Alors que le simple (!) Requiem de Ligeti et la doublette Salonen/Jansen faisaient déjà rêver en ce deuxième week-end de l’Avent, le programme s’est mis à enfler progressivement comme un soufflé savoureux avec un pré et un post concert autour d’œuvres rares de Ligeti.
C’est d’abord Roland Pöntinen qui s’y colle, avec l’interprétation de courtes pièces du premier livre d’Études pour piano de Ligeti. Le concert est annoncé au foyer supérieur, 45 minutes avant le début du concert proprement dit, soit pendant l’arrivée du gros du public et on se dit que c’est une étrange idée de massacrer ces petites merveilles dans le brouhaha…
Mais, aussi précieux que ces quelques dix minutes de piano, le discours introductif de Roland Pöntinen raconte son lien avec Ligeti : devant jouer un concerto pour piano du compositeur à Hambourg, il s’échauffe en jouant du Chopin et Ligeti lui demande s’il ne veut pas regarder ses propres Études qu’il est en train de composer. Et Pöntinen de repartir avec les partitions manuscrites… et nous confiant aujourd’hui que c’était « comme si Beethoven lui avait demandé de travailler ses œuvres ». Plus savoureux encore, le fait que Ligeti parlait vite et dans un excellent suédois qu’il avait appris pendant ses années de professorat au Kungliga Musikhögskola (Collège Royal de Musique) où il fut professeur invité de composition entre 1961 et 1971 et dans lequel il précisa à Pöntinen qu’il trouvait qu’il jouait « très bien » Arc En Ciel mais qu’« il fallait plutôt penser… à une atmosphère décadente de piano bar enfumé vers deux heures du matin » ! Donc un compositeur intelligent, cultivé mais aussi facétieux et, comme le précise Pöntinen, peu dogmatique. Voilà aussi de quoi justifier ce concert apéritif, au milieu des bruits de déambulation, devant un public d’attentifs (le compositeur Anders Hillborg au premier rang) et d’inattentifs, achetant une collation, bavardant etc.
Pöntinen rend grâce à ces compositions étonnantes, miniatures aux rythmiques compliquées, inspirées autant par la musique pygmée d’Afrique centrale que par le jazz latino-américain, aux titres très évocateurs mais qui pourtant ne ressemblent pas toujours tout à fait au programme proposé.
Cordes à vides débute par des notes éparses presque Satiesques avant de se complexifier et de chercher des résonnances dans le grave du piano.
Fanfares plaque des accords et déroule des guirlandes en jouant sur les échanges entre le mélodique et le rythmique, la main droite et la main gauche, avec des finasseries de polyrythmie (rythmes dits « aksak », irréguliers, présents de la Grèce à la Turquie) et va chercher vers le jazz le plus virtuose.
Enfin Arc En Ciel joue sur la forme en arc du phénomène météorologique, avec beaucoup de couleurs et un certain minimalisme mais évoquant plus les salles de concert contemporaines que les fumoirs décadents (à moins que ce ne soit la même chose ?).
Pöntinen est impérial de concentration, y compris lorsque le tourneur s’emmêle les pinceaux, et avec un toucher très délicat (ce final dans les éclats d’aigus comme des flaques qui aspergent les passants) et sûr. Du bel ouvrage avec ce petit supplément d’âme de l’interprète qui a travaillé avec le compositeur et qui rend ces moments de concert très particuliers et précieux. Y compris avec le bruit de fond.
On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même ou Salonen joue Salonen, peut-être aussi le thème de la soirée. Mais ne boudons pas le plaisir d’avoir la possibilité d’entendre une œuvre dans toute sa richesse, travaillée par le maître sur l’ouvrage. La soirée joue sur les possibilités des timbres, l’immobilité et les variations et Tiu est ainsi une belle entrée en matière, avec un très grand orchestre, rehaussé d’instruments choisis pour encore plus de jeu, pour que tout l’orchestre soit à la fête.
Le programme de salle précise que Tiu (tjugo en suédois, vingt en français) écrit pour les 20 ans de la salle du Walt Disney Hall de Frank Gehry est basé sur vingt puissants coups qui scandent la musique, basée sur des palindromes, et font le lien entre musique et architecture pour un bâtiment de l’un des architectes les plus importants du siècle. Les cordes sont scintillantes et puissantes, comme il le faut pour un Jubilée, avec des percussions très en avant (tout le tintouin habituel : timbales, grosse caisse mais aussi tambour de taïko japonais… si j’ai bien vu).
Des accalmies s’installent avec une belle harpe et un célesta, et toujours une belle élégance des pupitres (mise en valeur par la disposition de l’orchestre à l’américaine, et peut-être encore plus accentuée avec la doublette des marimbas tout au fond). Les sons sont bien précis et très visuellement repérables. Le spectacle est total, tant sonore que visuel.
On apprécie l’atmosphère de rêve avec le très beau solo de Matilda Andreu Bergström, tuilé sur la clarinette basse et les autres vents mais aussi les congas, pour un air latino, puisqu’il s’agit de créer une féerie de timbres et de rythmes, autant batucada que fifres guerriers de l’autre siècle. Enfin, mention spéciale au trio de trompettes au premier étage, très lumineux, avec un rehaut de glockenspiel bien vu. Du beau et grand spectacle plein les mirettes, avec un Salonen maître des grandes orgues orchestrales, dans ses œuvres.
Plus surprenant et enthousiasmant, le Concerto pour violon n°1 en ré majeur de Prokoviev avec la très attendue Janine Jansen en éblouissante robe longue verte (le concert de la veille est visible sur le site de Berwaldhallen), surtout parce que les deux artistes Salonen et Jansen fonctionnent magnifiquement ensemble : Salonen dirige sans bavure avec une rigueur extrême, là où Jansen s’échappe sans cesse artistement entre lyrisme prenant et violon grinçant. Alors, entre les pizzicati à se damner de Jansen et les superbes accords flûtes/clarinettes de l’orchestre, notre cœur balance et comme le concerto de Prokoviev joue sur les mises en lumière des pupitres réarrangés les uns avec les autres, on ne sait où donner de la tête et de l’oreille. Notons les traits de la harpe de Lisa Viguier Vallgårda toujours magnifique, les pizzicatis des altos, Janine Jansen à la poursuite des harmoniques impressionnantes ou encore l’atmosphère de rêve éveillé de la flute et de la harpe appariées sur un lit de violons…

Le Scherzo est évidemment impressionnant avec une Janine Jansen furieuse et précise (et sautillante), des beaux jeux de percussions (timbales et caisse claire) ou encore les très belles cordes frappées, les glissandi ou les aigus étonnants.
Le Moderato fait le lien avec le Requiem (voire Le Poème Symphonique à venir), avec ce tic-tac métronomique aux cordes, là où Janine Jansen est le supplément d’âme, toute de lyrisme intense, profond, totalement habitée avant le retour au rêve avec des vents d’une délicatesse infinie et les motifs serpentants qui ramènent à notre souvenir les palindromes de Salonen.
Un triomphe mérité pour Jansen dont le talent a été fort bien mis en lumière par un Salonen très attentif, toujours dans la clarté dans laquelle il excelle, sans jouer des muscles. Un accord parfait.

Le court Dona Nobis Pacem de Salonen est une manière parfaite de glisser dans le Requiem de Ligeti, avec ce chœur pour voix de femmes, doux et léger, basé sur les répétitions et les ondulations donc très lumineux et ondoyant, parfait contrepoint à l’œuvre (faussement) massive qui va suivre. Car c’est effectivement une œuvre qui surprend par son caractère étonnant. Au lieu de jouer sur les volumes et la puissance attendus, inhérents au genre, le Requiem de Ligeti surprend par son inquiétante étrangeté, par l’atmosphère suspendue d’une éternité vague, et dont le caractère n’a pas échappé à Kubrick pour son poème visuel, auquel il manquait la divine musique de Ligeti. Encore une fois, on ne peut s’empêcher de penser à l’étrange main du destin… Que serait 2001 sans Ligeti, que serait Ligeti sans le film de Kubrick… aussi grand l’un que l’autre sans doute mais grandis davantage l’un par l’autre.
En tout cas, on ne peut s’empêcher de penser à la Divine Comédie de Dante, non pas aux turbulents cercles de l’Enfer mais plutôt, au goulet final, glacé, immobile, dans lequel est planté Lucifer, jeté au fond de la terre lors de sa Chute ou encore à la montée vers le Paradis, où on passe par d’étonnantes stases jusqu’au point unique, où tout se concentre. Ce moment où temps et espace se (con)fondent.
Le moment du concert, dans l’hic et nunc, ici et maintenant, est particulier, d’autant que le Requiem a été composé pour cet orchestre de la Radio, le même dans sa permanence et évidemment entièrement renouvelé mais on ne peut s’empêcher à cette étrange retour de l’œuvre sur son lieu de naissance (au sens large : la salle de Berwaldhallen n’existait pas à cette époque). On a maintes fois évoqué la magnificence des chœurs scandinaves, particulièrement celui de la Radio Suédoise, couplé au Chœur de Chambre d’Eric Ericsson, l’autre grand chœur professionnel de Suède. Ici, dès l’Introitus, avec l’orchestre dirigé par Salonen, on est dans de l’horlogerie de précision. Grondements sourds (trombones en sourdine, contrebassons, clarinettes basses tuilées sur les contrebasses), les solistes et les trompettes en sourdine. Et toujours des vibrations incroyables, des couleurs étonnantes avec le chœur, les cordes graves et les flûtes.

Le Kyrie est évidemment le moment fort. Ce morceau de six minutes qui nécessita des mois d’écriture à Ligeti et qui fit paniquer le chœur par ses difficultés techniques jusqu’à appeler le compositeur à la rescousse. D’où un chœur qui m’évoque des damnés, comme une nuée qui monte, véritable fusion d’âmes individuelles. C’est un moment rare, techniquement très impressionnant, dit de polymicrophonie, avec une armée de diapasons à l’oreille.
Notons également l’étonnante spatialité de l’œuvre qui se déploie par petites touches, comme des vagues bien sûr mais aussi comme des nuages qui se répandent, se contractent où se développent. Alors que l’on retient évidemment principalement les forte et les aigus, ce sont les micro-événements, très spatialisés, beaucoup plus que la dichotomie chœurs-balcon/orchestre-solistes-plateau qui captent l’attention et surprennent dans la salle du concert.
Du De die Judicii sequentia, on retiendra les pizzicati furieux avec des cuivres d’un grave abyssal. Le mezzo Malena Ernman est une star locale tant dans les rôles lyriques que pour son implication dans la culture populaire au sens très large avec participation à des émissions télé, et consécration ultime ici, une participation au Melodifestivalen, télé crochet très suivi et sésame pour l’Eurovision. Lors de l’édition de 2009, précise le programme de salle, la vente des billets d’opéra en Scandinavie a ainsi connu une augmentation de 30%. Au-delà de ses anecdotes importantes parce qu’elles indiquent l’ancrage et la caractère « festif » de ce concert, on est surtout impressionné par les graves charnus que Malena Ernman, techniquement très au point, déploie avec une projection impressionnante et aisée. Salonen joue sur les effets entre le plateau et le premier étage où se trouvent les chœurs, tout comme il joue sur les couleurs (clavecin et harpe, merveilles de pointillisme). Le soprano Jennifer France est tout aussi impressionnante que le mezzo dans ses aigus piquants à réveiller un mort, et ses couleurs variées.
Le chœur retrouve ses graves gutturaux du début qui font écho aux chants bouddhiques tibétains (œcuménisme de Ligeti ? Clin d’œil au Bardo Thödol, le Livre des Morts ?) et annonce le meilleur (ou le pire) du Black Métal…
Enfin le Lacrimosa, sans le chœur, est un enchantement orchestral tissé finement par Salonen avec d’excellentes contrebasses, le scintillement des flûtes aiguës, des violons et altos. Comme dans le Prokoviev, on guette les moindres jeux de timbre ici un splash du clavecin ou les notes éparses de la harpe. Tout est surprise, tout est vraiment, et ici le mot n’est pas galvaudé, inouï.
On salue la performance des chœurs, absolument magistraux, mais aussi de Salonen, vraiment méticuleux, attentif à ne pas jouer sur la puissance et les effets mais à rendre justice au travail de dentelle de Ligeti, à faire émerger les nuages de sons, ces galaxies sonores qui apparaissent çà et là, s’agglomèrent, prennent de la puissance et saturent tout l’espace par moments, avant de se désagréger ou de se diluer dans la soupe primordiale de l’univers, puisque on est comme Kubrick, obligé de faire le lien et de penser (rêver et frémir, avouons-le) à cette immensité qui distend temps et espace, même matière.

Pour redescendre sur Terre, Salonen nous invite à rester pour, une fois n’est pas coutume, un supplément : le Poème Symphonique de Ligeti, pour 100 métronomes, composé à peu près à la même période que le Requiem (et prouvant ainsi, au besoin, l’étendue de la palette compositionnelle de Ligeti). Et Salonen de faire preuve de pédagogie envers le public pour expliquer cette œuvre conceptuelle, en invoquant la physique quantique et l’influence de l’observateur sur ces phénomènes, nous invitant à nous laisser surprendre par le résultat. Les 100 métronomes, réglés à des tempos différents, sont lancés en même temps. Œuvre unique donc, dont les possibilités rythmiques dépassent le nombre d’atomes dans l’univers (si j’ai bien compris).
Si la veille le Poème Symphonique fut trop court, ce soir-là, certains métronomes semblent ne pas vouloir s’arrêter de battre après les 10 minutes prévues (la force de l’observation ?) et Salonen d’interrompre le morceau en quittant la salle sur la pointe des pieds pendant que le public ajoute ses applaudissements aux battements. Certains irréductibles, autant sur scène que dans le public, tiendront à assister jusqu’au bout au « concert » malgré les ouvreurs devant évacuer la salle. Aux dernières nouvelles (dans le bus du retour), dixit un violoncelliste, deux irréductibles battaient toujours, donnant à cette fin de soirée un air d’ultime combat d’Highlander : il ne peut en rester qu’un. Nos pensées accompagnent la violoniste qui restait quasi seule en scène pendant que les machinistes remballaient. Une soirée unique.
