim, Stéphanie d’Oustrac ou Marina Viotti faisaient et font entendre le texte, son sens et ses échos.
Il y a un plaisir du texte, un plaisir de l’écouter et de le comprendre sur une scène théâtrale ou lyrique, essentiel pour l’acculturation d’une population et sa prise de conscience qu’elle est collectivité culturelle. Ne pas soutenir la mise à disposition collective de tous ces textes est un crime contre notre humanité. La dévitalisation du théâtre est un indice inquiétant de cette petite barbarie qui s’insinue subrepticement et qui finit par détruire l’essence d’une culture.
Guy Cherqui