• Sofia Gubajdulina (1931–2025)
    Poema-skazka (1971)
  • Tebogo Monnakgotla (1972-)
    Sugar High (commande du Kungliga Filharmonikerna)
  • Gustav Mahler (1860–1911)
    Das klagende Lied
    composé en 1878, crée à Vienne par le compositeur en 1901
    1. Waldmärchen
    2. Der Spielmann
    3. Hochzeitsstück
  • Kungliga Filharmonikerna
  • Ryan Bancroft, direction
  • Miah Persson, soprano
  • Claire Barnett-Jones, alto
  • Elgan Llŷr Thomas, ténor
  • Arvid Fagerfjäll, baryton
  • Eric Ericsons Kammarkör 
  • Ensemble de l'Arméns Musikkår
Stockholm, Konserthuset, Jeudi 18 septembre 2025, 19h

Le Kungliga Philarmonikerna et Ryan Bancroft, son chef depuis trois ans, ouvrent la saison de Konserthuset avec une œuvre rare d’un compositeur aimé du public et des musiciens, Gustav Mahler. L’œuvre de jeunesse du compositeur autrichien, Das Klagende Lied, n’a en effet jamais été jouée jusqu’à ce jour par cet orchestre et sera interprétée en totalité avec ses trois parties[1]. Pour regarder vers le présent et l’avenir (ou du moins le passé proche et le présent), deux œuvres de deux compositrices : le Poema-skazka de Sofia Gubajdulina créé en 1971 et une commande, dont c’est la création ce soir, Sugar High de Tebogo Monnakgotla.

Rien que du très neuf ou de l’inouï donc, le tout teinté d’une atmosphère de conte, tantôt gaie, tantôt noire, avec un orchestre rehaussé pour l’occasion de forces extérieures pour un début de saison en fanfare et  avec un Ryan Bancroft toujours aussi sémillant.

[1] L’œuvre a tout de même été interprétée une fois à Konserthuset en 1998 par le Kungliga Musikhögskolan Symfoniorkester (Orchestre symphonique de l’école royale de musique)

La compositrice russe-tatare Sofia Gubajdulina, décédée cette année, fut l’invitée du Tonsättarfestivalen (Festival des Compositeurs) à Konserthuset en 2000. Assistante de Chostakovitch en 1954 et 1959, figurant sur une liste noire car considérée comme décadente, elle s’exile en Allemagne dans les années 1990 où elle terminera sa vie, après avoir été jouée par les Arditti, le Kronos, Anne-Sophie Mutter entre autres…

Son conte poétique, Poema-skazka, se résume à une histoire de craie de tableau noir rêvant de dessiner châteaux, mers etc. Elle est malheureusement condamnée à écrire des mots compliqués, des chiffres et des figures géométriques. Contrairement aux enfants, qui grandissent jour après jour, elle rapetisse et perd espoir. Après avoir sombré dans l’obscurité qu’elle pense être la mort mais qui se révèle être la poche d’un petit garçon, elle termine sa vie sans s’en apercevoir en dessinant ce dont elle rêvait depuis toujours sur le béton.

On est tout de suite plongé dans l’atmosphère de conte avec des ondulations de vents, des cordes et des notes éparses au piano. Un parfum de jazz s’échappe, vite évaporé, avec des cordes en pizzicati. Un vibraphone apporte de l’épaisseur à un orchestre un peu éthéré avant que des coups de boutoir répétés et violents s’imposent au piano. Parallèlement, des motifs semblent tentés de s’échapper (solo d’alto, clarinette). Les cordes se mettent à bourdonner comme un essaim d’insectes avant que l’orchestre se transforme en une féerie de timbres aussi passionnant à entendre qu’à voir s’agencer : alto et vents, harpes et piano, flutes et clarinette basse.

Enfin la pièce se termine sur un nouveau tapis de cordes évanescentes et des harpes qui s’évanouissent dans le silence.

Ryan Bancroft

C’est de toute évidence une très belle pièce, voire un chef d’œuvre, d’une broderie de miniatures avec des timbres majestueux ou étranges, toujours curieux et qui suscitent l’attention sans rupture. Une magnifique ouverture de saison.

Tebogo Monnakgotla est l’artiste de la saison 2025–2026 à Konserthuset et plusieurs de ces œuvres seront jouées cette année. Elle précise dans le programme de salle qu’elle a spécialement pensé aux enfants qui entendront cette pièce dans des programmes adaptés pour eux cette année (un concert dédié aux femmes compositrices) et a créé une musique de « fête de nouvelle an sous stéroïdes avec plein de champagne ». Feux d’artifices, fête, enfant timide caché derrière ses parents, ballets de papillons psychédéliques, valse de princesse et parents qui se jettent sur le canapé sont au programme.

Et, en effet, des bouchons de champagne semblent éclater dans un orchestre un peu Merry Melodies, un peu jazz, très humoristique, avec des cordes légères mais acérées, des vents pétillants, des effets de glissandi. Une fête très colorée.

On bascule ensuite dans une atmosphère plus mystérieuse avec des cordes qui s’élancent et des cuivres en sourdine. On pense à un film d’aventures orientales (au diptyque Tigre du Bengale/Tombeau Hindou de Fritz Lang ou à un Indiana Jones moderne sans John Williams) mais on sort rapidement des ambiances de musique de film avec des cliquetis scintillants qui amènent vers une sorte de valse déraillant gentiment avant le retour au champagne sous des cuivres un peu wagnériens (le propos est musclé). Un motif circule dans différents timbres avant qu’un atmosphère plus sombre s’abatte sur l’orchestre, comme une inquiétude qui sourd plusieurs fois avant de terminer dans l’insouciance et le retour des glissandi.

C’est un succès, très bien accueilli par le public, avec une belle mise en son dans un orchestre très élargi avec des procédés aussi sonores que visuels mais il n’efface pas, pour moi, la magie de Sofia Gubajdulina. Au passage, on ne peut que se réjouir que Konserthuset comme Berwaldhalen, les deux grandes maisons de Stockholm, offrent cette année la possibilité à des compositeurs de s’exprimer avec des formations très larges.

Tebogo Monnakgotla

Das Klagende Lied est une œuvre étrange, une cantate profane, composée à l’âge de dix-neuf ans par le jeune Mahler en quête de la bourse Beethoven. Bourse qui aurait pu lui changer la vie, le lancer directement dans sa carrière au lieu de l’obliger à aller gagner sa vie en dirigeant  des orchestres de province après avoir dirigé des opérettes dans des villes d’eau… C’était du moins son opinion, même si on peut gager que l’expérience pratique (y compris la désillusion) a certainement davantage nourri son œuvre.

Das Klagende Lied est donc une œuvre de jeunesse, certes, mais qui contient en germe, suivant la formule de Boulez « la source unique » où a pris naissance le pouvoir de notre compositeur.

On retrouve en effet des motifs, des orchestrations, des effets, le mélange lied-symphonie et, au premier chef, une inspiration dans le conte, le merveilleux et le populaire pour le livret de cet oratorio dont on emprunte le résumé à Henry-Louis de La Grange dans son ouvrage sur Mahler :

WALDMÄRCHEN (Légende de la forêt) : Une reine jeune et fière promet sa main au valeureux chevalier qui osera s'aventurer dans la sombre forêt pour y cueillir une mystérieuse fleur rouge. Deux frères s'engagent dans cette quête. L'un découvre la fleur, la met à son chapeau et s'endort dans la campagne. L'autre l'assassine pour s'emparer de la fleur. Le corps de la victime est progressivement enseveli sous les fleurs et les feuilles qui tombent d'un arbre.

DER SPIELMANN (Le Ménestrel) : Un ménestrel aperçoit le reflet d'un os humain à travers les feuilles mortes. Il veut en faire une flûte, mais, lorsqu'il veut en jouer, il a la surprise d'entendre l'instrument chanter, de la voix « plaintive » du frère mort, l'atroce histoire du meurtre.

HOCHZEITSTüCK (Les Noces) : Au château, on célèbre le mariage royal. Arrive le ménestrel qui, devant tout le monde, redit son terrible récit. Le roi coupable lui arrache l'os chantant pour tenter d'en tirer une autre histoire. En vain. La reine s'évanouit, les invités s'enfuient, les murailles du château s'écroulent. On retrouve ainsi un peu l’ambiance Wunderhorn (Mahler, auteur du livret, s’inspire en partie d’un conte de Grimm), dans certains de ses côtés macabres. Et on fait le lien avec la pièce de Gubajdulina, en creux, avec des châteaux féeriques qui, ici, s’écroulent au lieu d’apparaître magiquement.

Ryan Bancroft

La partition a longtemps été amputée, notamment de sa première partie, et on doit à Boulez d’avoir exhumé la partition originale. On rend donc grâce à Konserthuset de nous donner ce beau programme qui nécessite, en plus des Philharmonikerna et d’un quatuor de solistes, des forces élargies, dont Eric Ericsson Kammarkör (le chœur de chambre Eric Ericsson) et un ensemble de cuivres du Arméns Musikkår (Musique de la Garde à pied) pour jouer hors scène dans la troisième partie.

Dès les premiers accords, on est à la fois en terrain connu et un peu déstabilisé, non pas tant dans un Mahler light, presque attendu, mais autant, sinon plus, dans ce que sera Mahler des années plus tard. Les cors, d’habitude si beaux des Philharmonikerna, bavent certes un peu mais on est vite consolé par de très beaux appels de cuivre et une ambiance qui annonce le lied de la 3e symphonie avec des cordes mystérieuses, des bois romantiques, une flopée d’oiseaux figurés à la flûte. Et puis des réminiscences presque copiées collées mais qui font toujours plaisir : des tutti à la Rheingold, des géants qui passent aux percussions, voire la Malédiction de l’Anneau aux bois.

Le ténor Elgan Llŷr Thomas, avec une diction claire et une belle projection de héraut, a des faux airs du David des Meistersinger tandis que le chœur mystérieux en contrepoint évoque des reflets du Graal de Parsifal.

Le baryton Arvid Fagerfjäll a un beau timbre chaud, des belles couleurs avec des graves profonds et ronds avec une projection impressionnante pour un corps assez frêle.

Elgan Llŷr Thomas (ténor), Arvid Fagerfjäll (baryton)

Le chœur rivalisant avec l’orchestre évoque par moment la 8e symphonie et Ryan Bancroft dirige ses cordes avec une belle maitrise.

Le soprano Miah Persson a de belles couleurs et des aigus cristallins qui crépitent dans cette atmosphère de conte qui tourne mal et elle apporte une certaine fraîcheur bienvenue, notamment lors des chants d’oiseaux dans lesquels sa voix s’insère élégamment.

Enfin, l’alto Claire Barnett-Jones est le centre vocal majeur de ce Klagende Lied avec des couleurs chatoyantes, une belle profondeur, un timbre chaleureux et beaucoup d’ampleur dans la projection. Elle est toujours le cœur central des voix, avec un réel engagement dans cette histoire racontée et la seule à la faire vraiment palpiter. Y compris en s’abimant dans les pianissimi qui concluent la première partie dans le sommeil de la mort, un peu Rückert Lieder.

Ryan Bancroft, toujours aussi sautillant et l’œil à tout, enchante ce conte un peu rêveur dans sa première partie sylvestre mais tend toujours le récit sans relâcher la pression d’une intrigue qui avance pas à pas et se dilue entre les voix solistes et le chœur.

Dans la seconde partie, encore une « réminiscence » d’œuvre à venir… la 2e symphonie ! Ryan Bancroft cherche toujours le beau son avec beaucoup de rigueur mais n’hésite pas à donner un peu de corps aux cordes, aux bois bavards comme des oiseaux.

Miah Persson (soprano), Claire Barnett-Jones (alto)

L’alto Claire Barnett-Jones est une fois de plus l’atout , très investie, et le ténor Elgan Llŷr Thomas fait preuve d’une belle douceur suspendue.

Le duo formé par Claire Barnett-Jones et Miah Persson convoque des souvenirs de filles du Rhin en goguette, là où le chœur rappelle celui des fileuses du Holländer.

Les réminiscence de la Malédiction de l’anneau et du Réveil de Brünnhilde passent avant qu’un chœur puissant et bien en place clame le malheur : « Weh ! ».

Dans la troisième partie, on retrouve les accents de Rheingold avec des tutti et un chœur très impressionnant, fort bien géré par Ryan Bancroft, avec les cuivres hors salle qui retentissent au loin, avec une belle précision sonore.
Les cors en sourdine sont inquiétants et cette fois bien en place.

Ryan Bancroft s’apprête à refermer le livre du conte avec beaucoup de retenue sur les cordes, le chœur idoine et un alto supplément d’âme.

Enfin, le chœur puissant conclut le conte avec un orchestre qui claque, emporté par Bancroft.

Je ne suis jamais transporté par la direction de Ryan Bancroft mais je lui reconnais une belle énergie et un vrai savoir-faire dans la tenue de l’orchestre, vraiment impeccable et coloré avec une vraie tension, nécessaire à cette longue histoire étonnante, entendue pour la plupart du public pour la première fois. L’ouverture de saison a toujours un côté mondain mais sympathique et le public est invité à boire un verre à la pause. Cette année, il y avait un côté de fête et de découverte, loin des programmes attendus, avec une atmosphère très attentive, et un public, jeune et moins jeune, venu entendre du nouveau. Par conséquent, moins de têtes qui dodelinent au parquet, et un soupir de tension relâchée qui s’échappe des alpages après le silence final. Une belle soirée d’ouverture.

Le Kungliga Filharmonikerna, Ryan Bancroft, Miah Persson, Claire Barnett-Jones, Elgan Llŷr Thomas, Arvid Fagerfjäll, Eric Ericsons Kammarkör Ensemble de l'Arméns Musikkår
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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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