Anton Webern (1883–1945)
Langsamer Satz für Streichquartett (1905, création 1965)
(Mouvement lent pour quatuor à cordes)
(Fassung für Streichorchester von Gerard Schwarz)
(Version pour orchestre à cordes de Gerard Schwarz)

Igor Stravinsky (1882–1971)
Symphonie en ut (1943)
1. Moderato alla breve
2. Larghetto concertante – Doppio movimento – Doppio valore
3. Allegretto – Meno mosso – Tempo I – Più mosso – Tempo I
4. Largo ‑Tempo giusto, alla breve – Largo – A tempo – Alla Breve – Poco meno mosso

Pause

Johannes Brahms (1833–1897)
Symphonie n°3 en fa majeur op.90 (1883)
1. Allegro con brio – Un poco sostenuto – Tempo I -
2. Andante
3. Poco allegretto
4. Allegro – Un poco sostenuto

Berliner Philharmoniker

Daniele Gatti, direction musicale

Berlin, Philharmonie, vendredi 10 octobre 2025, 20h

Daniele Gatti se produit régulièrement à la Philharmonie de Berlin à la tête des Berliner Philharmoniker et c’est à chaque fois un vrai moment musical tant on perçoit une belle entente, qu’on lit aussi sur les visages et dans l’engagement de l’orchestre. Cette fois encore il a proposé un programme contrasté, entre deux œuvres moins connues du XXe siècle, l’une jamais jouée par l’orchestre (Webern) et l’autre particulièrement difficile (Stravinsky) et un must du XIXe qui fait partie de l’ADN des berlinois, la Troisième symphonie de Brahms.
Ainsi, ce concert aux couleurs variées permet de mettre en lumière à la fois la qualité de la relation du chef italien à cet orchestre, lui qui est par ailleurs solidement arrimé au monde germanique comme Chefdirigent de
la Staatskapelle Dresden, mais aussi la mécanique orchestrale en action dans trois œuvres aussi différentes, (Brahms 1883, Webern 1905, Stravinsky 1938–40), et enfin d’explorer des œuvres peu jouées à Berlin (c’est, on l’a dit, une « première fois » pour Webern et la pièce de Stravinsky n’a pas été jouée depuis 2007). Très grand succès pour ce concert qui affichait complet.

L’Allemagne offre à Daniele Gatti de belles consolations de sa récente déconvenue milanaise : en cette semaine d’octobre 2025, il répétait le matin avec les Berliner Philharmoniker à Berlin et le soir à Dresde (distante de 200 km), il dirigeait Falstaff de Verdi à la Semperoper avec en fosse la Staatskapelle Dresden. Peu de chefs peuvent se vanter de diriger dans la même journée deux des phalanges les plus prestigieuses au monde. Nous reviendrons sur Falstaff dans quelques jours, pour nous concentrer aujourd’hui sur ce concert exceptionnel qui permet de vérifier une fois encore combien le chef italien est en phase avec des Berliner qui affichaient en l’occurrence parmi leurs solistes entre autres Albrecht Mayer au hautbois, Emmanuel Pahud à la flûte, Stefan Schweigert au basson et les derniers venus Yun Zeng au cor et l’altiste Diyang Mei.
Dans l’interview qu’il donne sur Digital Concert Hall, en conversation avec Aleksandar Ivić, (membre des premiers violons) Daniele Gatti précise qu’on lui a demandé une sorte de contre-programme, sans fil rouge, avec des œuvres rares qui ne semblaient n’avoir rien à voir ensemble : il a donc proposé deux pièces plutôt rares, dont une jamais jouée par les Berliner (Webern), et la Symphonie en ut de Stravinsky, elle aussi assez rare dans les programmes, et face à ces deux relatives ou absolues raretés, une pièce du grand répertoire, la Troisième de Brahms.
En fait le programme joue sur quelques notions frontières : la Troisième de Brahms a peut-être une couleur plus schumanienne que beethovénienne et donc se réfère au romantisme, et la première partie du programme elle aussi est sur une ligne de crète dans la mesure où la pièce de Webern est fortement marquée par Strauss et Mahler, et donc plus par le post-romantisme que par la musique de la seconde école de Vienne pour laquelle Webern est connu et exécuté (et encore, plutôt rarement), quant à la Symphonie de Stravinsky, elle est classée dans sa période néoclassique alors qu’on joue plutôt les œuvres du début de sa carrière, la période « russe », plus ouverte à la modernité et aux trouvailles.
Ce programme est donc une navigation erratique en terres connues et inconnues, ce qui le rend particulièrement intéressant.

Webern

La première partie du programme était singulière, puisque le Langsamer Satz de Webern (Mouvement lent) est écrit pour quatuor à cordes (deux violons, un violoncelle, un alto). Autre particularité : écrit en 1905, il a été créé en 1965 à Seattle. Et troisième particularité, essentielle pour la soirée, il a été l’objet d’un arrangement pour orchestre à corde de Gerard Schwarz, qui fut directeur musical de l’orchestre symphonique de Seattle entre 1985 et 2011, là où l’œuvre a été créée.
Ces jeux sur la composition intéressent toujours Daniele Gatti qui a étudié lui-même la composition, il a d’ailleurs aussi dirigé en 2024 avec les Berliner la version pour orchestre de La Nuit Transfigurée (Verklärte Nacht) (1899), écrite à l’origine pour sextuor, dont Schoenberg écrivit une version pour orchestre à corde en 1917 révisée en 1943.
De plus, dans la pièce de Webern a‑t‑il aussi retravaillé aux marges l’orchestration (sur la ligne de contrebasse) et propose-t-il une interprétation qui essaie sans cesse de préserver la liberté rythmique qu’on connaît dans la musique de chambre, d’une certaine manière il met en place un Zusammenmusizieren qui élargisse la partition pour quatuor à l’ensemble des cordes, en préservant l’esprit du quatuor.
Webern l’a composé alors qu’il avait un peu plus de vingt ans, et qu’il était amoureux fou de sa cousine Wilhelmine Mõrtl, qu’il épousa quelques années plus tard. Lui-même donne une sorte de programme : « Marcher pour toujours comme maintenant, parmi les fleurs, aux côtés de la personne la plus chère, se sentir ne faire qu'un avec l'univers […] ». L’inspiration est donc clairement « romantique » au sens traditionnel du terme. Webern est devenu peu de temps auparavant élève de Schoenberg, et n’a lui-même composé que deux petites pièces tonales. Nous sommes donc aux racines de son processus créatif. L’œuvre est plus complexe qu’il n’y paraît et n’a rien d’une bluette. La version orchestrée permet en outre de jouer sur des effets de couleurs plus riches et plus charnus, tout en préservant une respiration propre à la musique de chambre : d’ailleurs, à un moment particulièrement intense, seuls dans l’orchestre s’expriment les deux violons, le violoncelle et l’alto de la version d’origine et c’est un moment à la fois suspendu, mais doué d’une force particulière. Gatti montre combien cette musique aux apparences classiques avec ses couleurs post Brahmsiennes ouvre des horizons nouveaux, essaie de montrer l’utilisation moderne de formes classiques et ainsi fait parfaitement saisir combien nous sommes aux débuts de changements musicaux profonds avec d’infinies nuances dynamiques qui vont du pianissimo au fortissimo, des ruptures de tempo, mais aussi des expériences sur le timbre avec l’usage répété de sourdines (contrebasse…) . Il y a là comme une sorte d’exposé de possibles sonores d’un jeune compositeur en exploration, un petit bijou de couleurs multiples, de tous ordres, une fête chromatique où l’incroyable orchestre répond avec engagement à toutes les sollicitations du chef qui cherche à travailler sur la moindre nuance expressive, si bien que la pièce qui est neuve pour eux apparaît fraiche, jeune, étonnamment ouverte et pour tout dire passionnante.

Stravinsky

Un tout autre univers… là où Webern ouvrait sur un futur ouvert à la nouveauté, Stravinsky revient à des formes et à des figures plus anciennes, dans une période dite « néoclassique ». Mouvement de retour quand Webern montre un mouvement dynamique. Et pourtant, là encore Gatti s’efforce de montrer comment cette symphonie dite « néoclassique » casse aussi un certain nombre de canons.
Il est par ailleurs amusant de constater que lors d’un précédent article sur les berlinois (celui de Lucerne 2025 consacré au concert Zimmermann-Brahms), nous avions évoqué l’hommage à Stravinsky du premier mouvement du concerto pour hautbois de Zimmermann (Albrecht Mayer/Kirill Petrenko), qui est justement un hommage direct à la Symphonie en ut. C’est dire par ailleurs comment sont sollicités les bois dans cette œuvre un peu folle.
On comprend pourquoi Gatti l’a choisie dans un tel programme : elle a toutes les apparences d’une symphonie « ordinaire » en quatre mouvements, mais déjà la lecture de la description fait entendre une certaine complexité agogique, comme par exemple le 3e mouvement : Allegretto – Meno mosso – Tempo I – Più mosso – Tempo I).
En fait Gatti montre que le « retour sur le passé » de Stravinsky n’est pas un simple retour aux formes traditionnelles bien « carrées » et bien sages. Au contraire, Stravinsky revient sur les formes du passé avec son regard moderne, fait d’asymétries, de ruptures de construction, d’anacoluthes, et d’une rythmique complètement imprévisible. C’est une symphonie à la durée (environ 30 min) assez traditionnelle, avec un organicum lui aussi dans « l’ordre des choses » (si l’on excepte la présence du tuba), mais à travers les échos de Haydn, ou de Rameau, ou de Beethoven et des moments édéniques (échange violon solo (Noah Bendix-Balgley), alto solo (Diyang Mei) et hautbois (Albrecht Mayer) dans le deuxième mouvement  Larghetto concertante – Doppio movimento – Doppio valore) se glissent des irrégularités de phrasé, des complexités (notamment dans le troisième mouvement) que Stravinsky lui-même considérait comme les plus extrêmes qu’il n’ait jamais écrites, en liant le larghetto assez tranquille du deuxième mouvement et l’allegretto dément du 3ème sans pause, en s’enchainant, rendant le premier et dernier mouvement comme des moments cycliques…
Les difficultés rythmiques, la multiplication des couleurs, les irrégularités qui rendent cette symphonie l’une des plus délicates à interpréter est justement idéal pour un orchestre aussi virtuose que les Berliner Philharmoniker, fait de musiciens exceptionnels, de grands solistes internationaux, et qui suivent attentivement la moindre indication du chef, qui pour une fois, garde la partition sous les yeux (alors qu’il dirige toujours « à l’italienne », par cœur) signe d’une volonté de sécurité pour accompagner l’orchestre dans une partition aussi délicate. La difficulté tient à une composition faite de petites cellules qui changent brutalement dès qu’on semble s’accoutumer. Stravinsky rompt sans cesse l’accoutumance (tout le contraire de la pièce précédente, aux couleurs multiples, aux surprises réelles, mais « ordonnées »), et cette volonté permanente de rupture, et de constructions superposées de cellules opposées par les rythmes et l’instrumentation oblige à une concentration extrême de la part des solistes dont on saluera ici par exemple une fois encore les prestations des bois,  basson (Schweigert), Flûte (Pahud) ou Hautbois (Mayer): ici la direction de Gatti rend le moindre mouvement, le moindre sac et ressac, la moindre complexité d’une clarté confondante, et en même temps, la manière dont Gatti présente la pièce, ciselée par un orchestre hors normes et directement dans les mains du chef, en montre toutes les modernités, tous les volutes d’un néo-classicisme dont le « néo » est bien plus marquant que le « classicisme » et qui fait de cette pièce folle et étourdissante un des très grands moments entendus en concert ces dernières années.

Brahms

Avec Brahms, on revient à quelque chose de plus habituel au moins pour l’orchestre qui a joué cette symphonie avec Barenboim encore récemment (2023), où l’approche de Gatti n’a rien à voir avec celle d’un Petrenko (entendu dans la Première en septembre dernier à Lucerne), ainsi, deux lumières se confrontent et se discutent, celle plus tragique d’un Petrenko et celle plus romantique de Gatti. On ne choisira pas… à ce niveau, c’est totalement vain et d’ailleurs, de Furtwängler à Karajan ou Abbado, c’est un Brahms aux couleurs multiples qu’on a entendu à Berlin durant toute l’histoire de l’orchestre. On rappellera pour mémoire que ce fut aussi la Troisième qui décida les Berliner à élire Abbado en 1989 comme successeur de Karajan.
La Troisième, créée par Hans Richter et par le Philharmonique de Vienne le 2 décembre 1883 fut un succès immédiat qui consacrait un Brahms qui venait de gagner ses galons de plus grand compositeur allemand vivant, puisque Wagner était mort en février de la même année… Et c’est un Brahms apaisé et libéré qui se fait ici entendre, dès le départ avec les trois accords aux vents Fa, La majeur, Fa (qui donne en notation allemande FAF, dont la signification est aussi la devise de Brahms : Frei aber Froh – libre mais heureux). Ainsi Gatti va explorer cette liberté retrouvée et cette joie en montrant à la fois bien sûr les échos Beethovéniens (« Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est qu’entendre continuellement derrière soi les pas d’un géant ! » disait Brahms à Hermann Levi en 1870), mais aussi ce que sa fréquentation de Schumann, des Schumann (Robert et Clara) et la connaissance des symphonies de Schumann, son mentor, lui a apportée. Or Gatti explore régulièrement le monde symphonique de Schumann dont il propose souvent dans ses programmes l’intégrale des quatre symphonies, et c’est avec cette connaissance très intime de l’univers schumannien qu’il lit la symphonie de Brahms. D’ailleurs sur le dernier des trois accords initiaux, les cordes, avec en écho trombones et timbales, lancent le premier thème, énergique et passionné, dans sa couleur qui tire vers les registres graves, limitent le côté enjoué et rappellent clairement un univers schumannien. Gatti dans l’interview à laquelle je renvoie pose d’ailleurs très clairement la question, soulignant la parenté du rythme avec la « Rhénane », mais aussi les indications con brio ou passionato, sans autre indications agogiques de la part de Brahms indiquant clairement qu’il laisse pleine liberté interprétative. Et son premier mouvement est donc particulièrement ouvert, respire pleinement le romantisme « à la Schumann », dépassant l’ombre de Beethoven mais avec une densité, voire une intensité qui étreint et qui donne un accent légèrement tendu, mais jamais « tragique ». Et la couleur donnée ne se heurte pas à la « grande tradition », mais essaie de trouver une voie d’échange entre la tradition portée par l’orchestre, ses habitudes d’interprétation, et les propositions du chef : la pleine réussite du résultat montre l’entente entre les deux, musiciens et chef.
Autre moment suspendu et éblouissant, le jeu des bois en début de second mouvement (Andante) entre Matic Kuder (Clarinette), et notamment Stefan Schweigert (Basson), et Albrecht Mayer (Hautbois) , tout d’ailleurs dans ce second mouvement respire l’élégie et des thèmes issus de racines plus populaires qu’on entend aussi dans le troisième mouvement, le plus fameux, qui est lié par la couleur au précédent. Ces deux mouvements centraux me sont apparus les plus charnus, les plus « édéniques », au sens où ils sont directement évocatoires d’un espace de bonheur simple, par leur délicatesse, par leur largeur, par les horizons qu’ils ouvrent, par leur totale absence de tension, il y a ici une joie profonde où l’on retrouve le « froh » initial… jamais démonstratif, jamais mièvre, il y a là un paysage intérieur qui montre une sérénité qu’on n’attend pas toujours chez Brahms. Et l’orchestre possède ici une sorte de simplicité organique que seules les grandes formations peuvent afficher, souplesse des enchainements, rubati, sans jamais appuyer, sans jamais abandonner une sorte de délicatesse d’approche, d’effleurement qui enchante.
Le dernier mouvement, plus dramatique, aux rythmes plus serrés, donne à l’orchestre l’occasion d’exploser en une variété infinie de couleurs, on y retrouve quelque chose de l’ombre portée de Beethoven, on y retrouve urgence et intensité, avec certes des contrastes, mais jamais des heurts, au contraire Gatti prend soin de livrer un discours continu. Habituellement on entend dans les derniers mouvements une sorte de préparation à l’accord final, de resserrement des rythmes et au contraire ici, Gatti prend soin de ne jamais créer de brutalité, mais de soigner tout ce qui lie, tout ce qui rend fluide, si bien qu’il prépare à cette fin inhabituelle, sans climax, une fin presque contemplative, écho du début du premier mouvement et en même temps conclusion logique d’un dialogue instrumental plus que de heurts agogiques et de contrastes dans un silence recueilli. Une fin presque céleste, qui étreint.

Ce concert au programme étonnant, que je conseille d’écouter sur Digital Concert Hall (écoute singulière pour 16,90 €), permet de vérifier d’abord la virtuosité et la ductilité des Berliner et surtout leur disponibilité lorsqu’ils font confiance à un chef. C’est bien cet engagement et cette confiance, qui créent ici l’osmose entre le podium et tous les pupitres et conduisent à ce succès triomphal. Sans doute une des grandes soirées de la saison.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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