Professeur de musicologie à l’université de Rennes, Hervé Lacombe fréquente Bizet et Carmen de longue date. On lui doit une biographie du compositeur, parue chez Fayard en 2000 et, plus récemment, en collaboration avec Christine Rodriguez, un ouvrage intitulé La Habanera de Carmen, naissance d’un tube (Fayard, 2014). Pour le cent-cinquantième anniversaire de la plus célèbre des gitanes lyriques, le spécialiste remet son ouvrage sur le métier, mais sous un angle différent. Et comme ce nouveau volume est copublié avec Actes Sud par le Palazzetto Bru Zane, ce n’est pas forcément faire preuve de mauvaise esprit que d’y voir une défense et illustration de l’opération lancée par le Centre de musique romantique française consistant à remonter Carmen avec les décors et costumes de la création (quant à la mise en scène, c’est autre chose, car s’il existe un livret indiquant les déplacements et certains gestes, rien ne peut témoigner précisément du jeu des chanteurs en 1875 – c’est là que le spectacle du PBZ a quelque chose de contestable, en superposant à la reconstitution à peu près fidèle de l’aspect visuel initial des pratiques théâtrales en partie modernes).
Carmen à sa création est un volume illustré, un « livre d’images », n’hésitent pas à dire ses promoteurs. De fait, l’illustration est abondante, et puise à toutes les sources possibles : peintures, gravures, photographies, documents manuscrits. Ce qui est ainsi restitué, c’est bien la façon dont la production de l’Opéra-Comique a pu naître, entre les derniers mois de l’année 1874 et le soir du 3 mars 1875 de vingt heures à minuit. Tout compte fait, Bizet est assez peu présent dans ce livre, qui salue plutôt « toute l’équipe », comme ces acteurs auxquels on décerne une récompense et qui remercient tous ceux sans lesquels ils n’auraient pu rien faire. Bien sûr, sans sa partition, Carmen ne serait pas devenu l’opéra le plus joué au monde, mais il n’est pas mauvais de rappeler que cette musique n’a pas surgi in vacuo.
« Toute l’équipe », c’est donc pour commencer messieurs Henri Meilhac et Ludovic Halévy, ceux-là mêmes qui faisaient rire Paris, l’Europe et l’Amérique depuis une décennie, depuis que leurs talents avaient été réunis, d’abord pour le théâtre parlé, puis pour le théâtre musical, au service d’Offenbach. Bizet proposa d’adapter une nouvelle de Mérimée publiée en 1845, mais il restait un travail énorme à accomplir pour en tirer un texte viable pour le théâtre. Hervé Lacombe souligne à plusieurs reprises – sans qu’on puisse exactement si le mérite en revient au compositeur ou à ses librettistes – combien les moments d’action sont intégrés à l’intrigue, comment les scènes à effet s’y succèdent à intervalles réguliers.
« Toute l’équipe », c’est ensuite les directeurs de l’Opéra-Comique en fonction depuis juillet 1870, messieurs Camille du Locle et Alphonse de Leuven. Ce dernier est assez vite expédié car « tourné vers le passé » (il était né en 1802) et d’aucuns attribuent sa démission, en janvier 1874, au meurtre prévu sur scène à la fin de Carmen. Du Locle, son cadet de trente ans, est ici présenté comme plus ouvert à la modernité. Hervé Lacombe souligne qu’il eut à cœur de s’entourer d’artistes en vue pour participer à l’élaboration des décors et costumes de ses spectacles. Si l’on ignore qui fut exactement l’auteur des quatre décors de Carmen – probablement messieurs Philippe Chaperon et Alfred Rubé – on en sait un peu plus sur les costumes. Un document reproduit à la page 103 du livre confirme qu’Edouard Detaille, élève de Meissonnier et remarqué comme peintre d’histoire militaire dès 1868, l’année de ses vingt ans, fit quelques propositions, au moins pour habiller les contrebandiers et sans doute aussi les dragons de Séville. Quant à Georges Clairin, orientaliste qui allait obtenir un grand succès en 1876 avec son grand portrait de Sarah Bernhardt, ses voyages en Espagne le désignaient pour concevoir les différentes tenues de l’héroïne, même si aucune esquisse n’a été conservée.
« Toute l’équipe », bien plus qu’un chœur tellement peu musicien que Bizet dut amputer sa partition de tous les passages jugés trop difficiles, bien plus que madame Marguerite Chapuy, première Micaëla, bien plus que messieurs Jacques Bouhy, premier Escamillo, et Paul Lhérie, premier Don José, ce fut surtout Célestine Galli-Marié, qui n’était déjà au sommet de ses moyens vocaux, près de dix ans après Mignon d’Ambroise Thomas, mais dont la composition théâtrale fut une des causes du scandale de la première, puisqu’elle respecta les intentions de Mérimée en montrant une Carmen provocante et hardie, dépassant les bornes que beaucoup auraient voulu fixer à ce qu’il était permis de montrer sur la scène de l’Opéra-Comique, « théâtre subventionné, théâtre honnête s’il en fut », selon un critique (car sur les scènes des boulevards, la gaudriole était davantage à sa place).
« Toute l’équipe », enfin, c’est bien davantage encore, comme le montre bien Hervé Lacombe. C’est toute la mode espagnole apparue dès les premières décennies du XIXe siècle, à laquelle Gustave Doré venait de sacrifier en illustrant le Voyage en Espagne de Charles Davillier, ouvrage paru en 1874 chez Hachette ; une mode entretenue dans les années 1860 par Manet avec son Guitarero, son Espada et bien d’autres œuvres rendant hommage à Vélasquez. C’est aussi Manet en tant que champion d’un nouveau réalisme cru, son Olympia montrant une de ces courtisanes auquel le théâtre s’intéressait bien trop, selon d’aucuns, puisque Carmen mettait en exergue « la fille dans la plus révoltante acception du mot ; une fille folle de son corps, se livrant au premier soldat venu, par caprice, par bravade, à l’aveuglette », à en croire Achille de Lauzières.
L’Espagne dépeinte par Bizet et « toute l’équipe » n’était donc plus celle de l’opéra-comique d’autrefois, celle des rois et des infantes, celle des intrigues gentillettes sans rien qui puisse choquer les jeunes filles, mais une Espagne bien plus violente, celle du peuple, celle des contrebandiers et des soldats, des « Arme Leute », en somme, qui ne faisaient que commencer à occuper les scènes lyriques…