Robert Schumann (1810–1856)
Ouverture zum Dramatischen Gedicht Manfred op. 115 (1848)
(Ouverture pour le poème dramatique Manfred)
Rasch – Langsam- Im leidenschaftlichem Tempo – Langsam (Tempo wie zu Anfang)

Bernd Alois Zimmermann (1918–1970)
Concerto pour hautbois et petit orchestre (1952)

  • Hommage à Stravinsky, allegro con brio
  • Sostenuro molto. Quasi Improvvisando
  • Vivace

Albrecht Mayer, hautbois

Johannes Brahms (1822–1897)
Symphonie n°1 en ut mineur op.68 (1862–70)

  • Un poco sostenuto – Allegro – meno Allegro
  • Andante sostenuto
  • Un poco allegretto e grazioso
  • Adagio – Più andante – Allegro non troppo ma con brio –Più allegro

Berliner Philharmoniker
Kirill Petrenko
, direction

Lucerne, KKL, mardi 2 septembre 2025, 19h30

Le programme de ce concert semble un peu hétéroclite, mêlant le concerto pour hautbois de Zimmermann à deux œuvres du grand répertoire du XIXe. Et pourtant il y a un fil rouge inattendu qui lie à la fois les deux interprètes, et tout ou partie du programme. Ce fil rouge, c’est un lieu : Meiningen, cette petite cité du sud de la Thuringe qui était au XIXe un grand centre musical sous l’impulsion de son souverain, et dont l’orchestre, la Meininger Hofkapelle, a eu comme directeurs musicaux entre autres rien moins que Hans von Bülow, Richard Strauss, Max Reger et il y a un peu plus de deux décennies, un certain Kirill Petrenko qui y dirigea entre autres un Ring de Wagner qui le signala au monde musical. 

C’est à Meiningen que fut créée la quatrième symphonie de Brahms qui y était un invité fréquent au point d’y avoir une sorte de Festival, et c’est à Meiningen qu’Albrecht Mayer fut appelé par Kirill Petrenko alors « Chefdirigent » pour interpréter le Concerto pour hautbois et petit orchestre de Bernd Alois Zimmermann…
Il s’en est donc passé des choses à Meiningen dont le théâtre récemment restauré reste un lieu emblématique de ces petites cours allemandes qui firent la musique depuis le XVIIIe siècle. C’est donc un programme « en réseau » Schumann-Brahms d’un côté et Zimmermann-Mayer-Petrenko qu’ont offert Kirill Petrenko et les Berliner Philharmoniker en ouverture de saison à Berlin et qu’ils offrent seulement à Lucerne pour leur traditionnelle tournée de fin d’été.

 

 

Quelques remarques liminaires

On a tout intérêt à écouter ce concert sur Digital Concert Hall (Abonnement ou paiement d’une somme modique pour le seul concert), mais on a tout iintérêt aussi à écouter (gratuitement avec sous-titrage en anglais) d’une part la conversation de l’altiste Walter Küssner avec son collègue Albrecht Mayer , et d’autre part celle que Küssner mène avec Kirill Petrenko où le chef dévoile plus que de coutume les principes qui éclairent sa manière de diriger. Ce sont deux moments exceptionnels, où le mélomane apprend beaucoup et qui une fois de plus démentent avec éclat les assertions imbéciles des ignorants qui disaient que Petrenko était arrivé aux Berliner sans répertoire symphonique…

Petrenko y souligne notamment le lien que Brahms avait avec Meiningen, mais aussi et surtout comment s’y est révélée la tradition interprétative des origines, avec la présence de partitions annotées par Hans von Bülow ou Max Reger, sur lesquelles l’orchestre local (la Meininger Hofkapelle) a travaillé très longtemps et qui maintenant sont aux archives. Dans l’interview, Petrenko développe notamment des questions lancinantes comme celle des tempi, mais aussi comment il tient à cette approche historiquement informée qui lui fait se plonger dans les vieilles cires, – il cite par exemple Hermann Abendroth- ou dans les partitions annotées des origines. Il signale par exemple comment il est allé à Mannheim consulter des partitions d’archives de la 1ère symphonie parce que Brahms lui-même y avait dirigé son œuvre. Et comme souvent, il y constate des gauchissements de la tradition interprétative, des surprises dans les annotations qu’on a peu à peu transformées, si bien que l’oreille quelquefois s’est accoutumée à écouter des versions assez éloignées des volontés affichés des compositeurs à l’origine.
C’est évidemment ce qui rend son approche souvent inattendue voire déroutante, et toujours passionnante.
Ce programme singulier, il l’a repris partiellement les 17, 18 et 19 Septembre à l’occasion de la MusikfestBerlin, en substituant à l’ouverture pour Manfred une pièce de Pascal Dusapin, “Exeo”, Solo n°5 pour orchestre, créée en 2003 pour le BRSO. La Musikfest Berlin promeut en effet la présence de musiques du XXe siècle ou contemporaines dans les programmes de la plupart des concerts.

 

Il y a entre Manfred et la première symphonie de Brahms des liens ouverts et cachés. On connaît les liens de Brahms et la famille Schumann, dont il fait la connaissance en 1853, un an après la création de l’ouverture pour Manfred à Leipzig et de l’œuvre entière à Weimar sous la direction de Liszt et quelques mois avant l’internement de Robert Schumann. Il va soutenir de manière continue les Schumann, il sera parrain de leur fils Félix et d’un autre côté, Clara Schumann soutiendra sa musique dans tous les concerts qu’elle donnera. Une relation très forte s’établit entre eux, c’est bien connu, et Clara, de 14 ans son ainée, fut un amour indéfectible pour Brahms.
Petrenko signale des échos (au hautbois) du thème d’Astarte (la femme aimée de Manfred, sa sœur, qu’il tua et qui fut l’origine de son sentiment de culpabilité) dans le premier mouvement de la première symphonie, comme si d’une certaine manière Brahms superposait l’amour de Manfred pour Astarte à son propre sentiment pour Clara. Par ailleurs, Brahms utilise un thème de Tristan (dont il a assurément entendu les répétitions à Vienne avant que l’on n’y renonce à la première), malgré sa relation contrastée à Wagner (comme d’ailleurs Schumann à qui Wagner avait proposé ses services pour clarifier la dramaturgie de sa Genoveva), Petrenko note d’ailleurs que la première symphonie a été créée en 1876, l’année du Ring de Bayreuth, et que les quatre symphonies de Brahms furent considérées par certains comme une « Tétralogie »…
Ainsi se tisse la logique d’un programme qui lie à la fois des thématiques et des souvenirs personnels de carrière, autour de ses années à Meiningen, qui fut son premier poste et une méthode de travail qu’on commence à mieux connaître, soucieuse de travailler les éléments biographiques des compositeurs, soucieuse surtout des traces qu’on a des exécutions des origines. Ainsi le but de Petrenko n’est pas en priorité de chercher dans la partition des moments d’émotion à communiquer, une expression de la sensibilité du compositeur des couleurs à rechercher ou l’expression de son moi profond qu’il exprimerait à travers ses interprétations mais d’abord une recherche d’exactitude, une volonté d’être au plus près de ce que le compositeur a écrit, et de la manière dont il l’a expliqué et dont il a été joué lors des premières exécutions. Petrenko est le contraire d’un histrion de la baguette, d’un moi c’est moi en mouvement sur le podium :  sa place rêvée est d’être caché derrière la partition…
C’est une démarche comme on dit, qui se veut « historiquement informée » et en ce sens Petrenko fait partie d’une génération « d’après Harnoncourt ». Souvenons-nous que même Abbado, d’une génération bien antérieure, avait complètement revu son interprétation de Beethoven au début des années 2000, et que sa dernière intégrale Beethoven avec les Berliner enregistrée lors de concerts de Rome ou de Vienne est nourrie des apports d’Harnoncourt, très différente de celle enregistrée (toujours avec Berlin) à la toute fin des années 1990, antérieure de quelques années à peine.
Sur Brahms nous sommes aux antipodes d’un Abbado, qui est dans son ordre un sommet, ou d’un Giulini, autre magicien. Et c’est parce que nous sommes dans un autre ordre qu’il faut considérer ces lectures autrement et ne pas y rechercher les mêmes clés ou les mêmes « émotions ».
C’est aussi cette volonté d’approche « historiquement informée » qui explique peut-être la familiarité et le goût de Petrenko pour le répertoire du XXe siècle, parce que l’interprétation originelle en est plus aisément saisissable à cause des traces sonores directes qu’on en a (Radio, disque etc…) et puis, la musique du XXe est souvent « tragique » , celle de Chostakovitch par exemple, et Petrenko, j’ai essayé de le souligner plusieurs fois, est moins « romantique » que « tragique » y compris dans sa recherche presque désespérée d’une exactitude qui collerait à l’origine.
En fait, Petrenko rêve peut-être plus d’être un « traducteur » qui serait objectif qu’un interprète ou qu’un exégète, car on sait que l’exégèse est d’abord interprétation. Mais ce rêve est lui-même tragique, parce que tout est forcément interprétation, l’analyse, même celle qu’on croit la plus précise et la plus froide, a toujours une part de l’intime, une part de soi. Seul le texte est un donné, jamais sa lecture.

Il y a peut-être moins d’émotion directe à l’audition d’un concert de Petrenko qu’à un concert d’Abbado (c’est ma référence personnelle, on pourrait citer d’autres chefs), mais un concert de Petrenko est toujours émouvant dans ce qu’il traduit d’une recherche désespérée du « juste », et dans l’aporie qu’elle représente. Telle la flèche de Zénon, elle n’atteint jamais son but, ce en quoi elle est tragique. C’est aussi pourquoi à l’instar des plus grands, Petrenko ne s’arrête jamais d’aller plus loin, de reculer les limites du possible (et d’essayer d’y entrainer son orchestre) et il est passionnant d’observer l’évolution de son parcours.

Concerto pour hautbois et petit orchestre, de Bernd Alois Zimmermann

Albrecht Mayer_ @ Patrick Hurlimann / Lucerne festival

Aussi le concerto pour hautbois de Zimmermann montre-t-il une familiarité de longue date de Petrenko avec l’œuvre et le compositeur. On se souvient de son extraordinaire interprétation de Die Soldaten à Munich (dont nous avons rendu compte) et il aborde ce concerto avec une double gourmandise, celle de travailler sur un compositeur aimé qu’il considère comme l’un des plus grands sinon le plus grand des compositeurs allemands d’après 1945, et celle de partager l’exécution avec Albrecht Mayer, l’un des immenses solistes des berlinois. Le concerto pour hautbois a été donné trois fois par les Berliner, en 1972, en 1991 et en cette ouverture de saison.
La partition de Zimmermann est à la fois raffinée et virtuose. Créée en 1952 au Festival de Donaueschingen, sous la direction de Hans Rosbaud à qui elle est dédiée, l’œuvre a un côté éclectique dans la mesure où elle joue sur le dodécaphonisme, avec un tissu subtil vers un répertoire plus classique dans la mesure où le premier mouvement s’intitule ouvertement « Hommage à Stravinsky » avec notamment des citations directes de la Symphonie en ut et des accents de musique russe bien identifiables. Zimmermann est difficilement classable dans les compositeurs du XXe, se plaçant sous l’ombre tutélaire d’un Schönberg et d’un Stravinsky, et jouant notamment dans ce concerto sur le dodécaphonisme et le néoclassicisme d’un Stravinsky en une sorte de brillant paradoxe. Et la forme même du concerto pour instrument soliste ne séduit pas vraiment les grands noms de la composition contemporaine (Boulez, ou Messiaen par exemple). Alors Zimmermann s’amuse d’être à la croisée des écoles et des débats divers qui ont émaillé le XXe et notamment Darmstadt dans les années 1950 et le fait savoir ici, profitant de la virtuosité de l’instrument pour badiner…

Kirill Petrenko Albrecht Mayer, Berliner Philharminker @ Patrick Hurlimann / Lucerne festival

Il y a ici entre orchestre et soliste une véritable osmose (le soliste est l’un des leur) et la partition est une réserve inépuisable de raffinements, en plus de la virtuosité déjà évoquée qui pousse l’instrument soliste aux limites (la cadence finale est étourdissante), mais presque en contraste avec le reste du programme. C’est une sorte de défi, de danse vitale totalement étourdissante, presque sauvage, presque païenne. Il règne là une sorte de légèreté d’une mobilité folle, avec des sauts de registres qui laissent rêveurs qu’Albrecht Mayer traverse avec une sorte de facilité affichée déconcertante, de joie de vivre qui est joie de jouer, sans aucune brutalité, sans aucun choc, avec une suavité et une douceur intrinsèque (pour une musique réputée « dure ») qui rendait l’exécution certes virtuose, mais pas spectaculaire, avec en plus quelque chose d’intime, de profondément humain (magnifique deuxième mouvement, presque éthéré) que le dialogue avec l’orchestre (plus ironique ou sarcastique que le soliste en un contraste très séduisant) rendait encore plus coloré, et expressif. Le finale, vivace est un tourbillon de sonorités contrastées en une sorte de danse folle dont Mayer se joue.
Une joie de jouer et de faire de la musique ensemble qui entre Schumann et Brahms était une sorte de respiration et en même temps un éblouissement lumineux, et qui marquait aussi un dialogue musical intense entre deux personnalités immenses de l’exécution musicale aujourd’hui, qui se retrouvaient autour d’une œuvre qui les avaient fait se rencontrer deux décennies plus tôt. Il y a là encore un échange intense, un dialogue intellectuel et musical, et un discours interne intime qui a quelque chose d’émouvant qui confirme qu’il n’y a pas d’art dans l’abstraction, mais que l’art est profondément tissé avec la vie et avec le monde.
En bis, Bach (Sinfonia qui ouvre la cantate BWV 20 ) en dialogue avec Noah Bendix-Balgley, qui était le Konzermeister de la soirée.

 

La première symphonie en ut mineur op.68 de Brahms

On sait combien la gestation de la symphonie n°1 de Brahms fut longue et difficile, entre 1862 et 1876, mais avec des esquisses au milieu des années 1850 : il s’agissait de se libérer de l’ombre portée qui était derrière tout compositeur de symphonies au XIXe, Beethoven. Wagner ne disait-il pas qu’après Beethoven on ne pouvait plus écrire de symphonies. Et de fait, le dernier mouvement est un rappel clair et assumé de la Neuvième de Beethoven.

Comme toujours les gestations des exécutions de Petrenko se lisent dans les programmes qu’il rode avec les rares orchestres qu’il dirige en dehors des berlinois, ici Santa Cecilia en juin dernier, dont nous avons rendu compte dans ce site. Comment aller de l’obscurité à la lumière, comment se libérer de Beethoven et comment affirmer un style, voilà les questions posées par une œuvre que Petrenko aborde avec les principes énoncés plus haut.

Comme toujours nous frappe une mise en place sonore impressionnante, perceptible dès le premier mouvement. Petrenko ne voue pas un culte au son pour le son, il n’a aucune complaisance pour une beauté sonore qui vous énivrerait. Il le dit lui-même : la musique est un discours, elle parle, elle est phrase, elle est texte ; d’ailleurs Brahms disait à Clara Schumann que là où il ne trouvait plus les mots dans les lettres qu’il lui écrivait, alors sa musique prenait le relais. Il y a donc dans l’approche de Petrenko un soin donné à l’articulation, à l’expressivité d’un discours, ce qui explique aussi ces silences longs, ces chocs, ces heurts ou ces contrastes qui ne sont pas des effets de manche, mais une manière de mimer les accidents et les mouvements de la parole. Certes, il ne peut faire abstraction de la tradition de l’orchestre, de la longue histoire de l’interprétation des symphonies de Brahms qui font partie de leur répertoire, voire de leur ADN, même si Brahms ne les a jamais dirigés, mais il ajoute sa pierre à l’édifice, quelques strates à leur histoire longue passée notamment par Furtwängler, Karajan et Abbado, trois lecteurs de Brahms, trois univers. Et Petrenko en est un quatrième…

Quelques jours avant la première exécution le 4 novembre 1876 à Karlsruhe, Brahms intervint pour de menues corrections sur le manuscrit des deux mouvements centraux, voilà qui montre, même après presque deux décennies de gestation, l’enjeu que pouvait représenter pour Brahms cette première incursion dans le monde de la symphonie, qui était une sorte de bâton de maréchal d’un compositeur, alors que Brahms était déjà connu, et plus que quadragénaire.
Pour un compositeur de cette époque, face à la « musique de l’avenir » de Wagner qui venait d’exploser définitivement avec l’inauguration du Festival de Bayreuth quelques mois auparavant avec la moitié (ou plus) de la planète musicale mondiale, il fallait au compositeur Brahms (qui n’alla jamais à Bayreuth…) montrer comment il agençait les mouvements entre eux, et avec quelle originalité il allait tisser tradition (Beethoven…) et modernité. Il fallait impressionner et ce fut le cas. Hanslick au moment du triomphe viennois en décembre 1876 parla avec enthousiasme de « complexité inouïe ».
Petrenko dans sa lecture montre à la fois complexité et originalité. Il va notamment clairement souligner le rôle des deux mouvements principaux, le premier et le dernier, marquants par leur développement, tandis que les deux mouvements centraux, l’andante sostenuto intimiste notamment par la voix tendre du violon solo et un allegretto très original qui est une sorte de danse syncrétique qui mêlerait presque le menuet et le Ländler. Cette « dixième symphonie » de Beethoven selon l’expression de Hans von Bülow n’a rien à voir avec une imitation, mais la certitude qu’on tenait là un univers symphonique original digne de prolonger celui de Beethoven et non de le copier.

Ce qui caractérise le premier mouvement de Petrenko, c’est la vigueur, et une forte tension (timbales initiales) une obscurité aussi (on pense à Manfred dont le thème d’Astarte est repris par le hautbois ici), souligné par les contrebasses proprement renversantes, tapis sonore qui colore l’ensemble de manière décisive. L’enchainement avec les bois allège et fait contraste, avec le magnifique hautbois de Jonathan Kelly qui s’abime ensuite dans le silence, quand de nouveau la timbale retentit reprenant le fil dramatique. Petrenko par les enchainements, le jeu sur les volumes et les rythmes, la présence en sourdine des contrebasses, la brutalité des timbales, le sens des syncopes, ne relâche jamais la tension, et même maintient avec une incroyable clarté l’alchimie brahmsienne. Chaque moment d’apaisement est à peine esquissé qu’une urgence réapparaît, ne laissant jamais de répit. Paysage comme en fusion, non pas une explosion volcanique, mais comme quelque chose de souterrain, comme une force sous-jacente qui vous entraîne, du magma qui ne demande qu’à se glisser dans toutes les fissures. Avec un contrôle des accélérations, qui semblent des vagues qui vous heurtent et vous lâchent, pour revenir, il crée un vrai sentiment d’angoisse. La clarté de l’approche fait voir la complexité de la composition, la fluidité du discours et ses scansions rythmiques produisent un résultat sonore inattendu qui secoue physiquement, laissant l’auditeur comme interdit à la fin du mouvement qui s’éteint.

Le deuxième mouvement (andante sostenuto) en mi majeur est l’un des sommets de la soirée. Après les tensions, une sorte d’apaisement presque liederiste, au seuil de Mahler.  Il y a comme sentiment de la nature qui semble aussi balayer le passé musical, Mendelssohn notamment, voire Mozart. Le hautbois est partout, extraordinairement léger et évocatoire d’une nature apaisée.
Mais Petrenko ne relâche jamais le discours non sans une certaine solennité quelquefois mêlant religiosité d’un côté et lyrisme de l’autre avec des pizzicati aux violoncelles d’une incroyable légèreté jusqu’à l’arrivée extatique du violon solo de Noah Bendix-Balgley pour de nouveau s’éteindre dans la partie finale, avec un pizzicato qui traverse toutes les cordes dans une atmosphère quasiment féérique.

Petite harmonie, entre autres  Emmanuel Pahud, Jonathan Kelly, Wenzel Fuchs (derrière) @ Patrick Hurlimann / Lucerne festival

Le troisième mouvement (Un poco allegretto e grazioso) traversé par la clarinette de Wenzel Fuchs a quelque chose de bien plus fluide, coulant, galopant, dansant , une sorte de synthèse dansée avec bassons, cors (étonnants… fabuleux…) et violoncelles en pizzicato (c’est un point central de toute la symphonie). Il y a quelque chose de rustique qui rappelle Mendelssohn et la partie finale du mouvement, un peu plus « charnue », se conclut presque en suspension.

 Le finale (Allegro non troppo ma con brio) est structuré de manière très précise par deux épisodes initiaux lents, sombres, assez mystérieux et inquiétants (le jeu des pizzicati), comme dans les prémisses d’une tempête. Petrenko serre les tempi, accentue le sens dramatique et donne à ce début une ambiance éminemment théâtrale et tendue, avant l’arrivée du cor (fantastique Yun Zeng) qui précède le choral et entame la partie finale qui ressemble tant à la Neuvième de Beethoven. Toute la partie finale s’accélère jusqu’à devenir une explosion sonore d’une limpidité stupéfiante, un enchainement de respirations, d’allègements, une sorte de course à la joie plus qu’un hymne, avec des bois à se damner, et tout l’orchestre emporté dans ce tourbillon sonore qui de nouveau vous saisit physiquement et sonne comme un dithyrambe libérateur et presque solaire. Jeux sur les rythmes, accélérations inouïes, ces heurts dont nous parlions plus haut qui conservent toujours ce zeste de tension du premier mouvement. Petrenko n’est jamais serein, il prétend toujours plus. C’est un spectacle inouï de voir les mouvements de l’orchestre comme des vagues et des vagues sonores qui explosent en un son d’une incroyable luminosité avant le triple accord conclusif qui nous laisse à terre…

Kirill petrenko et les Berliner @ Patrick Hurlimann / Lucerne festival

 

Ouverture pour le poème dramatique Manfred op.115 de Robert Schumann

 

En écho à Brahms, le concert avait ouvert par l’ouverture Manfred de Schumann, dont il faut lire la couleur dramatique et sombre à l’aune de la symphonie. Manfred fait partie de ces œuvres hybrides prévues pour la scène, un texte accompagné de musique, mais moins réussie dans son ensemble que d’autres, dont on a vu l’intégrale dite par Bruno Ganz avec Abbado à Berlin il y a une vingtaine d’années.
Schumann avait un rapport complexe à l’opéra, marqué par Weber, tout comme Wagner mais tenant ses distances avec un Meyerbeer ou un Rossini, les stars d’alors. Il sera intéressant de voir dans quelques jours comment Tobias Kratzer et Omer Meir Wellber traitent Le Paradis et la Peri, qui ouvre la saison de Hambourg mais on sait que le seul véritable opéra de Schumann Genoveva n’a jamais vraiment rencontré son public.
L’ouverture pour Manfred est fréquemment jouée dans les programmes, parce qu’elle est un chef d’œuvre, une pierre miliaire de la composition, une sorte de mini poème symphonique qui résume les souffrances de Manfred torturé par la culpabilité d’avoir tué l’amour de sa vie, Astarte. Il s’agit d’une sorte de description psychologique, d’un paysage musical qui traduit un état d’âme.

Après le triple accord brutal initial va monter en crescendo le thème d’Astarté qui va se s’introduire progressivement en s’emmêlant musicalement mais avec une incroyable clarté, au thème de Manfred. Petrenko mène l’ensemble dans une sorte de tension continue, et notamment dans la deuxième partie qui sont une succession d’états d’âme de plus en plus dramatiques, anticipant le destin du héros, laissant apparaître le thème d’Astarté dans la partie finale, avec un jeu instrumental (les cuivres, les contrebasses) qui tissent un discours narratif complexe, où se mêlent le souvenir et les remords, jusqu’à l’accord final sombre et le silence qui suit, pesant, et prémonitoire. En ayant écouté la symphonie de Brahms après, on comprend comment par le simple jeu des couleurs Petrenko a essayé de construire un pont entre les deux œuvres, mais il rappelle aussi par d’autres échos ces rapports : Manfred se passe dans un univers alpestre, au cœur des Alpes, la Jungfrau dans l’Oberland bernois, et Petrenko note que l’évocation du cor des Alpes dans le dernier mouvement de sa symphonie vient d’un passage de Brahms passé par la Jungfrau… Petrenko ajoute «  Manfred était en haut, et Brahms en bas » en notant l’anecdote, mais en soulignant ainsi les parentés et les liaisons secrètes.

Une fois encore, l’auditeur est emporté par un vrai parcours, musical, intellectuel, personnel passant par le passé du chef et du soliste et par ce lieu si important aussi pour Brahms qu’est Meiningen, une fois encore, ce sont des voies nouvelles qui nous sont offertes ici, un Brahms qui atteint au mystérieux à l’inquiétant, au sombre et au sublime tout à la fois, un Brahms jamais apaisé, comme un prologue à la musique du futur, celle aussi que nous avons entendu ce soir, celle étonnante colorée, ironique et virtuosissime de Zimmermann.
Ce soir ce fut un merveilleux concert-voyage…

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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