Dresde…
Pour qui arrive à Dresde, il est difficile de ne pas penser à la destruction quasi-totale de la ville, réputée la « Florence de l’Elbe », parce que ses larges avenues, ses longues et laides barres d’habitations dans le style des années RDA rappellent une reconstruction parant à l’essentiel et au plus pressé, donner un toit aux habitants. Seul subsiste un petit centre historique concentrant la plupart des monuments essentiellement construits aux XVIIIe et XIXe, rénovés, restaurés, où dominent le Zwinger et son incroyable collection de porcelaines et de peintres anciens, dont une collection unique d’école italienne (avec un rarissime Giorgione et la fameuse Madone Sixtine de Raphaël) et la collection des peintres plus récents à l’Albertinum, allant de Kaspar David Friedrich à Otto Dix en passant par Monet… Dresde fut un joyau et y trône de nouveau en son centre la Frauenkirche (Architecte George Bähr, Inaugurée en 1743) reconstruite de 1994 à 2005 au milieu des polémiques.
J’ai vu Dresde en 1990 pour la première fois et étaient encore visibles sur les bâtiments historiques les traces des incendies autour des fenêtres, et au centre de la ville la ruine de cette église, montagne impressionnante de pierre, témoignait de cette dernière blessure de la deuxième guerre mondiale que fut le bombardement du 13 au 15 février 1945.
Un autre grand joyau de la ville est le Semperoper, ainsi appelé à cause de son architecte Gottfried Semper qui a présidé à la construction d’une première salle inaugurée en 1841, où sont créés Rienzi (1842) puis Der Fliegende Holländer (1843), puis Tannhäuser (1845). Wagner est le maître de Chapelle (littéralement Kapellmeister) de la cour de 1843 à 1848 où son implication dans les journées révolutionnaires lui valent le bannissement, un destin partagé par l’architecte Semper dont il est l’ami et dont les idées l’inspireront pour le palais des Festivals de Bayreuth.
Ce premier théâtre brûle suite à un incendie en 1869, il est reconstruit selon des plans de Gottfried Semper (pourtant toujours banni) et est inauguré en 1878, formant avec la Résidence qui remonte à la Renaissance, le Zwinger voisin et l’église de la Saint Trinité (architecte Gaetano Chiavari, inaugurée en 1755), pendant catholique de la luthérienne Frauenkirche l’ensemble architectural le plus impressionnant de la ville. C’est dans ce théâtre, appelé alors Königliches Opernhaus, puis Staatsoper Dresden[1] qu’ont été créés la plupart des grands opéras de Richard Strauss dont Feuersnot (1901), Salomé (1905), Elektra (1909), Der Rosenkavalier (1911), Intermezzo (1924), Die Ägyptische Helena (1928), Arabella (1933), Die Schweigsame Frau (1935), Daphne (1938). Le bombardement de 1945 le détruit et il est reconstruit à l’identique de 1977 à 1985, et la salle ouvre à nouveau au public le 13 février 1985.
Les célébrations de 2025 commémorent donc l’anniversaire des 80 ans du bombardement et celui des 40 ans de la dernière reconstruction de la Semperoper, qui avec la Frauenkirche, est le symbole vivant de la ville de Dresde. C’est dire l’importance de l’événement et sa toute particulière signification.
La Staatskapelle Dresden
La Semperoper est le siège de la Sächsiche Staatskapelle Dresden[2], l’un des plus anciens orchestres européens, fondé en 1548… Outre Carl Maria von Weber et Richard Wagner, une théorie de chefs prestigieux en ont été les directeurs musicaux, dont Fritz Reiner, Fritz Busch, Karl Böhm, Rudolf Kempe, Karl Elmendorff, Joseph Keilberth, Rudolf Kempe, Franz Konwitschny, Kurt Sanderling, Herbert Blomstedt, Giuseppe Sinopoli, Bernard Haitink, Christian Thielemann et depuis septembre 2024, Daniele Gatti.
La Staatskapelle de Dresde est l’un des deux très grands orchestres de tradition de l’histoire musicale allemande avec celui du Gewandhaus de Leipzig, et c’est sans doute celui qui conserve encore aujourd’hui un son spécifique, moins « international » que d’autres formations de même niveau. Avec la Staatskapelle de Berlin, à qui Daniel Barenboim a redonné un prestige un peu perdu, ces trois orchestres formaient une carte d’identité culturelle dont la RDA s’est abondamment servie au temps du communisme et n’ont pas pâti de la situation politique, même s’il est à rappeler que c’est du Gewandhaus de Leipzig et de son chef d’alors Kurt Masur que sont parties les manifestations contre le régime qui ont abouti à la chute du mur.
Ces longs rappels historiques, pour souligner d’abord que la Semperoper, où la « Sächsische Staatskapelle Dresden » officie comme orchestre de fosse à l’opéra et comme orchestre symphonique avec une saison spécifique de 12 programmes différents jusqu’en juillet, à l’instar de l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig ou de la Staatskapelle Berlin, est par sa tradition et son histoire l’un des plus importants d’Allemagne, même si sa programmation lyrique est de qualité assez irrégulière, et rappeler que le programme des 12 et 13 février est un moment essentiel de l’année, en particulier en 2025 à cause du double anniversaire évoqué plus haut. Et pour Daniele Gatti qui y apparaît pour la première fois en tant que « Chefdirigent », c’est un enjeu non négligeable que d’y diriger dans ces circonstances une pièce aussi emblématique que la Messa da Requiem de Verdi. Nous l’avons précisé, c’est l’œuvre la plus souvent exécutée depuis les 74 ans d’existence de ce concert anniversaire, c’est une œuvre familière à l’orchestre qui l’exécute depuis 1876, et c’est enfin un des chevaux de bataille de Daniele Gatti aujourd’hui l’un des plus grands chefs pour Verdi
Pour la circonstance, sur les quatre solistes, trois font partie de la fine fleur du chant italien, Eleonora Buratto, Francesco Meli, Michele Pertusi, qu’on entend souvent dans cette œuvre, auxquels s’ajoute la mezzosoprano hongrois Szilvia Vörös, formée auprès d’Eva Marton, et qu’on commence à voir dans les grands théâtres internationaux.
Le déroulement du concert
La salle est comble, de très timides applaudissements accueillent les solistes et le chef et d’emblée sonne un Requiem qu’on sent immédiatement d’une couleur particulière, au tempo plus retenu, à la couleur sombre qui immédiatement nous projettent non dans une ambiance de concert ou de spectacle, mais au cœur du recueillement, dans une fonction où le terme Requiem fait sens, plus que le terme concert. Il s’agit d’abord d’un moment de commémoration des morts du bombardement de 1945, cérémoniel et auquel le public est convié à participer plus qu’à simplement assister.
D’emblée aussi, le timbre très spécifique de la Staatskapelle frappe, parce qu’il correspond à la couleur que Daniele Gatti veut imposer. Il n’y a là rien de brillant ni de spectaculaire, mais un travail en profondeur où fait sens un timbre particulier correspondant aux circonstances où sans cesse nous frappe l’intensité des attaques, la profondeur des graves, l’indicible allègement jusqu’à l’inaudible des sons des cordes, mais en même temps l’énergie des cuivres et leur relief sonore, d'une intensité presque inédite, même très traditionnellement disséminés dans la salle au moment du Dies Irae. Il y a là une perfection des lignes, une précision sans aucune bavure, et un engagement qui pénètre physiquement l’auditeur. C’est le cas au tout début, quand le son semble monter du néant, comme des profondeurs d’un Enfer dantesque qui insensiblement s’insinuerait en vous avec un chœur murmurant Requiem aeternam dona eis, Domine.
C’est cette perception immédiate d’une couleur particulière qui saisit l’auditeur, et un bref regard sur la salle montre une sorte de fixité spectrale de tous les spectateurs. Rien ne bouge, un public presque statufié dont la vue là encore vous étreint : incontestablement quelque chose d’une nature particulière se passe. La conscience vous embrasse qu’il s’agit non pas d’un concert de plus, mais de plus qu’un concert, et vous écoutez alors l’exécution avec une attention d’autant plus grande…
Le son de la Staatskapelle n’a pas ce côté brillant que peuvent avoir d’autres orchestres symphoniques de cette trempe, il a un côté un peu rude, sans fioriture, assez mat, comme un son quelquefois ancien, un timbre d’un autre temps, très spécifique et en même temps fascinant qu’on entend particulièrement dans les bois et en même temps des cordes incroyablement suaves qui bouleversent dès les premières mesures par leur retenue et leur légèreté, une douceur indicible et en même temps intense, totalement chavirant.
L’entrée des solistes sur le Kyrie qui vaut présentation vocale nous fait aussi pressentir un moment d’exception : l’attaque de Francesco Meli, franche, homogène et en même temps solaire donne cette touche d’italianité que jusque là on avait (presque) oubliée, puis Michele Pertusi frappe avec ce grave sonore sans être si profond, mais intense et en même temps dénué de tout spectacle et les deux voix féminines incroyablement mêlées et presque tressées secouent par leur force et leur immédiate intensité.
Le Dies Irae a la force habituelle et en même temps Gatti a tellement travaillé la clarté et la limpidité du son qu’on entend tous les niveaux sonores et surtout les bois solistes, qui font clairement ressentir quels fils ce Dies irae peut tresser avec la scène initiale d’Otello : on a l’impression d’y entendre les mêmes déchainements, et en même temps les même jeux particulièrement raffinés des bois entre eux et du coup on réalise que cette scène initiale d’Otello est aussi comme un déchainement divin qui prend ses racines dans le Requiem. On est littéralement écrasé par la situation et le son, et en même temps fasciné par certaines modernités de timbre, certains heurts, certaines dissonances. Et Gatti fait entendre là le Verdi novateur, que le timbre particulier de la Staatskapelle renforce, parce qu’on y entend des sons presque inédits, loin du Verdi « opératique » au sens où l’on dirait « habituel » et « traditionnel », il y a là une vraie dialectique de la surprise.
Le silence et les murmures graves qui précédent Mors stupebit et le scandent comme une sorte de glas, Michele Pertusi scande chaque mot, avec une intensité et une puissance inouïes, mais travaillant essentiellement le phrasé, sans fioriture, avec une sorte de simplicité dénuée de toute complaisance qui rend le moment encore plus terrible, avec cette idée de destin qui frappe.
Liber scriptus permet d’entendre la voix puissante de la mezzosoprano Szilvia Vörös, particulièrement homogène et vibrante, aux aigus triomphants sans être jamais tonitruants. On sent combien Gatti a tenu à contrôler le volume des solistes, et surtout à soigner l’équilibre avec l’orchestre qui avec sa tension interne, contribue à imprimer la couleur de l’ensemble, comme dans quidquid latet apparebit.
Avec Quid sum miser tunc dicturus arrive une rupture, et le son des bois (le basson !) presque rêche, accompagne les voix solistes en une sorte de dialogue où le son instrumental au profil très précis, dialogue avec des voix solistes usant d’adoucissements, de rubati, rendant leur intervention presque mourante, en une sorte de lamentation qui rend ce moment presque suspendu par le contraste entre orchestre et voix en un équilibre surprenant et bouleversant (avec un moment a cappella à se damner)…
D’autant plus grande est la rupture avec le Dies irae d’un chœur magnifiquement préparé par Jan Hoffmann, au phrasé impeccable, à la puissance notable et surtout avec une grand capacité à moduler ses interventions ; on voit là le travail de ciselure qui consiste à ne jamais travailler dans le trop, mais toujours mettre des limites à ce qui pourrait sembler excessif. Gatti veille aussi bien avec l’orchestre qu’avec les solistes et le chœur à resserrer, à contrôler, à éviter les dilatations, sans jamais être brutal cependant. Alors les interventions successives des solistes (Salva me…) se marquent par une sorte de simplicité étonnante avec un moment céleste d’Eleonora Buratto, incroyable de contrôle en dosant le volume avec Szilvia Vörös elle aussi étonnante de force et de retenue en même temps, comme Salva me initié par la basse (Pertusi) presque intime et repris par le chœur avec la même pudeur et le ténor.
Ainsi le recordare s’enchaine presque naturellement, où l’on remarque les qualité d’émission de Szilvia Vörös et le beau travail effectué avec le soprano dans le dosage du volume et les reprises de voix puis par un duo (ante diem rationis) incroyablement équilibré et accompagné à l’orchestre avec une douceur inouïe.
Il faut entendre Meli dire d’une manière presque suspendue « Ingemisco ». Le soin apporté au phrasé, le contrôle sur chaque mot, l’émission, le phrasé font ressortir combien on entend derrière cette voix la tradition belcantiste. Mais Il y a longtemps qu’on n’avait entendu Francesco Meli dans une telle forme et affichant une telle sûreté. Il donne une touche incroyablement lumineuse, peut-être la seule lumière de cette incroyable soirée, qui est touche de vie, qui me donne l’idée d’un futur possible et non d’une clôture.
De son côté Michele Pertusi, qui vient de la même tradition belcantiste, dans confutatis maledictis n’a jamais été aussi humain, livrant le texte avec cette clarté qu’on lui connaît, mais avec une expressivité inouïe : son voca me cum benedictis sonne l’espace d’un instant comme une supplique puis comme une sorte d’exigence avant de terminer dans la prière (oro supplex et inclinis). Il y a là toute une palette de couleurs qui marque l’humanité implorante qui sonne avec un confondant naturel et en soutien un orchestre jamais envahissant et toujours limpide, avec des jeux instrumentaux internes qui semblent faire écho à la voix et dont le timbre sonne presque quelquefois futuriste.
Le Lacrimosa, après une reprise du Dies irae qui se termine par des accents gémissants à la Simon Boccanegra fait toujours regretter qu’il ait été biffé au dernier moment du Don Carlos original (chœur sur le cadavre de Posa), c’est un moment d’ensemble originellement avec les seules voix du ténor et de basse (Carlos et Philippe) qui joue ici aussi sur les voix féminines qui lui donnent une autre couleur avec cette incroyable intervention du soprano, presque une sorte de voix du Ciel ici phénoménale par Eleonora Buratto et par le passage a cappella du quatuor vocal repris par chœur et soprano. À partir de la même pièce, Verdi construit deux univers à la fois semblables (le deuil) et très différents par la couleur finale ; presque moins noire ici. Il faut entendre l’Amen du chœur accompagné par un orchestre à l’accord final d’une incroyable densité.
Après une très brève interruption, commence la seconde et dernière partie avec d’abord l’offertorio.
Domine Jesu Christe, Rex gloriae, peut-être la partie la plus lyrique et la plus ouverte, la plus opératique de l’ensemble, un moment de respiration (libera me…). C'est le moment où l’on aspire à l’autre vie comme le souligne la fabuleuse intervention de Francesco Meli avec une voix suspendue, aux frontières du Ciel
Hostias et preces tibi, Domine,
laudis offerimus
ainsi que
fac eas, Domine, de morte transire ad vitam
Encore un moment inouï, presque jamais entendu avec cette retenue, cette intensité et en même temps cette expression de foi profonde. Gatti fait entendre un Verdi plus « religieux » qu’attendu, plus intensément investi dans l’espérance (ah ces flûtes avec les quatre voix solistes en arrière-plan). C’est peut-être à ce moment que l’homogénéité des quatre voix solistes et leur engagement se fait le mieux entendre, avec ce Fac eas de morte transire ad vitam enchainé à un orchestre d’une douceur à perdre le cœur. C’est un moment de sérénité indicible, mais sans jamais laisser de côté l’incertitude, car le Requiem est aussi une œuvre sur le doute…
Le Sanctus fait entendre l’incroyable intensité du chœur, ici en une invocation presque joyeuse, qui dialogue avec un orchestre totalement étourdissant dont malgré le chœur, on entend toutes les inflexions et notamment les légers traits de flûte à peine perceptibles et pourtant clairs, et le dialogue des voix avec les autres bois. C’est un moment où la précision de la préparation, la subtilité des volumes se fait peut-être le mieux entendre, et l’osmose avec l’orchestre qui sonne dans les dernières mesures presque comme une anticipation de Falstaff… prodigieux.
À partir de l’Agnus Dei, part la plus importante est donnée aux voix féminines, d’abord reprises par le chœur et où se tresse l’orchestre en un ensemble d’une poésie rare, ouverte, où l’image des péchés du monde que Dieu enlève est soulignée par les bois et notamment les flûtes dans un orchestre incroyable de pudeur, de légèreté et de lyrisme au son encore une fois retenu, contrôlé, et tellement limpide avec des jeux de timbres et de couleurs jamais entendus. Mais là encore surgit le doute, par les échos qui renvoient au futur Otello et à la prière de Desdemona à Otello sans effet… Il y a là encore la domination d’une incertitude fondamentale que la répétition des motifs et des cadences renforce. La poésie intense, le jeu des timbres est aussi une sorte d’évocation répétée sans réponse, incertitude et doute habitent la douleur humaine. Et ici cet Agnus Dei aux motifs répétés garde cette fondamentale incertitude, qui lui donne l’aspect d’une litanie sans réponse claire, accentuée par une fin qui semble presque tronquée, laissée aux voix sombres (mezzo et chœur d’hommes).
La présence de l’orchestre avec ses cordes éblouissantes illumine (c’est le cas de le dire) le Lux aeterna et accompagne l’entrée de la mezzo, Szilvia Vörös décidément remarquable avec une voix bien projetée et bien contrôlée. La voix grave et les cordes plutôt aiguës jouent ensemble un jeu intense repris en contraste par la basse (et orchestre aux cuivres plus sombres en soutien). En un moment, l’orchestre plutôt clair s’est assombri et les voix éclaircies (ténor et mezzo). C’est encore, comme précédemment dans l’Agnus Dei, un incroyable jeu de timbres mélangés avec passages a cappella repris par un orchestre plus funèbre, qui scande le son comme un glas, sorte de marche lente qui s’enchaine avec les flûtes et s’éclaircit, finissant par une sorte de dramaturgie en point d’orgue sur Cum Sanctis tuis in aeternum, quia pius es qui ouvre sur une partie plus ouverte chantée par mezzo, basse et ténor, qui terminent ici leurs interventions par un ensemble a cappella repris par l’orchestre en un final à la flûte totalement bluffant avant l’accord ultime.
Cet espace lumineux s’assombrit avec la dernière partie, le Libera me particulièrement difficile et long laissant au soprano la parole ultime.
C’est comme on sait le passage composé par Verdi en 1869 pour la messe qu’il avait conçue pour Rossini et qui est donc l’origine de ce Requiem.
C’est un long passage d’une rare intensité, où la voix soliste, le chœur et l’orchestre se prennent tour à tour la part protagoniste. Tout part de l’expression de la faiblesse humaine, avec ce cri presque angoissé Libera me et un rappel du Dies irae initial, et puis un accompagnement orchestral aux bois presque dissonants aux allures de danse macabre avec une expression de crainte qui rend le moment terrible (Tremens factus sum ego et timeo,).
L’intensité du moment est rendue à la foi par la voix d’Eleonora Buratto d’une expressivité marquée avec de parfaites montées à l’aigu, jouant aussi sur des sons graves à la limite du rauque, et enfin sur les silence marqués par Gatti, notamment celui qui précède la reprise du Dies Irae qui se termine à l’orchestre de nouveau par des sons aux bois, comme des échos de danse macabre dont nous parlions plus haut. Toute cette partie finale est faite d’alternance de doute et de lumière, avec une demande répétée et obsessionnelle Libera me aussi bien répétée par le chœur que par le soprano, avec des moments plus lumineux, comme Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis qui pourrait apparaître comme une sorte de final d’espérance..
Mais survient une reprise qui se fait plus dramatique, plus affolée, plus incertaine comme prise par l’embrasement du doute, où chœur et soprano se mêlent et où un dernier libera me à l’aigu du soprano alterne aussitôt avec un autre libera me plus sombre et presque susurré par le chœur, avant qu’à la limite du parlando, le soprano ne reprenne au comble d’une angoisse non résolue,
Libera me, Domine, de morte aeterna,
in die illa tremenda.
Libera me.
Et que ne sonne l’accord final tout en retenue, dans un moment où rien n’est résolu.
Gatti alors laisse suspendu son bras pour un silence comme Abbado le faisait systématiquement à la fin d’une exécution intense, et la concentration est à son comble, qui plonge la salle comme dans un néant, avec un public interdit et secoué dont n’émerge aucun bruit.
Lentement Gatti abaisse sa baguette, l’exécution est terminée.
Alors orchestre, chœur et solistes se lèvent, avec le public, pour le moment de commémoration encore plus fort, plus intense, ce long silence d’une salle debout où après un Requiem d’une rare intensité, on rentre en soi pour penser aux morts, à tous les morts de toutes les guerres, absurdes et terribles.
Et puis tout le monde sort sans un bruit, sans un mot, avec un dernier regard vers la scène qui se vide comme la salle.
Je l’ai écrit, rarement il m’a été donné d’entendre un Requiem de Verdi d’une telle intensité, d’une telle puissance d’évocation, où tous, orchestre, chœur et solistes, ont visiblement offert le meilleur d‘eux-mêmes au service de l’art. Ce Requiem fut un monument, un monument sonore (en allemand « monument » se dit Denkmal « marque pour penser ») et ce fut un intense moment de pensée, de vibration, de communion artistique et humaine, où l’art trouvait sa fonction et sa nature : réunir les humains autour d’eux-mêmes, pour rappeler le passé et le faire vivre par la musique pour célébrer l’humanité dans sa globalité et diversité. Une des grandes soirées de ma vie.
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Le concert du 13 février a fait l’objet d’une retransmission-radio sur la MdR, la NdR et RBBKultur le 13 février de 20h à 22h, peut-être y a‑t‑il quelque chance de le récupérer… Il en vaut la peine.
[1] Opéra d’État (Staatsoper) parce que la Saxe (dont la capitale est Dresde) est un Freistaat (État libre) à l’instar de la Bavière et non un Land. Ce statut est le résultat de l’histoire…
[2] L’autre orchestre de Dresde est la Dresdner Philharmonie, fondé en 1870 sous le nom de Gewerbehausorchester et qui prend son nom actuel en 1915. Il se produit au Palais de la Culture (Kulturpalast)