Si Saint-Saëns fait encore si souvent figure de vieille barbe, c’est parce que sa production lyrique semble indissociable de tout ce fatras antique qui faisait le bonheur de l’Académie des beaux-arts, de tous ces héros mythiques chers aux peintres pompiers. A une époque où seul l’impressionnisme trouvait grâce aux yeux de la postérité, le pauvre Camille se rangeait résolument du côté des Gérôme et des Jean-Paul Laurens, bref, du côté des artistes officiels dont il était de bon ton de se gausser. Samson et Dalila était son seul opéra à être encore joué, mais les beaux esprits faisaient la fine bouche et le laissaient aux grands spectacles populaires. Avec le retour en faveur des peintres dédaignés, Saint-Saëns aurait pu connaître une nouvelle jeunesse, mais on attend encore les théâtres qui oseront programmer Déjanire ou Hélène.
On avait déjà éprouvé une heureuse surprise en apprenant que le père du Carnaval des animaux savait s’amuser avec l’Antiquité, quand le Palazzetto Bru Zane avait ressuscité Phryné : sans pour autant préfigurer Phi-Phi, cet opéra-comique prouvait que le bon Camille pouvait avoir la Grèce rieuse, le disque paru en 2022 en apportant la preuve incontestable.
Mais voilà qu’en 2024, le Centre de musique romantique française frappait un coup plus fort encore : loin de ne se consacrer qu’à des livrets évoquant l’Antiquité, l’époque gallo-romaine le Moyen Âge ou la Renaissance, Saint-Saëns avait, sur ses vieux jours, renoué avec l’inspiration de ses tout débuts scéniques. La Princesse jaune avait une intrigue plus ou moins contemporaine de sa composition, et Le Timbre d’argent, bien que situé au XVIIIe siècle, ne s’inscrivait pas dans une période historique explicitement reculée. Mais après 1877, le compositeur s’était drapé dans la majesté du péplum ou du pourpoint et ne semblait plus devoir en sortir. Sauf qu’en 1906, à soixante-dix ans passés, il retravailla avec Lucien Augé de Lassus, le librettiste de Phryné, pour un opéra différent de ses prédécesseurs.
L’Ancêtre porte un titre qui ne trahit rien de son contenu. L’Aïeule aurait au moins permis de savoir qu’il s’agissait d’un personnage féminin. Mais rien n’indiquerait encore que, pour être lui aussi situé dans le passé – l’époque napoléonienne –, ce drame n’en fait pas moins intervenir des protagonistes « ordinaires » et non des héros de légende. Après Carmen, Colomba aurait pu tenter les compositeurs d’opéra ; il faudrait attendre qu’Henri Büsser s’y risque en 1921, mais avec L’Ancêtre, Saint-Saëns s’aventurait sur le même terrain que Mérimée dans son roman. C’est en effet une histoire de vendetta corse que conte cet opéra, avec une concision et une efficacité que l’on n’osait espérer.
Avec ses vieilles haines entre familles ennemies, L’Ancêtre est animé d’affects plus proches du spectateur que celles qui s’expriment dans les œuvres inspirées par l’Antiquité, même si les passions amoureuses y occupent une place essentielle. Il y a certes un côté mélodramatique dans l’accident final causé par la matriarche, qui coûte la vie à une jeune fille (n’en divulgâchons pas trop quand même), mais l’action lorgne ici presque vers le vérisme tel qu’avait pu le pratiquer Massenet dans La Navarraise.
Et, sans aller jusqu’à quitter le camp des académiques pour rejoindre les Impressionnistes, Saint-Saëns se montre ici soucieux d’évoquer cette nature omniprésente autour de ses personnages, puisque l’action se situe dans « un site agreste dans les montagnes de Corse », décor « rustique » pour lequel le compositeur inclut quelques chants d’oiseaux dès l’ouverture. Et le personnage de l’Ermite qui vit au milieu de ses ruches invite lui aussi à célébrer musicalement les beautés du paysage environnant.
La collaboration du PBZ avec l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, entamée avec Déjanire, se poursuit de façon toujours aussi heureuse, Kazuki Yamada s’appropriant la partition avec le juste degré d’énergie pour l’animer sans la brutaliser. Si les qualités des instrumentistes étaient connues, on découvre en revanche le Chœur philharmonique de Tokyo, qui était de tournée en Europe et que le chef nippon aura eu à cœur de faire participer à l’événement. Les voix sont fraîches, le français a été travaillé.
Quant aux six solistes, l’équipe réunit pour moitié des habitués des résurrections Bru Zane et, pour l’autre moitié, quelques nouveaux venus qu’on se réjouira de retrouver le plus souvent possible à l’avenir, car ce sont des recrues de qualité. On a mentionné plus haut l’Ermite Raphaël, sur qui le rideau se lève : cet amoureux de la nature joue un peu le rôle de Frère Laurent dans Roméo et Juliette puisqu’il tente de réconcilier par le biais d’un mariage deux familles ennemies par le biais. Le baryton Michael Arivony y révèle un timbre superbe, une articulation ferme et confère au personnage tout le relief qui convient. Julien Henric fut, pour beaucoup de mélomanes, la révélation du Guercœur donné à Strasbourg au printemps 2024 : le ténor est ici un touchant jeune premier, et l’on souhaite que, malgré les ressources dont la nature l’a doté, il sache ne pas abuser de ses ressources. Mathieu Lécroart, lui, a peu à chanter, mais le fait admirablement, conférant une grande dignité à son personnage d’humble porcher.
Pour faire revivre une héroïne destinée à Félia Litvinne (comme l’était le rôle-titre de Déjanire), le Palazzetto a songé cette fois à Jennifer Holloway, qui avait marqué de sa forte présence la renaissance du Tribut de Zamora, de Gounod, et celle de Hulda, de César Franck. Dans ce rôle d’aveugle qui fait surtout appel à son sens de la déclamation, la soprano américaine se montre tout à fait impressionnante, même si le disque ne reflète qu’en partie une incarnation mémorable lors du concert donné à l’automne 2024. Les deux autres personnages féminins bénéficient de l’investissement dramatique d’Hélène Carpentier, sans doute un peu surdimensionnée pour la pure Margarita, et de Gaëlle Arquez, dont la présence dans ce genre d’opération semble relever de l’évidence, ses qualités vocales et théâtrales la destinant idéalement au répertoire français.
A présent, l’aventure de L’Ancêtre peut recommencer, car il serait étonnant qu’une œuvre aussi réussie ne tente aucun directeur de maison d’opéra.