Stockholm, Berwaldhallen, vendredi 5 septembre 2025 à 19h,
La Fonte Musica est une formation italienne spécialisée en musique ancienne, entre moyen âge et renaissance, donc tout à fait dans son cœur de métier avec cette œuvre étonnante de Monteverdi, à la croisée des chemins stylistiques, alliant le sacré et le profane, puisant autant dans le répertoire grégorien que les récentes innovations du théâtre musical vénitien. On ne reviendra pas sur les pourtant passionnants débats autour de la destination finale de cette œuvre aux airs de curriculum vitae papal : vêpres de la Vierge[1] ou agglomérat pour la fête de Santa Barbara (cf. sa création possible dans la Basilique Santa Barbara de Mantoue et surtout son caractère dépassant strictement les célébrations mariales). L’œuvre est là, hors cadre, entre cantus firmus strict et explosion de couleurs avec ses fanfares, ses doubles chœurs, ses solistes qui circulent, ses échos. Le tout pour cette figure féminine centrale du monde chrétien par son rôle privilégié d’intercession divine pour les croyants.
Figure féminine centrale et concentrant des pôles opposés, comme un agrégat des déesses égyptiennes et grecques, la mère protectrice mais aussi la vierge, incarnant autant l’humanité que la divinité (le rouge et le bleu de son vêtement) dans un monde patriarcal certes mais qui fait la part belle, voire primordiale, à la féminité, comme on le voit, pour l’époque, avec la Beatrice de Dante (rappelons le titre complet des Vêpres : vespro della beata virgine) ou, plus tard, avec les figures féminines de l’Arioste et du Tasse.
Il faut néanmoins avoir tout cela en tête, comme, pour les plus chanceux, des souvenirs de déambulations à Mantoue dans le palais ducal, de la chambre des époux de Mantegna, ou de la basilique San Marco à Venise où Monteverdi deviendra, deux ans après les Vêpres, maître de chapelle.
Sur un plan plus personnel, on se souvient aussi des enregistrements très différents des Vêpres, celui du Deller Consort et de Maurice Leroux à la tête de l’orchestre de l’ORTF en 1967, encore un peu guindé, et celui plus plastique de Jordi Savall, in loco ! dans la basilique de Mantoue, en 1988 pour Harmonia Mundi, déjà HIP.
Les Vêpres ne sont pas une œuvre souvent entendue à Stockholm et on se souvient qu’il fallut aller en banlieue sud, il y a une douzaine d’années, pour entendre cette œuvre rare, interprétée à Uppenbarelsekyrkan(l’église de l’Épiphanie).
Et pourtant quel spectacle. Sans parler de la musique, extraordinaire, les Vêpres sont aussi une œuvre visuelle, dans les configurations et reconfigurations que l’œuvre impose : chœur qui enserre l’orchestre, séparation en double chœur, mini formations de solistes, duo, trio, etc. qui s’échappent du groupe pour se placer devant ou derrière quand ils ne prennent pas du champ ou de la hauteur pour jouer le rôle d’écho. On n’oublie pas le caractère de carte de visite pour offre d’emploi auprès de Paul V mais aussi simplement, la joie de s’offrir, pour le plaisir, une variété sonore instrumentale et vocale qui anticipe le caractère stéréophonique qu’on retrouvera dans la Passion selon Matthieu de Bach.
Monteverdi, ce grand moderne…

Dès le début Intonatio Deis in adiotutorium, portique majestueux, on est soufflé par les cordes graves et mobiles ou les cornets acides de la Fonte Musica, formation qui exploite à fond les possibilités sonores des instruments anciens.
Le dixit Dominus charme par ses jeux de voix et ses ornementations mais aussi par l’animation des cordes avec une harpe très présente.
Le concerto Nigra Sum est évidemment un grand moment avec Michele Pasotti qui passe au théorbe pour un moment quasi madrigaliste, avec des « Surge » (« Lève-toi ») qui jaillissent comme une fontaine. On est d’ailleurs toujours émerveillé par cette plongée dans la fusion entre le sacré et le profane, l’un ou l’autre, l’un qui irrigue l’autre ou l’autre qui fleurit dans l’un, par exemple dans Laudate Pueri, à base de chœur grégorien mais dont l’orchestre se met à bourgeonner.
D’autres moments sont plus intimes, recueillis et délicats tels le duo féminin Pulchra est, avec un très léger accompagnement où le théorbe brille et la harpe pétille.

Feux d’artifice encore pour Laetatus Sum, avec des madrigalismes dans les aigus et des amen à différentes hauteurs qui se répercutent les uns dans les autres.
C’est un festival qui monte en puissance avec des échos monodiques, des chœurs opposés, des cuivres qui se placent en hauteur ou un écho tout en haut de la salle à gauche, toujours avec un souci des volumes et de l’espace sonore très bien géré par Michele Pasotti, surtout dans une salle de concert boisée, assez sèche, en somme l’antithèse de son espace de création supposée.
Lauda Jerusalem, avec ses sept voix féminines et ses chants syllabiques, son orchestre debout avec une projection accrue sans forcer, un duo de violons angéliques et des cuivres généreux et soyeux, force l’admiration.
Et, évidemment, le Magnificat est vécu comme une bouquet final, assez tendu, avec une belle matière compacte mais qui se déplie au fur à mesure, avec des associations de timbres charmants et toujours bien gérées par l’ensemble : les jeux de flutes à bec qui remplacent cornets et basson, les violons et les cinq voix masculines, le duo féminin et les cornets, les entrelacs des voix féminines et masculines et l’écho en fond de parquet. Une fête de couleurs, de timbres, de minutieux réarrangements.
Au final, ce qui emporte, au-delà de la partition merveilleuse, c’est une interprétation méticuleuse qui est aussi mise en espace. Sans aucune scorie, ni relâchement, pour une œuvre longue (peut-être pour être exécutée en deux fois pour les fêtes doubles de la veille et du soir de l’événement ?), attentive aux espaces et volumes (on l’a dit dans une salle sans doute peu propice pour ce genre de musique). Ainsi, on est enthousiasmé par un orchestre et un ensemble vocal qui jouent sur son unité et ses micro-unités qui se détachent dans une grande homogénéité, et dont tous les solistes sont fabuleux sans moment de creux. De même, l’orchestre œuvre dans la même homogénéité et pétille çà et là, aux moment clés, sans tirer la couverture à soi ou jouer sur la pure virtuosité. D’où une attention du public soutenue, toujours renouvelée, dans la surprise et la beauté de l’exécution et qui se soulève comme un seul homme au moment des applaudissements autant pour la partition de Monteverdi que pour une interprétation sans faille d’artisans passionnés. Magnifique.
Pour poursuivre la lecture, nous vous renvoyons vers l’article de Guy Cherqui au sujet des Vêpres données au festival de Salzburg par les Musiciens du Prince, dirigés par Capuano, très récemment.

Stockholm, Musikaliska, samedi 6 septembre 2025 à 19h,
Changement complet d’ambiance et de temporalité avec l’Octuor de Schubert dans la belle salle de Musikaliska, première salle de concert de la ville, crée fin XIXe, à l’initiative du roi Oscar II, et qui fut aussi le siège de l’académie musicale, où étudièrent Jussi Björling et Birgit Nilsson.
À la sacralité (certes imbibée de profane) et à la monumentalité des Vêpres de Monteverdi s’oppose cet intimiste octuor de Schubert, voulu comme une occasion de réunir des amitiés musicales. Pour autant (et on retrouve le thème des vagues, des flux et reflux), Schubert a ici aussi des visées symphoniques, stimulées par l’époque de la création de la 9e symphonie de Beethoven. D’où ce septuor (toujours d’inspiration beethovenienne, mais on l’a dit, première période, contemporaine de la première symphonie) augmenté et qui permet à Schubert de s’offrir, avec l’ajout d’un violon, un vrai quatuor à cordes, en plus de la contrebasse, de la clarinette, du basson et du cor.
Janine Jansen a déjà proposé ce concert dont on peut voir la captation en ligne lors du festival international de musique de chambre d’Utrecht en 2015. Ce soir, elle devait s’entourer des musiciens du Sveriges Radios Symfoniorkestrer (Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise) et retrouver Rick Stotijn, formidable contrebassiste déjà présent en 2015.
Hélas, Janine Jansen déclare forfait pour raisons médicales et c’est donc Malin Broman qui reprend son rôle de premier violon in fine. Ainsi, l’octuor de Schubert devient l’occasion d’approcher, en gros plan, certaines figures de l’orchestre.
On apprécie les timbres charmants de Schubert avec les accords de vents et surtout la clarinette d’Andréas Taube Sundén qui prend décidément toute la lumière ce soir, y compris dans les côtés plus obscurs de l’Allegro avec de magnifiques notes tenues.
Dans l’Andante, le duo de violon (Malin Broman et Carl Vallin) prend un peu plus de place et le contrebassiste Rick Stotijn apporte de magnifiques couleurs et toujours plus de profondeur.
L’Allegro vivace apporte beaucoup de fraîcheur (violons et alto) dans les danses pastorales (superbes basson et cor de Henri Blixt et Chris Parkes) et Stotijn et Kiseliov (contrebasse et violoncelle) font basculer avec beaucoup de douceur l’atmosphère vers l’inquiétude.
L’Andante et ses variations donnent à chacun des musiciens l’occasion de briller, sans pour autant s’extraire du collectif. Les violons sont aériens et la contrebasse d’une absolue délicatesse alors que les vents se font méphistophéliques.
Les cordes flottent toujours en suspension dans le Menuetto, avec de belles couleurs chatoyantes.
Enfin, dans l’Andante molto, Allegro, les huit musiciens font preuve d’une belle mise en couleurs avec des appels ombrageux, typiques du dernier Schubert, vite effacés, comme un orage d’été pour une éclaircie musicale, toujours fraiche, toujours lumineuse. La tension est palpable, sans pathos, et s’évacue dans les feux successifs de Malin Broman, d’Albin Uusijärvi, d’Aleksei Kiseliov et de Rick Stotijn.
Au final, une belle soirée qui, en nous privant de Janine Jansen, nous permet d’apprécier des jeux de timbre d’un octuor qui tire vers le mini orchestre avec un ensemble de vents tout à fait magique et où la clarinette d’Andréas Taube Sundén brille sans cesse. Les cordes nous semblent un peu sages et pâtissent sans doute de la défection de dernière minute de Janine Jansen mais, a contrario, jouent habilement sur leur qualité collective. Enfin, mais on le remarque à chaque fois, le violoncelle de Kiseliov et surtout la contrebasse de Rick Stotijn font tout le spectacle, dans un anti-show fait de retenue et de précision.
[1] Naissance de la vierge le 8 septembre, Annonciation le 25 mars, Assomption le 15 août .