Dans nos habitudes d’enfants gâtés mélomanes, enfants et petits-enfants des Trente Glorieuses et des fameux « dividendes de la paix », on peut ne voir que le répertoire et oublier que le romantisme et ses suites furent forgés par des hommes ayant connu, voire vécu, la guerre. D’où sans doute ces émotions tranchées, cette aspiration au rêve idéal, cette mélancolie profonde. Ainsi tout le programme de ce soir joue avec ces sentiments et ces figures-là et on ne peut s’empêcher de vivre peut-être un peu plus intensément ce répertoire redécouvert avec les événements géopolitiques du jour.

Ainsi au-delà de l’habituel déroulé Schumann, Mahler, Britten (que raille d’ailleurs Magnus Svensson en introduction), on croit déceler « un chemin secret » comme dans le Winterreise de Müller et Schubert dans les douleurs sentimentales mais aussi physiques, réelles qui habitent ce répertoire.
La première entrée dans le programme se fait, en douceur, avec Schumann. Märzveilchen tout en fraîcheur dans la voix pétillante et colorée de Connolly. On repère ici ou là des échos aux déceptions du Schubert du Voyage mais aussi les luminosités de La Belle Meunière.
Muttertraum oblique vers le versant maternel, à la fois inquiet et consolateur qui est l’une des pistes de la soirée. Connolly est toute en intensité avec des registres bien liés, des graves charnus.
Autre inflexion, encore plus sombre, mais ici dans le côté bien matériel des souffrances, Der Soldat avec un Magnus Svensson très engagé. Connolly use d’aigus colorés et puissants et nous achève avec le final « Ich aber, ich traf ihn mitten in das Herz ».
Enfin Der Spielmann est l’occasion pour Connolly de dévoiler toute la théâtralité de son interprétation, avec une œuvre miroir (« Bin selnst ein armer musikant » conclut le lied), avec une voix toute en fragilité, sur un fil tendu après un piano qui s’abime dans les graves. On songe une nouvelle fois au Winterreise, notamment à Der Leiermann et on pourrait penser, par le regroupement de ces quatre lieder, à une forme concise du cycle, parfaite ouverture et en même temps dessin quasi complet du programme.
On saute une génération ou presque pour passer au trio Schönberg/Berg/Korngold. Avec Erwartung op. 21 de Schönberg, le romantisme est plus noir, plus amer, plus profond aussi. Magnus Svensson est ici au sommet avec des irisations d’un piano étincelant sur la magnifique montée de la voix de Connolly dans l’évocation de la lune.
Nous avons basculé dans l’étrange, avec Schenk mir deinen goldenen Kamm, enchaîné au lied précédent, et, alors que le piano de Svensson marche et trébuche, Connolly colore de ses nuances mordorées, les appels amoureux et/ou mystiques à Maria… et Magdalena. Amantes ? Figures chrétiennes ? On est dans l’indécision et Connolly toute en suspens ne lève pas le brouillard.
Schlafen, Schlafen de Berg nous étouffe presque sous la couette (les graves finaux du piano) et Connolly déploie la berceuse sombre avec des couleurs graves dans les aigus et des pianissimi époustouflants. C’est aussi une berceuse qui oscille entre la figure de la femme maternelle et amoureuse et le sommeil, qui est aussi un appel à disparaître, à fuir le réel.
On retrouve un peu de lumière avec Korngold (Sterbelied et Glückwunsch) qui nous fait basculer vers le XXe, avec un pont entre le romantisme et le jazz qui se dessine au loin. Ainsi avec le romantisme du sommeil et de la mort, une atmosphère de danses de salon émerge dans le programme. On ne croit plus vraiment aux figures de la nuit, aux rossignols et aux tombes plus ou moins symboliques mais ils sont encore éléments d’un programme sur lequel le mezzo peut colorer et dérouler lentement tout le spectre de sa voix avec une diction hyper précise.
Korngold permet également d’évoquer la fuite des compositeurs d’Europe vers une carrière américaine, notamment dans la musique de film (transition avec Bennett qui arrive) et de suivre l’évolution des teintes encore vives du romantisme déjà empruntes d’une douceur de vivre retrouvée (accords épanouis du piano et plénitude de la voix).
L’aisance matérielle n’est pas dénuée de mélancolie et on bascule vers une ambiance à la Fiztgerald ou Henry James, voire Agatha Christie. On pense aussi aux films de James Ivory avec A History of the Thé Dansant de Richard Rodney Bennet. Le texte de M.R. Peacock évoque une remontée de souvenirs coloniaux d’une aristocratie anglaise, voyageant en train vers la Riviera. Bennet a écrit une atmosphère de cabaret, avec danses de salon (Foxtrot et tango), pour une société joyeuse, non affectée par les affres de la guerre, überklass décomplexée et dont la géopolitique est objet de jouissance (chapeau Panama et thé Lapsang Souchong comme évoqués dans le cycle). Reste que le piano est heurté (bien mis en valeur par Svensson) et que le parlé-chanté, magistral de Connolly évoque les cahots du monde symbolisés par les mini-événements sociaux de cette micro société.
Connolly, charmante, évoque ses souvenirs de Bennett (miroir dans le miroir) et notamment son rôle dans la composition de musique de film, justement Murder on the Orient Express de Sidney Lumet (mais on peut aussi rappeler le spectre large de ses musiques de film, du psychédélique tellement 60ies, Billy Liar (Schlesinger 1963), au charme so Britishpresque chromo de Four Wedding and a Funeral (Newell 1994).
Après la pause, alors qu’on pourrait s’attendre à des compositions plus modernes, en écho à celles de Richard Rodney Bennet, Three songs de Samuel Barber (1910–1981), sur des textes de James Joyce, renvoient plutôt à celles de Schumann et pour être plus précis à des échos de Schubert (« My heart » sur I Hear an army écho/copie des « Mein Herz » de Müller). Tout est là : le figuralisme (Rain has fallen), la berceuse (Sleep now) mais aussi des évocations de dangers plus concrets (I hear an army) avec une Connolly qui passe du doucereux au gelé pour finir dans la hargne, voire la rage, sur un piano lourd comme un marteau de Magnus Svensson.
“My heart, have you no wisdom thus to despair ?
My love, my love, why have you left me alone?”
Nous avons évoqué Henry James et c’est encore à lui que l’on pense à l’écoute d’A Charm of Lullabies de Benjamin Britten où on sent un climat oppressant, de douceur malsaine, de chansons au caractère enfantin évident mais non dénuées d’une épaisseur autre. On apprécie les pianissimi de Connolly sur Cradle Song, les couleurs arc en ciel sur A Highland Balou, les abymes, voire la méchanceté, dans Sephestia’s Lullaby.
“Weep not, my wanton, smile upon my knee,
When thou art old there's grief enough for thee.”
Le piano devient intense dans A Charm, véritable manuel de contre-éducation, mais c’est le chant a cappella brûlant de Connoly sur The Nurse’s song qui finit d’emporter dans sa variété d’expression et d’intensité autant que sa musicalité.
Si bien qu’on est presque déçus d’aller vers les Mahler attendus, tant on a été retournés dans tous les sens par ce programme étonnant. Là encore, le choix va vers l’étrangeté. Du conte merveilleux mais sombre, Rheinlegendchen avec de magnifiques reflets piano/voix (et un écho du Der Lindebaum de Schubert), l’histoire enfantine qui tourne mal (Das Irdische Leben et Verlor’ne Müh) dans lesquels Connolly fait preuve d’une grande concentration et d’une expression contrastée. L’écho avec les Britten est flagrant alors qu’insoupçonné de prime abord. Enfin, avec Wo die Schönen Trompeten Blasen, on retrouve les malheurs de la guerre pour terminer le programme et si je puis dire, enfoncer le clou. Et si les chants du rossignol, les larmes et la jeune fille (voire Die Post de Schubert) sont bien là, nous sommes loin des souffrances du jeune Werther…

Point final vers l’éternité avec Urlicht et il fallait bien un peu de transcendance pour conclure ce voyage dans le romantisme un peu trop réel et concret dans la douleur pour nous soulager. Et Connolly, rose céleste, fut la consolation.
Ultime cadeau, King David de Herbert Howells (1892–1983) où l’on retrouve le thème de la consolation par la musique mais aussi la citation du rossignol : la boucle est bouclée.
Évidemment au-delà du programme charnu et profond, c’est la générosité de Connolly qui emporte par son sens de l’expression et de la musicalité avec une diction toujours précise mais qui fait la part belle aux couleurs, au sens. elle est aussi à l’aise dans la théâtralité passéiste de Bennett, que dans le classicisme des lieder romantiques ou des émotions contrastées avec Britten ou Berg et Schönberg. Comme toujours, Magnus Svensson assure un accompagnement classe, ici peut-être un peu moins chantant (il a l’habitude de mimer les lieder, ce qui ne fut pas le cas ce soir-là) mais plus engagé dans un jeu plus coloré. Grande soirée, au public choisi puisqu’on y voyait aussi, pour l’anecdote, Anne Sofie Von Otter et Johanna Walroth.