Freya Waley-Cohen (1989-)
Demon (2022)
Commande du Kungliga Filharmonikerna et du City Of Birmingham Symphony Orchestra, créée en février 2023 à Birmingham.
Gustav Mahler (1860–1911)
Kindertotenlieder (1904)
Pause
Carl Nielsen (1885–1931)
Symphonie n° 4 ’’Inextinguible’’ (1916)
-
Nina Stemme, soprano


Kungliga Filharmonikerna
(Orchestre Philharmonique Royal)

Ryan Bancroft, direction

 

 

Stockholm, Konserthuset, Mercredi 12 mars 2025, 19h

Eros et Thanatos encore et toujours. À croire que le thème annuel de la programmation de Berwaldhallen a infusé ce soir à Konserthuset. Mais ici, c’est surtout l’amour des innocents et la mort avec en arrière fond la guerre qui fait rage. Soient donc, une ouverture avec une commande de l’orchestre, Demon, de la jeune compositrice Freya Waley-Cohen, la noirceur lumineuse des Kindertotenliederavec une Nina Stemme crépusculaire et mesurée, comme cœur de la soirée et, pour finir, la symphonie n°4 dite Inextinguibledu Danois Carl Nielsen. Il s’agit, on le voit, d’opposer les contraires, mais aussi de souligner les rapports ambigus entre les deux. Pour unifier tout cela, il fallait bien l’orchestre du Kungliga Filharmonikerna (Philharmonique Royal), en forme olympienne, et son toujours sémillant chef Ryan Bancroft tout en clarté et élégance.

Le Kungliga Filharmonikerna (Philharmonique Royal) part en tournée et emporte dans ses valises la soliste Nina Stemme. Évidemment, il ne s’agit pas ici d’un tour de chauffe mais d’une partie de plaisir où tous les acteurs semblent heureux de travailler de concert pour un public attentif et fier. Au rayon people, soulignons que l’artiste Ernst Billgren, dont on attend l’exposition au National Museet, est au premier rang, sous le pupitre…

Demon est une commande conjointe du City Of Birmingham Symphony Orchestra et du Kungliga Filharmonikerna, créée en février 2023 à Birmingham sous la baguette de Ilian Volkov. La jeune compositrice britanno-américaine Freya Waley-Cohen raconte, dans le programme de salle, s’être inspirée des créatures merveilleuses qui peuplent les îles britanniques, souvent rattachées à des lieux donc et potentiellement aussi joueuses que maléfiques. En effet, sa musique évoque tout cela, y compris dans le caractère quasi scénographique du concert avec son ballet de cordes lissées ou frappées, sur des motifs répétitifs de notes graves de contrebasses, surlignés par les vibrations de la grosse caisse. Si les aplats de cordes sont très élégants comme des vagues furieuses, des contrepoints suraigus se font entendre dans les vents, comme autant de fifres de lutins acides et perçants. On pense autant à Gershwin qu’à Britten, avec moult détails charmants (cloches et clochettes, vibraphone). Quelquefois la musique devient épique (violoncelles) ou inquiétante dans les graves très profonds des cordes et cuivres. Si la musique est toujours privilégiée, le spectacle de l’orchestre est à son comble avec des glissandi magnifiques et des coups de buttoirs aux percussions.

Nina Stemme, Ryan Bancroft et le Kungliga Filharmonikerna.

Nina Stemme ne semble plus quitter les scènes de Stockholm. Après l’avoir entendue, il y a moins d’un mois dans ses adieux suédois à Isolde avec le Sveriges Radios Symfoniorkester, nous la retrouvons déjà pour les Kindertotenlieder avec le philharmonique. C’est une chance et une joie de l’entendre dans un programme qu’elle avait donné en récital piano-voix, accompagné par Magnus Svensson, dans la petite salle de Konserthusert, Grünewaldsalen (la salle décorée par le peintre Grünewald), en 2023.

Nina Stemme est ce soir beaucoup plus mesurée que dans son interprétation d’Isolde,  plus concentrée sur ses graves et medium, avec, en comparaison avec son interprétation des Kindertotenlieder de 2023, beaucoup plus d’intériorité et de recueillement que l’on sent dès Nun will die Sonn’…. Ryan Bancroft accompagne au cordeau Stemme avec une descente vers les graves, marche à marche, mais avec une avant-dernière plongée  assez étonnante, avec beaucoup de matières, comme une vague qui déborde. Les cors sont remarquables de précision et de velouté. C’est le bonheur. Enfin le malheur aussi…

Avec Nun seh’ ich wohl…,  Bancroft  continue sur sa lancée de  vagues tristanesques, aussi langoureuses que celles de Wagner, mais en accentuant ici le côté sec, avec des silences-ruptures très bien gérés. Stemme joue de ses couleurs et de son intensité avec une projection dans les aigus qu’on sent millimétrée. Le timbre a vieilli et a perdu de son spectre mais la technique, impressionnante, compense. Ses « augen » sont magnifiques (en battement de cils) et ses montées dans les aigus sont calibrées avec de beaux diminuendi.

Bancroft enchaine presque sans respiration avec la marche funèbre Wenn dein Mutterlein…, avec ses sublimes accords hautbois/violoncelles, presque classiques, mais l’ensemble est surtout une marche brisée par la douleur. Stemme s’abîme un peu dans les aigus, avec des changements de registres pas toujours aisés mais quelles couleurs sombres, mordorées ! Le final magnifiquement géré est tout de beauté suspendue (accords finaux) avec un orchestre étonnant de profondeur, de matière et, en même temps, de légèreté.

La valse triste Oft denk ich…, au contraire du lied précédent, est une leçon de Stemme sur les passages de registres, très élégants, alors que Bancroft étale ses couches, tons sur tons, toujours dans les pas de Stemme, jamais couvrant, toujours précis et pourtant libérant une puissante masse orchestrale, jamais pâteuse.

Im diesem Wetter est dans le même esprit, vraiment tempétueux avec un départ tout en brusquerie et fougue. C’est une lecture assez moderne qui insiste sur les figuralismes tout en les dénonçant et en accentuant leur profond caractère musical. Stemme est ici dans la première partie couverte et on sent que la projection n’est plus ce qu’elle était et qu’elle mise plutôt sur sa musicalité. Après tout, le cœur humain est submergé par la douleur.

Le final est, au contraire, vraiment lumineux avec une Stemme retrouvant toute sa place au centre du jeu avec des graves et medium généreux, pendant que Bancroft illumine l’orchestre de cuivres rougeoyants et de nappes de cordes consolantes, avec un magnifique diminuendo, très bien géré dans les silences.

Si la voix de Stemme n’a plus la puissance et la stabilité qu’elle avait (et on se souvient quelle incroyable Brunnhilde elle était, notamment dans Siegfried et Götterdämmerung au Kungliga Operan de Stockholm en 2017), elle mise aujourd’hui sur sa technique et ses couleurs avec une intériorité et une retenue qui forcent l’admiration et, finalement, son interprétation des Kindertotenlieder, moins pyrotechnique, moins à nu qu’en version récital piano (2023), émeut davantage. C’est un crépuscule mais d’une déesse, donc respect. Et le soleil est loin d’être couché.

Du musst nicht die Nacht in dir verschränken, en somme.

Effectivement, la vie continue, sous toutes ses formes et c’est le projet même de la symphonie n°4 du Danois Carl Nielsen, écrite en 1916, en pleine guerre-boucherie mondiale, pour mettre en musique le caractère inextinguible (c’est le titre) de la vie. D’où une symphonie en 4 parties, classiques, mais enchaînées, car toujours propulsées par un élément, récurrent ou nouveau, qui porte la pièce toujours vers l’avant.

Ryan Bancroft et le Kungliga Filharmonikerna

Bancroft  bondit sur son podium et sans attendre la fin des applaudissements lance l’orchestre dans un tempo vif qui surprend tout le monde (c’est le tourbillon de la vie…), avant une accalmie solennelle, comme un vent de tempête maritime qui tombe d’un coup. On apprécie les altos, les atmosphères Beethoven-Brahms et l’admirable dispositif orchestral, mis en valeur par la disposition des pupitres (violons 1 à gauche, violons 2 et contrebasses à droite, alto et violoncelles au centre). Bancroft, toujours l’école américaine tout en clarté, met admirablement en lumière les pupitres comme dans l’épisode violons en pizzicati et altos rageurs. C’est très didactique, efficace et spectaculaire.

L’allegretto déploie encore une élégance très classique, avec toujours ce jeu sur les pupitres très modernes (très beaux duos clarinettes/bassons par exemple). On aime aussi ce glissement d’un mouvement à l’autre, tout en fondu-enchaîné, les moments où tout l’orchestre semble se taire, laissant la parole à quelques pupitres choisis. Ce qui est idéal pour valoriser toutes les forces d’un orchestre (solo de violoncelle superbe sur pizzicati) et Bancroft met du lien dans tout cela et gère assez magnifiquement son affaire car il s’agit de toujours veiller à ne pas faire retomber le soufflé et de maintenir la tension sans surjouer.

Le poco adagio quasi andante oppose encore violons et alto contrebasse, et encore une fois le côté stéréophonique de l’orchestre fonctionne parfaitement. Un côté 5e de Mahler s’installe dans les cordes très expressives, mais aussi précises et tranchantes, pendant que les percussions (bombes éparses au loin ?) viennent perturber la solennité du mouvement. Les timbales (en stéréo elles aussi) explosent ici et là et viendront ponctuer le final d’une toute autre manière… Ici on est dans des instants suspendus, ponctués de résurgences vitales, rieuses (aux flûtes et qui passent aux violons) ou plus sombres (vents), qui peuvent redevenir majestueux. Le fantôme de Beethoven repasse mais on est ailleurs, dans un autre monde plus désillusionné.

L’allegro final joue les contrastes avec une transition pointilliste dans les aigus et le retour d’un tutti chaleureux. C’est un mouvement, où les timbales prennent un tout autre visage qu’auparavant, très joueur, avec pulsions, battements, rythmes vitaux, duos en accords et désaccords.

Une fois de plus les Kungliga Filharmonikerna sont prodigieux de clarté, de précision, de volumes avec un Bancroft visiblement heureux de donner vie à toute cette Gesamtkunstverk. Et le public, cette fois, de se lever comme un seul homme ou presque.

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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