Dmitri Chostakovitch (1906–1975)
Concerto pour piano et orchestre n°2 en fa majeur op. 102 (1957)
Créé le 10 mai 1957 au Conservatoire de Moscou

  1. Allegro
  2. Andante
  3. Allegro (attaca)

Bis
Alexander Scriabine (1871–1915)
Poème op. 32/1

Alexander Melnikov, piano

Pause

Gustav Mahler (1860–1911)
Symphonie n°4 en sol majeur (1901)

  1. Bedächtig. Nicht eilen.
  2. In gemächlicher Bewegung. Ohne Hast.
  3. Ruhevoll. (Poco adagio.)
  4. Sehr behaglich.("Wir  genießen die himmlischen Freuden", – soprano solo)

Bis
Richard Strauss (1864–1949)
Morgen op. 27/4

Regula Mühlemann, soprano

Utopia
Teodor Currentzis
, direction musicale

 

Salzbourg, Grosses Festspielhaus, lundi 18 août 2025, 21h

Festival de Salzbourg, Felsenreitschule, 18 août 2025, 20h40.
One Morning Turns Into An Eternity se termine sur les dernières mesures de Der Abschied, conclusion de Das Lied von der Erde de Gustav Mahler. Une partie du public, dont l’auteur de ces lignes, se précipite vers la sortie après les applaudissements d’usage pour courir dans la salle voisine, le Grosses Festspielhaus, où à 21h, Teodor Currentzis et son orchestre Utopia se produisent, dans un programme Chostakovitch-Mahler qui affiche complet. Currentzis à Salzbourg est une star qui garantit les salles pleines et en cette édition, il apparaît dans ce concert et dans une version concertante de Castor et Pollux, de Rameau, qu’il a dirigé au palais Garnier en ce Printemps.
Inutile de barguigner, Teodor Currentzis est un phénomène de la musique classique, par l’audace de ses approches. Ses interprétations du répertoire sont aussi bien couronnées d’un incroyable succès que sujettes à d’âpres discussions. Mais là ne s’arrêtent pas les discussions : grec ayant conclu ses études à Saint Petersburg, il a continué sa carrière en Russie, à Novossibirsk et à Perm, il a fondé l’ensemble
MusicAeterna, volant de succès en succès. Mais après l’invasion de l’Ukraine il a été accusé de profiter de financements de banques russes visées par les sanctions occidentales, d’institutions publiques russes et d’oligarques proches de Poutine et vu plusieurs de ses concerts annulés et sa carrière menacée.
À l’automne 2022, il fonde donc un nouvel orchestre,
Utopia, sur le modèle de MusicAeterna, mais ouvert à des musiciens du monde entier et financé par des privés occidentaux, et qui est en résidence à la Funkhaus de Berlin (l’ancienne radio de la DDR, qui a inspiré le décor du Ring berlinois de Tcherniakov). Avec ce nouvel orchestre, il peut continuer sa carrière et tourner en Europe occidentale. C’est avec lui qu’il se produit cette année à Salzbourg où il n’a jamais cessé de se produire, malgré les polémiques et les attaques. Mais il continue ses activités avec MusicAeterna en Russie et ailleurs (Chine, Espagne, Grèce), qui a pour résidence la Dom Radio de Saint Petersbourg, cousine de la Funkhaus de Berlin…

 

 

Tolérances et intolérances, oukases et hypocrisies…

Avant d’aborder l’essentiel, c’est-à-dire ce concert, je voudrais cependant souligner les indignations à géométrie variable de certains médias ou moralistes de salon face à l’attitude à avoir envers des artistes (dont Teodor Currentzis a fait les frais il y a quelques années) provenant de pays ou travaillant dans des pays dont la politique est contestée. La récente affaire concernant le chef israélien Lahav Shani exclu du Festival des Flandres en Belgique à cause de Gaza est à ce titre emblématique d’attitudes détestables. Les artistes sont porte-drapeaux d’un art, et rien d’autre : c’est pourquoi on les connait et on les considère. Dans la mesure où ils ne prennent pas de positions publiques et nettes, il n’y aucune raison de les accuser de collusion avec tel ou tel régime.
Cela n’empêche pas de saluer un Arturo Toscanini violemment antifasciste, qui finit par émigrer aux USA en 1930, et fonda Lucerne pour répondre à Salzbourg nazifié par l’Anschluss.
Et j’ai une immense admiration pour Daniel Barenboim dont je partage les positions : il a eu le courage d’assumer publiquement ses opinions et surtout de les mettre en pratique par sa Fondation née de sa relation à Edward Said, mais tous n’ont pas la surface d’un Barenboim ni l’envie ou le désir de rentrer dans l’arène et on doit les respecter… Et dans ces affaires, l’hypocrisie qui règne n’est pas nouvelle : Karajan membre du parti nazi a été moins inquiété qu’un Furtwängler qui a sauvé des juifs (dixit Yehudi Menuhin) et on sait aussi combien Chostakovitch qui est toujours resté en URSS a été critiqué en Occident avant enfin d’être reconnu et joué régulièrement.

Alors, aujourd’hui, d’un côté on interdit Gergiev, soutien déclaré de Poutine, et on a accusé Netrebko ou Currentzis, moins exposés, mais d’un autre côté les théâtres emploient un nombre impressionnant de chanteurs russes sans lesquels ils ne pourraient pas fonctionner, parce que la Russie, Poutine ou non, reste un incroyable creuset de talents.
Il faudrait se souvenir de Wieland Wagner qui, jusqu’alors docile héritier de la tradition-Winifred, découvrit l’art moderne honni des nazis lorsqu’il était réfugié avec sa famille au bord du lac de Constance après la deuxième guerre mondiale, et dès lors évolua fortement dans la réflexion qu’il mena sur les fondements du nouveau Bayreuth (… tout en barrant la route à sa sœur Friedelind, partie aux USA dès 1935…) .
Et justement, au tout début du Neues Bayreuth, il érigea en loi « Hier gilt's der Kunst »/ici c’est d’art qu’il s’agit pour éviter les polémiques lors des premières productions après 1951, et notamment invita des chanteurs juifs comme Regina Resnik dès les premières années (Ring 1953).
Effectivement, c’est d’art qu’il doit s’agir.

Les conflits du monde et les risques encourus partout sont trop grands, les clivages trop marqués – merci les réseaux sociaux- pour ne pas laisser hors du coup les salles de concert, de théâtre et d’opéra qui se chargent d’une autre manière de dire les conflits humains. Il faut surtout éviter de cibler les artistes (et pas seulement eux) pour leur nationalité ou leur origine.
La musique et l’art n’ont pas de drapeau, même si certains veulent en planter à toutes forces (vous savez, les fadaises sur « l’identité »).
Le seul drapeau qui m’intéresse, c’est celui de la qualité.

Teodor Currentzis est grec, il a étudié en Russie et c’est la Russie qui lui a offert toutes les opportunités qui ont lancé sa carrière. Peut-on légitimement lui reprocher d’en être reconnaissant à son pays d’accueil devenu son pays d’adoption ? Qui t’a fait Roi ?
Au-delà de toutes les polémiques faciles et du moralisme des vertueux en chambre, qu’on verra courir à la soupe quand les cliques populisto-fascistes seront au pouvoir, je pense que son silence peut se comprendre, et qu’en fondant Utopia pour faire taire les critiques et pouvoir continuer à travailler en « Occident » tout en continuant en Russie avec musicAeterna pour rester fidèle à ceux qui l’ont soutenu dès les origines, il a choisi la meilleure des voies au vu de la situation actuelle, en deçà et au-delà des aires d’influence des uns et des autres. Personne n’est dupe des motivations réelles, mais ainsi les « apparences » sont sauves. C’est au fond ce que voulait notre société qui aime tant les images pieuses.
Et les polémiques autour de lui se sont atténuées, d’autant que la qualité d’Utopia est indiscutable et que l’on peut difficilement se passer d’une figure comme Currentzis.
Une dernière constatation plus positive :  qu’une fois encore Berlin ait été choisie comme résidence de l’orchestre, – elle est aussi le siège de la Fondation Daniel Barenboim (« The Daniel Barenboim Stiftung supports transcultural dialogue through music education and concerts »), de l’Académie Barenboim-Said et du West-Eastern Diwan Orchestra. Que Berlin  soit le carrefour de ces circulations artistiques, où cohabitent tant d’artistes en exil ou en délicatesse ou non avec leur pays d’origine, montre en même temps quelle valeur a retrouvé cette ville, l’une des plus ouvertes au monde, l’une des plus humanistes, et en même temps l’une des plus blessées par l’histoire. Utopie…

Le programme

Alexander Melnikov Piano, Utopia, Teodor Currentzis 

Curieusement ce programme affiche deux compositeurs qui chacun furent victimes de leur talent et de leur art dans leur pays : Mahler bien que converti au catholicisme fut victime d’antisémitisme et sa musique interdite sous le Troisième Reich et Chostakovitch qui sans cesse dut tenir compte du régime soviétique, et qui déchaina l’ire de Staline au moment de l’affaire de Lady Macbeth de Mzensk, faillit être victime des purges. Sa vie faite de navigation au plus près en tenant compte des aléas de la situation locale lui valut d’être accusé de complaisance par certains en Occident si bien qu’il n’est vraiment entré au répertoire régulier des concerts que tardivement. Tutto il mondo è paese, disent les italiens…(= c’est partout la même chanson…)
Les deux sont réunis ce soir, avec les liens artistiques bien connus du second envers le premier, transcendant évidemment toutes les frontières et les idéologies, comme il se doit.
Currentzis qui a débuté comme chef d’orchestre « HIP » fortement investi dans le répertoire baroque y a acquis sa réputation mais aussi conquis le public par l’élargissement de son répertoire, où désormais Mahler et Chostakovitch tiennent une place de choix.
À la manière des orchestres du XVIIIe, ses orchestres jouent le répertoire symphonique debout, ce qui change évidemment le son, les attaques, aussi bien pour les cordes que pour les bois, en renforçant la vigueur, les contrastes et les effets sonores, mais aussi le côté « spectaculaire » du concert. Currentzis est un showman.

La folie Chostakovitch

Pour le concerto n°2 pour piano de Chostakovitch, l’orchestre est disposé « à l’ordinaire ». autour du soliste.
Le concerto pour piano n°2 de Chostakovitch en fa majeur op.102 est assez singulier dans la production de Chostakovitch, à cause de la gaieté et de la vigueur juvénile qu’il transmet. Non que Chostakovitch n’ait pas composé quelques pièces souriantes ou légères, on en connaît, mais en général ce sont plutôt des petites formes, les plus grandes formes vont du grandiloquent au tragique, en passant par le sarcastique (on pense à son opéra Le Nez, d’après Gogol).
Ce concerto est dédié (pour ses dix-neuf ans) à son fils Maxim qui l’a d’ailleurs créé, et est conçu comme une sorte de leçon de virtuosité pianistique pour obliger son fils à s’y coller. Il est probable aussi que la joie inhérente à cette musique d’une incroyable vigueur, soit aussi une manière d’exprimer une libération artistique que la mort de Staline quatre ans plus tôt et surtout le XXe congrès de février 1956 qui officialise la déstalinisation ont permise. L’œuvre est tellement joyeuse que même la firme Disney en a choisi des extraits pour Fantasia 2000
Si l’on considère ce concerto comme une amicale « leçon de piano » à Maxim, – et d’ailleurs le dernier mouvement contient des citations textuelles des célèbres exercices techniques de Hanon -, comment ne pas non plus considérer entre les deux vertigineux mouvements qui ouvrent et ferment le concerto, l’andante central, plus intérieur, plus mélancolique allusion au romantisme d’un Rachmaninov qui aurait pu signer cette musique, et là, Chostakovitch se réfère à l’histoire de la musique russe « classique » et au dernier représentant du romantisme, qui s’exila aux USA après la révolution de 1917. Ce clin d’œil ironique ou non, n’est pas non plus dépourvu d’intérêt.

Alexander Melnikov (Piano), Utopia, Teodor Currentzis (direction)

Le soliste Alexander Melnikov, se présente avec une raideur et un costume gris qu’on pourrait facilement assimiler à un fantôme sorti d’un quelconque Politburo, face à un Currentzis dont on connaît le goût pour les tenues non conventionnelles, même s’il s’est assagi. L’arrivée des deux ensemble paraît presque caricaturale en termes d’image. Mais dès que Melnikov s’assoit au piano, c’est la fantaisie, l’imagination, la virtuosité qui s’emparent du clavier, loin de tous les politburos du monde à moins qu’ils ne soient devenus fous et sympathiques… La pièce est redoutable pour le soliste qui est sans cesse sollicité, et qui doit aussi sans cesse diviser son attention entre un orchestre omniprésent et fabuleux d’ironie, de force, de vitalité en des jeux d’échanges qui virent au tourbillon insensé. Les couleurs fusent de l’orchestre et trouvent leur réponse sous les doigts incroyablement mobiles et ductiles du soliste, dans un ballet étourdissant. Dans cette folle entreprise, Melnikov réussit néanmoins à rester nuancé, à soigner la couleur d’une manière qui laisse bouche bée. Le mouvement lent, andante, joué à l’orchestre sans vibrato par les cordes donne une couleur plus sobre et le soliste adapte son toucher avec une incroyable délicatesse. C’est un moment suspendu, presque diaphane, d’une suavité inouïe, où on lit presque une respiration extatique, un paysage qui s’élargit, une sorte d’enchantement presque affectueux, entre les deux mouvements fous.
C’est justement cette rupture entre l’andante apaisé et apaisant et l’humour ravageur du dernier mouvement que Chostakovitch a voulu en quelque sorte. Il s’agit de mettre son fils au pied du mur (il dira d’ailleurs que les exercices de Hanon ont été insérés parce que c’était le seul moyen de le contraindre). Relevant tous les défis avec un engagement, une joie rageuse, et un vrai sourire, Alexandre Melnikov y est tout simplement ahurissant.
Ce qui étonne et émerveille c’est aussi la complète osmose, le tissage total de l’orchestre fait d’un kaleidoscope de timbres et les folies du soliste. Il en résulte une fin vertigineuse, au-delà de tout ce qui pouvait être imaginé, qui provoque une explosion du public à la dernière note.
En bis un Scriabine qui nous dit aussi combien Melnikov sait dessiner un univers en peu de notes, par un jeu délicat de toucher, et la brève pièce est une autre source d’émerveillement.

Mahler ailleurs
L’enregistrement de la Sixième symphonie avec musicAeterna fit du bruit et circule un enregistrement vidéo de la cinquième. Avec Utopia, il vient de la proposer l’automne 2024 au cours d’une série de concerts et il vient d’enregistrer avec Utopia la quatrième en avril dernier, qu’il tourne avec l’orchestre depuis. C’est dans ce cadre qu’elle est proposée à Salzbourg.
Depuis quelques mois, Currentzis tourne avec la quatrième de Mahler, après avoir exécuté la cinquième et la sixième. Et son interprétation marque un authentique moment de bascule vers une autre vision, un autre univers.
Je ne fais pas partie de la « secte Currentzis », j’ai toujours considéré avec circonspection sa manière quelquefois excessive d’aborder les œuvres, de diriger en se baladant dans l’orchestre etc… Tout ce qui est excessif est insignifiant, disait Talleyrand. Nous laisserons donc de côté des excès que ce concert n’a pas montré par ailleurs.
Il y a souvent chez Currentzis une part de show, y compris dans quelques déclarations tonitruantes…  Même si Teodor (Θεόδωρος/Theodoros) signifie don de Dieu, je ne crois pas au Ciel ni à ses dons. Toutefois, quand une interprétation impose à ce point sa force et sa nouveauté, il faut le reconnaître et c’est le cas ce soir.
Une fois de plus, il ne faut pas jouer aux comparaisons : c’est peut-être valide au disque, mais pas en salle. Mahler est aujourd’hui joué partout, presque tout le temps, il est devenu le compositeur par lequel les jeunes chefs s’affirment sans toujours avoir affronté Mozart ou Beethoven. La culture musicale de Currentzis est à l’opposé. Il a commencé là où d’autres n’osent plus pénétrer. Et il aborde Mahler pas à pas, avec une vraie lecture musicale incroyablement détaillée de la partition, pas un défilé de notes accompagné de gestes démonstratifs.

Utopia, Teodor Currentzis 

En 1910, avant que la Neuvième ne soit terminée, Bruno Walter considérait le parcours symphonique de Mahler en deux périodes, de la Première à la Quatrième et de la Cinquième à la Huitième, et il considérait la Quatrième comme un sommet, celui où s’exprime au mieux le désir de « transcender l’existence terrestre ».
On sait que la Quatrième symphonie est profondément liée à la Troisième pour laquelle d’ailleurs le Lied final « Das himmlische Leben » (composé en 1892) était initialement prévu. La Troisième était conçue comme « rêve d’un matin d’été », révélation d’une existence par la nature. La Quatrième tisse ensemble les thèmes de l’enfance et de la mort (Le Lied final » Das himmlische Leben » répondait à une autre Lied « Das Irdische Leben » composé à la même période qui raconte comment un enfant meurt de faim avant la récolte (« Mutter, ach Mutter ! es hungert mich»/Mère, ah mère, j’ai faim…) Himmlisch (céleste) indiquant d’une manière naïve la vie au Ciel. Un des caractères de la Quatrième est un retour à un effectif orchestral « normal », et un ton qui fait référence notamment au premier mouvement, au monde de l’enfance
L’auditeur habitué à des interprétations de Currentzis contrastées, extrêmes, jouant sur les chocs sera sans doute ici pris à revers, tant ici ce qui est privilégié n’est jamais le choc, mais la recherche permanente d’un jeu infini de couleurs, en suivant scrupuleusement les indications de la partition, menées à chaque fois jusqu’au bout du possible, mais en même temps usant sans cesse du rubato pour tout pacifier, atténuer, par des jeux des volumes, jamais tonitruants, mettant en valeur la base de ce premier mouvement qui est l’expression des bois (la flûte !!) et leur relais dans les cordes, délicates, jamais appuyées, avec un jeu concerté des délicatesses. Avec un tempo plutôt lent, on a rarement perçu une telle palette de nuances ; la station debout permet d’ailleurs aux bois d’en jouer de manière évidente. On entend des réminiscences schubertiennes mais aussi Mozart ou Haydn tant tout cela sonne aussi « XVIIIe », il y a derrière toute un flux culturel de références au style pastoral, et en même temps des pointes d’ironie et des jeux musicaux que l’orchestre explore avec une incroyable limpidité, même dans la deuxième partie où les lignes semblent se brouiller en un écheveau plus complexe. Tous les niveaux sont perceptibles, cordes graves, rythmes en sourdine, réapparition du thème initial, avec ses variations légèrement moins souriantes : il y a là un ensemble qui respire, qui fait musique sans jamais donner dans l’exagéré ou le pathos. Une ronde éperdue des timbres. On en reste émerveillé.

Le deuxième mouvement (« in gemächlicher Bewegung, ohne Hast » / en mouvement tranquille, sans hâte) est une douce danse macabre en forme de scherzo. L’ouverture aux cuivres fait rapidement place à ce qui caractérise ce mouvement, à savoir la présence du violon solo accordé un ton au-dessus – si bien qu’il y a une sorte d’effet de « désaccordé »- qui donne immédiatement cet aspect grinçant et vaguement grotesque qu’on connaît si bien chez Mahler. Mais ici le rythme reste sans cesse très serré pour garder cet aspect dansant et fluide qui court tout le mouvement avec son allusion au Ländler. C’est ici un système d’écho qui se tisse avec des souvenirs du premier mouvement, des cordes d’une légèreté ineffable et en même temps des traits acérés. L’impression est nette que l’orchestre nous tient un discours qui mêle l’émerveillement et la distance, des moments où l’on se laisse aller à la voix de la nature et où l’on danse avec elle. Cette impression de discours, d’un langage qui cherche à communiquer entre des moments où la poésie se laisse totalement aller et nous entraîne et ceux où par un jeu de pizzicati ou de harpes, fait percevoir autre chose, un peu plus inquiétant et produit un effet de balance qui emporte et étreint. Dans une fluidité incroyable se mélangent à la fois des thèmes idylliques d’une stupéfiante délicatesse qui vous laissent au bord des larmes et des moments qui créent une espèce de tension souterraine. C’est un univers étonnant qui s’impose à nous. Il y a bien longtemps que Mahler ne nous avait pas ainsi parlé…

Suit le troisième mouvement « Ruhevoll » (plein de calme) un des moments les plus extatiques de la production mahlérienne, que lui-même définissait comme « le plus grand mélange de couleurs jamais vu ». On se souviendra de ce début aux cordes si légères, à peine perceptibles, émergeant du silence, dans une discrétion inouïe et en même temps scandées par les pizzicati des contrebasses presque comme un glas. C’est un moment prodigieux d’émotion contenue, qui provoque chez l’auditeur une concentration extrême qui ne le quittera pas jusqu’à la fin du mouvement. Le relais repris par le hautbois crée une mélancolie indicible. La légèreté même de l’ensemble, le son presque diaphane sont stupéfiants : a‑t‑on déjà entendu cela ainsi, avec cette délicatesse, avec cette fragilité, Et toujours ces contrebasses obsessionnelles… Il y a comme une atmosphère de drame en sourdine et en même temps une sorte de merveille sonore qui nous aimante jusqu’au moment où les notes semblent se déliter à la limite de la dissonance… La tension et le ravissement se tissent et créent une sorte d’addiction. On entend l’idylle, on entend l’enfance, on entend la nature, et on entend la fin : on entend le drame et la douceur sans jamais pouvoir démêler le tout dans un ensemble instrumental d’une telle limpidité qui ne laisse en jachère aucun recoin de la partition. On comprend l’expression de Mahler « le plus grand mélange de couleurs jamais vu » car l’impression est ici que c’en est l’exacte traduction, avec ses contradictions qui laissent l’auteur entre charme indicible, inquiétude et tension. Il y a un souci scrupuleux des effets produits, et sans que jamais on ait l’impression d’effets, mais d’une langue transparente, qui coule presque naturelle, même un tourbillon sonore dissonant semble prendre la main mais pour subitement laisser réapparaître les couleurs idylliques. La concentration, l’intensité sont telles qu’à la fin lorsque le son semble s’éteindre, l’explosion de l’orchestre, lumineuse, éclatante, prend aux tripes alors qu’immédiatement le mouvement s’éteint ensuite très doucement en une retenue sonore qui n’est pas sans rappeler le dernier mouvement de la Neuvième, en un pianissimo imperceptible scandé par les harpes et les son des cordes qui s’amenuise jusqu’à l’inaudible.

Regula Mühlemann Soprano

Justement sans transition après cette fin qui semble une sorte de mort apaisée, l’orchestre attaque le Lied, avec sa couleur enfantine et joyeuse. Mahler aurait aimé qu’il fût chanté par un enfant, c’est ici Regula Mühlemann qui le chante une évidence qui ravit. Composé en 1892 pour le cycle Des Knaben Wunderhorn, ce Lied ne demande aucun effet, aucun maniérisme, et au contraire, il doit faire écho naturellement au début du premier mouvement. L’orchestre est lui aussi d’une lumineuse transparence, et un tempo très retenu laissant la voix de la soliste s’épanouir. Il y a là une joie de chanter et un naturel qui rendent ce moment souriant, après les tensions émotionnelles qui ont précédé. L’orchestre est en dialogue avec la soliste en une telle osmose que tout se répond avec une précision redoutable, mais qui apparaît être comme une source de fraicheur et d’évidence, sans une once de démonstration, sans un moment où la voix est poussée, où tout paraît si simple et si évident, avec un merveilleux dernier vers où la voix semble tomber, tandis que le pizzicato aux cordes graves scande la fin, avec ce silence suspendu qui signe l’émotion du moment.

Un moment exceptionnel que Regula Mühlemann poursuit par un bis Straussien (« Morgen ») parfaitement en phase avec l’ambiance extatique de la soirée.

Ce fut un concert en tous points exceptionnel, par l’ambiance, par l’incroyable virtuosité de tous les participants, avec un Chostakovitch étourdissant, plein de sève, d’humour, de jeunesse, de vitalité et un Mahler aux mille couleurs, aux mille trouvailles, bouleversant quelquefois qui nous a transportés ailleurs, sur une planète toujours neuve et toujours à explorer, la planète Musique.

Regula Mühlemann Soprano, Utopia, Teodor Currentzis 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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