Gustav Mahler (1860–1911)
Symphonie n°9 en ré majeur
Composée en 1909
Créée le au festival de Vienne par l'Orchestre philharmonique de Vienne dirigé par Bruno Walter

1. Andante comodo
2. Im Tempo eines gemächlichen Ländlers. Etwas täppisch und sehr derb
3. Rondo-Burleske. Allegro assai. Sehr trotzig.
4. Adagio. Sehr langsam und noch zurückhaltend.

Berliner Philharmoniker
Direction musicale : Kirill Petrenko

 

Berliner Philharmoniker
Direction musicale : Kirill Petrenko

Berlin, Philharmonie, mercredi 14 mai 2025, 19h

C’était à Berlin en mai dernier et on l’a considéré comme le concert de l’année. Les berlinois l’ont déjà présenté en tournée (Amsterdam et diverses villes allemandes), et qui va être proposé en fin d’été à Salzbourg (31 août), Lucerne (3 septembre), Paris (5 septembre) et Luxembourg (6 septembre). 
Une Neuvième de Mahler est toujours le produit d’une longue gestation. Et déjà en 2021, quand Kirill Petrenko la proposait avec son ancien orchestre, le Symphonieorchester Vorarlberg conclusion d’un cycle commencé en 2008, on parlait d’une future exécution à Berlin qu’on pensait assez proche (mais le Covid…). Alors entre-temps, il y eut d’autres Mahler, et une mémorable septième en 2022.
Le site et le blog du Wanderer ont une longue histoire avec la Neuvième de Mahler et les Berlinois sous la direction d’Abbado, poursuivie en 2010 avec le Lucerne Festival Orchestra ce qui place chaque exécution de cette symphonie au tribunal des souvenirs, de la mémoire musicale et de celle du cœur, la plus dangereuse et peut-être la plus traître.

Mais nous l’avons souvent déjà constaté, avec Kirill Petrenko, qu’on aime sa manière de se saisir de la musique ou non, on est toujours emmené ailleurs, dans une sorte de rendez-vous en terre inconnue.
C’est le cas encore une fois, pour une Neuvième suffocante, qui vous laisse cloué à votre siège, à mille lieues de vos souvenirs les plus émus sans les détrôner, et qui fait entendre un autre Mahler.
Un moment d’exception. 

 

On gagnera fortement à consulter sur le site « Digital Concert Hall », les extraits de répétitions de ce concert, particulièrement parlantes. Accès libre. 14 minutes.
https://www.digitalconcerthall.com/fr/interview/55650–2

Kirill Petrenko le souligne d’emblée, Gustav Mahler n’a jamais dirigé sa symphonie, et donc ne l’a jamais entendue. Or, pendant les répétitions des symphonies qu’il créait, il modifiait, raturait, reprenait certaines phrases. C’est un travail qu’il n’a pas fait et il est donc impossible de travailler à une sorte de lecture génétique de l’œuvre qui se limitera aux étapes de la création de la partition, écrite, comme on le sait dans sa petite cabane des Dolomites, près de Toblach (Dobbiaco).

En absence des modifications et « remords » du compositeur, ce travail échoit éventuellement au chef et à l’orchestre pendant les répétitions, à l’écoute de la partition, La démarche de Petrenko est une démarche toujours fortement liée à la génétique du texte, plus qu’à une interprétation « personnelle » aussi géniale qu’elle soit. Il s’agit de rentrer dans une œuvre qui est considérée comme un adieu et de comprendre pourquoi en regardant chaque phrase et chaque note.

La période est grise pour Mahler, qui a perdu sa fille deux ans auparavant et qui est malade du cœur, s’en inquiète, et cette faiblesse cardiaque favorisera l’infection qui finira par l’emporter en 1911.
Aussi la symphonie est-elle une sorte d’adieu à la nature (premier mouvement), au Ländler, si lié à son univers symphonique, (deuxième mouvement) et même à la musique et ses rituels (troisième mouvement), quant au quatrième, il est une sorte de passage dans un autre monde, complètement décharné, une sorte de préfiguration d’un néant, traversé de soubresauts de vie et de derniers soupirs déchirants.

Les chefs sont donc d’une certaine manière, plus « libres » avec la Neuvième qu’avec les autres œuvres, dans la mesure où leur liberté interprétative n’est plus guidée ou prédéterminée par les éventuelles interventions de Mahler pendant les répétitions de l’œuvre.
C’est l’inverse pour un Petrenko qui se fait alors exégète de chaque phrase musicale.

Il est difficile – toujours difficile- d’évoquer la Neuvième sans évoquer Abbado ou partir d’Abbado.  Non pas à cause de notre passé d’abbadien fidèle et impénitent, mais parce que la Neuvième sans doute constitue le cœur de la vision mahlérienne du chef italien, enregistrée trois fois, et notamment son dernier mouvement qu’aucun chef n’a su à ce point rendre à sa réalité de dernier souffle. Ceux qui ont entendu Abbado diriger ce dernier mouvement savent ce que veut dire, au sens de Thomas Bernhard, le mot « extinction ».
Abbado avait mis en son, de manière définitive et impossible à répéter, une extinction. Son seul souvenir m’étreint.
Alors, tout est-il dit ?
Évidemment pas.

D’abord, parce que Kirill Petrenko, qui nous occupe, est un « post-abbadien », c’est-à-dire d’une génération d’artistes où Mahler ne s’écoute plus de la même manière.
Quand Abbado s’attaque à Mahler, au tout début de sa carrière, il a été l’assistant de Bernstein, a étudié à Vienne et connaît donc deux traditions de l’interprétation mahlérienne, différentes et aussi essentielles l’une que l’autre, la tradition américaine et la tradition européenne, ainsi que les chefs qui ont tracé des ponts (Bruno Walter, si proche de Mahler et si européen émigrera aux États-Unis et enregistrera une des versions-culte de la symphonie avec le Columbia Symphony Orchestra. Mais d’autres chefs comme Eugène Oramandy et surtout Maurice Abravanel, qui enregistra la première intégrale Mahler aux USA, portèrent haut cette grande tradition mahlérienne.
Abbado est à la fois celui qui recueille ces traditions, et qui après Bernstein, va porter Mahler partout où il passera, avec le Chicago Symphony Orchestra, avec les Wiener Philharmoniker, avec les Berliner et bien sûr avec le Lucerne Festival Orchestra dont les exécutions mahlériennes restent historiques. Mais s’il a enregistré la Neuvième avec les berlinois en 1999, il enregistre avec eux la quatrième et la sixième en 2004 et 2005, après son opération et son départ, à un moment où les relations à l’orchestre sont apaisées, libérées, et où lui-même est singulièrement transformé, les souvenirs de ces concerts sont époustouflants.
De ceux qui ont vécu ces concerts, il reste des musiciens dans l’orchestre qui sont une mémoire vivante : Stefan Dohr (cor), Ludwig Quandt (Violoncelle), Emmanuel Pahud (Flûte), Albrecht Mayer (Hautbois), Wenzel Fuchs (Clarinette), Dominik Wollenweber (Cor anglais), Marie-Pierre Langlamet (Harpe), Daniele Damiano et Stefan Schweigert (Basson) et quelques autres. Il est difficile de penser qu’ils n’aient pas ces moments dans leur mémoire vive.

 

Entre un Abbado et un Petrenko, il y a un abîme en répétition. Abbado laisse jouer, ne dit rien, demande une reprise çà et là, écoute une suggestion, puis fait tout reprendre sans jamais vraiment s’exprimer. C’est au départ ce qui a désarçonné l’orchestre habitué à l’autoritarisme d’un Karajan. Mais Abbado voulait d’abord faire de sa relation avec l’orchestre non une relation de chef à musiciens, mais un « collectif musical ». Avec Rattle, l’orchestre est revenu à des répétitions « calées » et précisées.
Avec Petrenko, c’est millimétré au point quelquefois d’en devenir angoissant, tant, malgré la bonhommie du chef, ses demandes semblent si inaccessibles qu’elles arrivent à déstabiliser des musiciens aussi exceptionnels que les berlinois, à les mettre en doute et en malaise.

Abbado a en tête un orchestre qui avec lui fait de la musique dans une sorte d’osmose et d’échange (mais certains musiciens étaient aussi ulcérés de ce comportement), Petrenko a le souci voire l’angoisse de la partition dans son rapport à l’idée originelle du compositeur. Sa connaissance de la genèse des œuvres est abyssale, et une de ses obsessions est de coller au plus près des intentions, comme un exégète fidèle, et s’effaçant presque derrière l’œuvre demandant en quelque sorte à l’orchestre de partager son angoisse.
D’où la difficulté de caractériser un style Petrenko, après des années d’écoute, de concerts hallucinants, de salles en délire, on serait bien en peine de classer son approche. Bien évidemment, il y a cette clarté inouïe, cette transparence qui épate au point d’entendre l’inaudible, mais cette transparence existait aussi chez Abbado, sans doute au service d’autre chose, non pas de la traduction d’une partition dans ses moindres recoins, mais au service d’une musique, d’une idée de la musique qui dépassait ses exécutants.
Quand j’écris que Petrenko est un post-abbadien, je veux simplement dire qu’il appartient à une génération où Mahler est « normal », sinon normalisé.  Il est même souvent prioritaire tant les jeunes chefs l’abordent tôt aujourd’hui. Petrenko a aujourd’hui 53 ans. Pour Abbado qui avait 53 ans en 1986 Mahler était un passage obligé, mais pas encore un passage naturel dans la vie musicale ambiante où il n’était pas encore aussi fréquent dans les programmes. Disons que c’est Abbado qui a rendu Mahler naturel, avec aussi des chefs comme Boulez, Haitink, ou Jansons, qui étaient de sa génération et qui défendaient Mahler eux aussi et avec quelle force.

Diyang Mei, Premier Alto

Après Abbado, on n’a plus eu besoin de défendre Mahler tant il est partout, il faudrait même peut-être se remettre à Beethoven, ou à Haydn des compositeurs majeurs mais moins aimés de jeunes chefs considérés comme des dieux vivants alors qu’ils ne sont peut-être encore que des anges musiciens. Mais il est moins facile de faire hurler le public avec Beethoven qu’avec Mahler.
Alors même si mon cœur chargé de souvenirs encore brûlants d’Abbado, je reconnais dans le Mahler de Petrenko une force singulière, une humanité confondante et une rigueur qui stupéfie. Il n’y a pas un chef vivant, ange musicien ou vénérable qui puisse ainsi clouer sur place un public. Et c’est là où il est essentiel.
Il y avait chez Abbado une sorte d’optimisme mahlérien, de poésie intrinsèque qui dépassait tout, où même le drame et le déchirement faisaient musique.
Dans le Mahler de Petrenko, il y a le drame, il y a le déchirement, recherché dans le tissu de chaque phrase, même derrière la vision édénique des paysages de la Pustertal (Val Pusteria) du premier mouvement, où la harpe merveilleuse de Marie-Pierre Langlamet aurait tendance à nous anesthésier au départ, puis scander le temps qui passe, irrémédiable. Petrenko guette sans cesse le moment où la musique se tend, où le cœur se déchire derrière la vision idyllique, il guette sans cesse la symphonie de l’adieu, parce que derrière la nature, il y a la maladie, le cœur qui peut lâcher, et donc il met en balance l’idylle et l’angoisse. C’est tout le travail de Petrenko sur les contrastes, qui ne sont jamais des effets sonores, mais des phrases torturées, contradictoires, d’une âme en douleur et en espoir.
Dans cette manière si sensible de mettre le texte en tragique, je me suis demandé si il n’y avait pas en sous-texte, dans cette lecture contrastée, vive, qui à chaque phrase bouleverse parce qu’elle respire pour nous faire angoisser ensuite, une sorte de lecture « juive », une lecture de conscience malheureuse, tiraillée entre monde et transcendance de couleur plus bernsteinienne, en plus acéré encore, même si dans d’autres lectures de chefs juifs, come Szell, on entendait un Mahler bien plus équilibré. Ici c’est une écriture presque écartelée entre mouvement larges et de grande respiration et minuscules détails d’un raffinement inouï qui nous frappe et que Petrenko met en valeur. Mais plus que l’un ou l’autre c’est l’écartèlement qui interpelle.
Ce qui frappe ici, c’est une perpétuelle tension et une perpétuelle énergie, une volonté farouche et une résistance, qui se mélange à une prise de conscience de l’Adieu.
Le deuxième mouvement en forme de Ländler commence dans la simplicité de cette danse, jusqu’à se complexifier et à se déconstruire, Petrenko nous joue « La mort du Ländler » simplement en montrant une structure et un rythme qui se défont plus ou moins violemment, au bord de l’atonalité, un dérèglement raisonné, en quelque sorte.

Même processeurs dans le troisième mouvement, le Rondo-Burleske où il y a sans cesse des rappels, des répétitions, des rythmes ou des figures de style qui deviennent obsessionnels, comme si on se rappelait les concerts, la vie sociale et musicale, comme un rituel sarcastique où on distingue même des accords de La Veuve Joyeuse, de Lehár, comme un regard qui se distancie sur la musique, à en perdre haleine.
Il y a là une exigence de Petrenko de tout faire entendre, une volonté analytique, une urgence de tous les instants qui met l’auditeur en perpétuel éveil, dans une tension nerveuse, profondément émue, qui fait battre le cœur de manière systématique, qui fait entendre une âme endolorie et qui réagit par la violence parce que Petrenko n’est pas le poète de l’extase, mais celui qui montre les déchirements.  Il est le lecteur impitoyable et angoissé des textes musicaux qu’il presse jusqu’à la dernière goutte pour nous le rendre jusqu’à son moindre sens. Ce rondo devient une danse macabre étourdissante, qui tourbillonne à en perdre haleine, à étourdir, à casser presque le son, une sorte de rondo autodestructeur, qui casserait volontairement tout musique. Une folie.

Nikolaus Römisch, violoncelle

Ainsi du dernier mouvement, extraordinaire de précision, de douleur, d’absence. Il y a là une recherche obstinée et presque paradoxale d’exprimer à la fois une énergie qui serait énergie du désespoir, et donc un son assez net, un tempo un peu plus soutenu, avec un rendu particulièrement charnu, presque énergique, presque vif, il n’y a pas là de sentiment de fatigue, d’épuisement ni même de nostalgie d’une vie passée ou d’un Eden perdu, il y a volonté obstinée de rester dans ce monde, et puis tout à coup le son se suspend, s’évapore comme s’il s’effaçait et qu’on passait d’une volonté désespérée à une résignation, à un affaiblissement soudain. La ligne reste vive et claire, les cordes graves qu’on entendait aussi clairement dans une partie que dans l’autre font une sorte de lien alors que la mélodie se réduit à un fil sonore tenu par le premier violon au suraigu.
C’est ce passage de l’un à l’autre sans préparation sans négociation qui surprend, et étonne, comme des instabilités au bord du gouffre, et puis, sur le ton presque bucolique d’une nature qui semble reprendre la main, une sorte de paysage qui n’est plus le paysage du premier mouvement mais un paysage confusément intérieur avec un jeu des bois à se damner.
Puis de nouveau, rupture de ligne comme si la vie ne se résignait pas, jusqu’à l’éclat, jusqu’à la lumière (timbale, cuivres). Il y a là une sorte de dernier réveil, où Petrenko fait tenir longuement les cordes comme pour tenir la vie. Il y a dans cette vision une sorte de refus obstiné de se laisser entrainer vers le néant mais dont la présence est de plus en plus avérée.
C’est pourquoi on distingue par moments une couleur qui se rapprocherait de plus en plus de l’absence, du neutre, du blanc. Il ne s’agit pas de reproduire quelque chose d’inexpressif, mais simplement d’exprimer le parfum du néant qui s’approche, qu’on sent irrémédiable tout en ne le voulant pas.
De ce dernier mouvement, un des sommets de l’œuvre de Mahler et sans doute le plus bouleversant, l’auditeur ne sait plus où s’accrocher tant chaque phrase apparaît en contraste, dire la vie, et puis la résignation, la force, puis la faiblesse, ou plutôt la force qui lâche, la force dans l’incapacité d’être force, la volonté contrariée. Il y a là l’expression d’un tragique de l’existence, de celui qui dispute « un destin qui n’appartient qu’à lui ».
Le son est affaibli mais toujours effilé, net, distinct. Comme une respiration qui s’interrompt puis qui se réveille, comme des flaques de vies qui émergent, et qui s’étouffent. C’est totalement bouleversant parce que cela coupe littéralement le souffle d’un auditeur contraint de suivre et d’accompagner chaque mouvement jusqu’au silence final jusqu’au seuil d’un au-delà.

Kirill Petrenko et les Berliner Philharmoniker

Nous reviendrons sur cette symphonie après le concert de Lucerne auquel nous assisterons. En essayant de mettre en perspective le Mahler de Petrenko, bien présent et vivant et celui d’Abbado, immortalisé par le souvenir, je ne prétends pas mettre quatre ou cinq étoiles à la manière des jugements imbéciles tels qu’on en voit désormais partout.
Nous avons là deux univers, deux galaxies, deux immensités. L’une désormais fermée, mais dans son ordre absolument inaccessible par l’émotion qu’elle procure et la respiration musicale, l’autre incroyable de précision, à la recherche sans cesse d’une exactitude à poursuivre qui se rapprocherait désespérément du compositeur, à la fois tragique et désespérée. Il y a deux approches immenses incapables de se croiser ou de se rencontrer, et qu’il en soit ainsi est dans l’ordre des choses.
Mais il y a une seule vérité aujourd’hui : pas un seul chef vivant n’offre une Neuvième de Mahler aussi riche, aussi dense, aussi prenante que Kirill Petrenko.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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