Dans une courte vidéo enregistrée à l’occasion du départ de Daniel Harding et disponible sur le site de Berwaldhallen, le chef nuance et admet qu’il est peut-être un peu présomptueux de terminer avec l’éternité du Chant de la terre. Je trouve au contraire qu’il n’en est rien, tant dans le déroulé du programme que dans son exécution. Avec Ces Belles Années de Betsy Jolas, Harding fait un clin d’œil au festival d’Aix en Provence (pour lequel la pièce fut créé en 2023), et à la France, terre d’adoption, mais aussi à la création contemporaine et au genre féminin, puisqu’il faut désormais le noter, voire le surligner.
C’est surtout une pièce au titre très transparent ce soir-là, joueuse, avec citations d’opéra de Mozart et même de Happy Birthday, plutôt bien cachées, il faut l’admettre. Harding et l’orchestre la jouent de la manière la plus claire possible, sans fioritures, laissant la part belle aux percussions sous tension, avec de très jolies cordes lissées. Rien de fou mais du bel ouvrage et des surprises : l’arrivée de Fleur Barron, sortie des coulisses, en fin de pièce. Au programme de ce théâtre musical, des exclamations chantées, fort bien sur-jouées : « Oh que c’est beau ! Que c’est joli ! », des murmures des membres de l’orchestre, des coups de talons sur le sol, et des applaudissements interrompus par le mezzo d’un poing fermé, comme pour un clap de fin. Habile manière de laisser le geste final du chef… à autrui.
Voilà pour une pièce contemporaine d’une autrice vivante (chaque mot a son importance) et dont chaque geste compte pour un anniversaire qui est aussi une petite mort (le thème de la saison 2024–2025, Kärlek och Död, Amour et mort, littéralement).

Là où Harding joue vraiment la carte de la modestie, c’est au centre du programme laissé à Joshua Bell et à son interprétation du concerto pour violon de Mendelssohn. On sait que le violoniste est très aimé ici et, effectivement, il fait des étincelles : interprétation habitée, avec une clarté jamais mise en défaut, une virtuosité de chaque instant avec des aigus scintillants, des graves abyssaux. Joshua Bell est un festival à lui tout seul et Harding met l’orchestre à sa disposition totale, dans un dialogue raisonné, où l’orchestre est clairement en retrait mais impeccable. C’est le côté feu d’artifice, sortie en fanfare pour satisfaire totalement le public, et offrir le plus d’applaudissements à un artiste tiers dans une interprétation magistrale. Certaines figures de la presse locale, jamais avares de coups de griffes envers un chef honni, ne se sont pas privées, une fois de plus, de souligner que cette pièce constituait l’événement de la soirée. Alors que l’essentiel était ailleurs, dans la relation très particulière du Sveriges Radios Symfoniorkester et de son chef, Daniel Harding, tout à fait mise à l’épreuve réussie du Lied von der Erde.
Soit donc cette vraie fausse 9e symphonie, ce vrai faux ensemble de lieder orchestrés sans cesse remis sur le métier, au cœur du travail de Mahler et de Harding et de son orchestre. Cette symphonie tellement tellurique, faites de joies bien terrestres et pourtant aussi d’appels à l’infini.
Pas de Goerne ni de Gerhaher (on se souvient de magnifiques concerts et d’enregistrements sur disque, il fut un temps… lors de la collaboration avec Harmonia Mundi), encore moins du Suédois Mattei pour le final de Harding. Daniel a fait appel à l’ami de toujours, le ténor Andrew Staples, pour l’accompagner, une dernière fois à côté du pupitre de Berwaldhallen.

Et encore une fois (on se plongera dans les archives du site), on constate à quel point le ténor anglais se bonifie, avec sa voix claire, bien projetée, lancée à cœur perdu dans les élans du chant Mahlérien. Et il faut de la bouteille pour se frotter à ce premier lied, tout en puissance et en ivresse avec un orchestre qui titube et accompagne « Das Lied vom Kummer », plein de textures scintillantes, de bordées de cordes et de vents qui emballent et se déchainent comme contre un vent mauvais mais en faisant bonne figure.
Andrew Staples se glisse de très bonne grâce dans la figure de l’homme ivre, et là encore on sent le vécu mis à profit dans le geste artistique, y compris jusqu’à son départ de la scène pour laisser Fleur Barron, seule voix humaine sur scène pour l’Abschied.
Disons que l’orchestre et Harding ont fait, une fois de plus, œuvre commune, avec une interprétation très vive, aérée, pas du tout empâtée ou confite dans la tristesse. On a senti à chaque instant la fraîcheur douce de la nuit, les chants d’oiseaux, tout le bestiaire et la flore qui battent dans la partition avec des instrumentistes magnifiques. Citons les contrebasses, éclatantes mais pleines d’énergie rentrée, les cordes bien sûr, toujours magnifiques, vives ou profondes, et surtout les flûtes, particulièrement mises en valeur et qui ici s’échappent même de la baguette de Harding pour filer vers des absolus (Anders Jonhäll) incroyables. Cela fait partie de la magie Harding de laisser aussi une certaine marge de manœuvre à des pupitres, très solistes, qui d’un seul coup, semblent s’échapper de la masse pour offrir une vérité esthétique.
Et puis l’Abschied, avec Fleur Barron, pieds nus sur scène, ancrée dans le moment avec sa voix au timbre si beau, si chaud, avec une projection impeccable et des couleurs magnifiques. Mais surtout, elle avance pas à pas dans le lied, avec l’orchestre, comme instrument surnuméraire, jaillissant ou rentrant dans le collectif, se fondant par moment dans l’ensemble, comme absorbée. Un grand moment.

Alors, évidemment on tend l’oreille ici ou là en entendant des réminiscences de Mahler ou de Wagner dans ces lieder qui nous renvoient autant aux œuvres propres qu’aux interprétations de l’orchestre avec son chef durant ces longues années mais surtout on est pris dans l’avancée, cette marche fatale vers l’absolu.
Très personnellement, j’ai été touché par les harpe (notemment celle, toujours aussi belle, de Lisa Viguier Vallgårda). Encore une fois associée à tant de souvenirs, y compris celui récent d’une répétition où Harding est venu lui-même, assis au pied de la harpe de Lisa, inscrire sur sa partition ce qu’il souhaitait.
Et puis ces bordées de cordes, enveloppantes ou soyeuses mais jamais grandiloquentes, ces cuivres solennels, mesurés et surtout les bois, les flutes, on l’a dit, mais aussi les clarinettes et les hautbois vraiment divins (après avoir été criards et goguenards, comme il se doit). Et pour finir les scintillantes clochettes d’Oskar Ekberg, contrepoint d’une Fleur Barron qui se noie peu à peu dans le silence.
Alors évidemment, après ça, on ne se lève pas comme un seul homme pour applaudir comme après le Mendelssohn mais on est vraiment heureux d’avoir accompli le voyage tous ensemble. Et c’est le sans doute le désir d’un Harding qui, une fois de plus, ne cherche pas les applaudissements outre mesure mais, une fois n’est pas coutume, va saluer directement certains musiciens (Anders Jonhäll, flute, Bengt Rosengren, hautbois…) en fendant l’orchestre. Et on sent que c’est un geste du cœur pour saluer une interprétation au-delà de tous les qualificatifs et qui le touche directement, comme un ultime cadeau, presque personnel, des artistes à leur chef.
Harding l’avait sans doute voulu comme un concert de plus, pas plus pas moins, et se cachait derrière son devoir (les répétitions furent studieuses) mais la magie du concert l’a rattrapé.
Comme d’ailleurs Malin Broman, premier violon, qui doit utiliser le micro pour rappeler sur scène un Daniel Harding fuyant littéralement dans les coulisses. Sa voix est enrouée par les fêtes prolongées d’après répétitions, dit-elle, et même si elle sait que le chef n’aime pas les discours d’après concert, elle se doit de partager avec le public leur cadeau pour lui.
Suit alors un medley (préférons le terme anglo-saxon plutôt que l’inadapté pot-pourri) d’extraits de concerts que l’orchestre a joués sous sa direction, débutant par la 5e de Mahler (enregistrement Harmonia Mundi), se poursuivant avec des Strauss et le récent Tristan avant un Ce n’est qu’un au revoir chanté par l’orchestre. Extrêmement touchant… et lacrymal pour un chef et un public qui n’en demandaient peut-être pas tant.
Ce soir là encore Daniel Harding et le Sveriges Radiosymfoniorkester ont fait des merveilles et si on sait que les horizons bleuissent éternellement, on sait aussi, douloureusement, que ce soir-là une page exceptionnelle se tourne. Merci Daniel pour toutes ces belles années !
