Pour casser les attentes, rien de mieux que de jouer la carte de la découverte et des opposés. On imagine sans peine la déconvenue causée dans le public par l’annulation de Víkingur Ólafsson ainsi que le casse-tête chinois d’une reprogrammation. C’est le pianiste Denis Kozhukhin qui s’y colle donc. Lauréat du premier prix de la compétition de la Reine Elisabeth à Bruxelles en 2010, un mentorat auprès de Daniel Barenboim et une prestation récente en tant que soliste auprès de Janine Jansen au mois d’avril à Konserthuset, voici quelques-uns des faits d’armes qui ont dû jouer pour trouver un remplaçant à l’artiste en résidence de la saison mais qui n’ont pu compenser totalement l’hémorragie d’un public qui aurait mieux fait de ne pas s’abstenir cet après-midi-là.
On remarque que Denis Kozhukhin propose une synthèse personnelle des programmes successifs proposés par Víkingur Ólafsson : la triade des dernières sonates de Beethoven est ici remplacée par la dernière de Schubert et l’exploration des possibilités du clavier, de l’âge classique au dernier des classiques/romantiques, de Bach vers Beethoven initialement, s’incarne ici dans le programme en deux parties : Haydn/Schubert.
Il s’agit donc pour Kozhukhin de s’en remettre au père de la forme sonate, Haydn, pour exposer trois bijoux, avant de bondir vers la dernière forme, celle de Schubert dans son testament pianistique.
La sonate pour clavier n° 39 est l’occasion d’entrer dans le vif du sujet et d’apprécier le style de Kozhukhin, évidemment très brillant, avec beaucoup de clarté mais aussi une certaine vivacité de toucher et de gestes très personnels, qui dessinent une interprétation aux antipodes de celle attendue de Víkingur Ólafsson, plus classique. On est enthousiasmés, dès le premier mouvement, par des piqués pianissimi virtuoses, puis par les silences éloquents dans le deuxième et enfin par le troisième, joueur mais sans excès.
La sonate pour clavier n° 38 est l’occasion pour Kozhukhin de jouer sur le poids des mains et de faire sonner très agréablement sa main gauche bondissante. Kozhukhin, dans tous les Haydn, joue des possibilités du piano moderne mais n’oublie jamais qu’ils ne furent pas composés pour cet instrument, et s’attache à rester clair et virtuose sans excès dans les textures, toujours gardées dans de justes proportions. Le second mouvement est tout de légèreté mais creuse aussi les silences (et on est déjà en route vers le deuxième mouvement du Schubert), toujours dans ce jeu d’équilibriste entre modernité et classicisme auquel se prête, pour notre plus grand délice, Kozhukhin. Quant au troisième mouvement, on se régale avec les accélérations menées à tambour battant, les freinages brusques, les brillances qui surnagent d’un piano qui se veut clavecin (et l’inverse) avant un bouquet final de feu d’artifice, concis et chatoyant.
Enfin la sonate pour clavier n°47 donne une fois de plus dans les basses appuyées, des volumes et une épaisseur que donne Kozhukhin au détour d’une phrase typiquement classique avec des trilles qui pétillent. Et toujours, cette richesse de l’expression, une plongée dans la douceur ou au contraire dans des graves colorés. Le second mouvement est tout d’un phrasé délicieux de légèreté, de brillance et de contrastes avec un thème rageur, ici plus lourd et qui fait, une fois de plus, le pont avec la sonate de Schubert à venir dans cette occurrence de thèmes/pulsions en concurrence voire coexistence. Le troisième mouvement est interprété comme une fuite en avant, furieuse et déterminée, très Sturm und Drang.
Après la pause, et un moment recueilli devant le piano, Kozhukhin se lance dans le monument cosmique de la dernière sonate d’un compositeur de trente-et-un ans, héritier du classicisme et dans les pas de la modernité romantique de Beethoven, et se sachant condamné.
On repense avant d’entendre l’interprétation de Kozhukhin à celle de Paul Lewis dans la même salle, il y a plus d’une dizaine d’années… Et d’emblée, on constate qu’on n’est pas dans le jeu retenu de Lewis, voire sa morgue, mais dans une interprétation très personnelle, laissant la place à l’expressivité du moment. On retrouve le toucher délicat et clair qui se donnait à plein dans les Haydn mais aussi, ici, un côté plus épais, plus brouillon (extrême gauche du clavier), au sens rageur d’un Schubert luttant contre des idées noires tenaces. À l’autre bord du spectre, une certaine idée de l’extase, de la joie qui lutte contre l’amertume. C’est particulièrement sensible lors de la dernière reprise où on sent poindre l’émotion qui semblait jusqu’ici nous échapper avec une interprétation loin des feuilletons larmoyants ou trop ouvertement graves de la D960. On est ici dans une sorte de triomphe de la volonté, de lutte permanente non pas contre des forces qui nous dépassent mais qui sont intimes, constitutives de notre être. En cela, l’interprétation de Kozhukhin nous touche par ricochet.
Et encore davantage lors du second mouvement, très personnel, comme le premier. Là où le premier fusait et infusait de colère rentrée, de trouées de lumières, le second attaque tout de suite dans la mélancolie, avec une infinie douceur, une infinie légèreté de toucher, quasi dans les silences, avec toute cette virtuosité de touches caressées ici mise en valeur par un jeu très éloquent de Kozhukhin, qui rappelle celui personnel de Levit, qui va chercher les notes avec des passages de mains très chorégraphiques.
Le troisième mouvement, scherzo, outre l’appel d’air après les abîmes du second, nous renvoie directement aux Haydn de la première partie et ici, une fois de plus, on se repait de la main gauche tout en piqués joueurs.
Enfin dans le quatrième mouvement, Kozhukhin éclate de furor Beethovenienne. On tremble (et on se pâme aussi c’est vrai) devant cette corde de la vie qui casse et qui annonce celle de Ligeti dans Musica Ricercata et que l’on retrouve de manière insistante dans les moments décisifs de Eyes Wide Shut de Kubrick. C’est à cet instant suspendu que l’on pense tant l’interprétation de Kozhukhin est tendue, pleine de vigueur et d’épaisseur mais aussi de moments tranchés comme un couperet. Comme dans les mouvements précédents, et profitant de la planche d’appel de Haydn, Kozhukhin libère de grandes bouffées d’air, avec des silences en apnée ou en grandes goulées avec une virtuosité jamais prise en défaut : l’appel de la vie quoi qu’il en soit (ou quoi qu’il en coûte suivant l’expression consacrée).
Après son triomphe mérité auprès d’un public qui n’attendait certainement pas tant, Kozhukhin, généreux, replonge dans Grieg et Tchaikovski donnant des prolongements modernes aux interprétations du programme : le Grieg tout en éclairages diffus et vagues miroitantes, c’est de saison (Le Printemps), le Tchaikowski qui met en lumière des envies d’infini (L’Église tiré d’Album pour enfants) et enfin une courte pièce, Arietta, tirée de 8 petites pièces lyriques pour piano, pour contenter autant le public que l’artiste qui mime, très décidé mais avec le sourire, le geste d’éteindre le portable. Sans rancune ni amertume : la leçon Schubertienne. Kozhukhin, artiste à suivre.