Ne reculant jamais devant l’innovation, L’Avant-Scène Opéra propose en ce mois de janvier 2025 une première. Un numéro réunissant deux œuvres lyriques, cela s’est déjà fait, et souvent, par le passé : en général, deux opéras du même compositeur, comme le volume Kitège/Sadko de Rimski-Korsakov, et plusieurs Massenet liés à la programmation du défunt festival de Saint-Etienne. Il y a bien sûr le cas classique de « Cav/Pag », traité par le numéro 295. Il existe même un volume qui rassemble deux partitions dont le lien reste assez ténu, bien qu’elles soient presque contemporaines et aient un personnage en commun : le 303, paru en 2018, qui rassemble Ariane et Barbe-Bleue de Dukas et Le Château de Barbe-Bleue de Bartok. Mais le 344 présente encore un autre cas de figure : deux opéras dus à deux compositeurs distincts, mais sur le même livret. Bien sûr, on aurait pu imaginer l’Armide de Lully et celle de Gluck ainsi réunies, ou La Clémence de Titus de Mozart avec celle – encore – de Gluck. Pourtant ce que contient le nouveau numéro, ce n’est pas un exemple de ces réutilisations dont le XVIIIe siècle fut friand, mais un cas à part dans l’histoire de la musique : les deux Docteur Miracle que composèrent Bizet et Lecocq dans le cadre du concours lancé par Offenbach en juillet 1856.
Le texte annonçant ledit concours est, de manière aussi logique qu’opportune, reproduit à titre de document parmi les « Regards sur l’œuvre ». L’intérêt en est notamment qu’Offenbach y expose sa propre conception de l’histoire du genre opéra-comique, jugé français par excellence. Cette histoire, il la divise en trois époques : celle des fondateurs (Monsigny, Grétry), celle des Boieldieu et Hérold, qui s’épanouit dans les années 1830, et enfin de ses contemporains Auber et Adolphe Adam. Et Offenbach de déplorer que les livrets soient devenus trop sérieux et les partitions trop ambitieuses, au point que l’Opéra-Comique – l’institution et la salle qui l’accueille – en vienne désormais à monter des œuvres que presque rien ne distingue plus du grand opéra. Bref, nul n’étant jamais aussi bien servi que par soi-même, « Le théâtre des Bouffes-Parisiens veut essayer de ressusciter le genre primitif et vrai » et organise un tournoi musical dont les objectifs se situent dans les limites du raisonnable et dont les ambitions n’excèdent pas les capacités des jeunes compositeurs.
Comme le rappellent tant Jean-Claude Yon que Pierre Girod, ces jeunes furent nombreux à se présenter : soixante-dix-huit candidats dont treize provinciaux, naturellement attirés par la récompense financière offerte et par la possibilité d’être joués. Un jury composé de compositeurs et librettistes en vue ramena ce nombre à douze, puis à six. Au sein de cette shortlist, tous n’étaient pas des perdreaux de l’année, le plus âgé ayant alors 45 ans ; Bizet faisait donc figure de jouvenceau, du haut de ses 18 ans.
Sur le livret imposé, conçu par messieurs Battu et Halévy (ce dernier ne faisait pas encore équipe avec Meilhac) d’après une pièce de théâtre anglaise, les six heureux élus eurent donc trois mois pour composer leurs versions concurrentes. Le 29 décembre, une ultime réunion du jury détermina que le vainqueur était… non pas un candidat, mais deux d’entre eux ! Charles Lecocq, de onze ans l’aîné de Bizet, prit ombrage de n’être que gagnant ex aequo, et eut dès lors Offenbach pour bête noire. Georges Bizet n’était pas encore tout à fait la bête à concours qu’il allait devenir en décrochant le Prix de Rome 1857, mais il avait venait d’obtenir en 1855 un « second 1er prix » de contrepoint et fugue dans la classe Fromental Halévy au conservatoire, tandis que Lecocq avait remporté un simple « second prix » en 1852 dans la classe du moins réputé Aimé Leborne. Si Geneviève Halévy n’avait pas eu seulement 7 ans à l’époque de ce concours, on aurait pu soupçonné Halévy père d’avoir favorisé celui qui allait devenir son gendre en 1869, mais aucun lien familial n’existant encore entre Bizet et le compositeur de La Juive, on peut difficilement accuser celui-ci de népotisme, même si la présence comme librettiste de Ludovic Halévy, cousin de Fromental, fait de cette histoire une véritable affaire de famille. Et Lecocq ne se priva pas d’insinuer que Halévy avait influencé les autres membres du jury…
La postérité s’est montrée assez injuste envers Le Docteur Miracle de Lecocq, qui fut beaucoup moins donné que celui de Bizet, puisque l’on s’intéresse toujours davantage aux œuvres, même de prime jeunesse, des compositeurs dont le génie s’est imposé par la suite. Même chose pour la discographie : un seul enregistrement, réalisé en 1954, pour la BBC ! Contre six pour celui de Bizet, ce qui n’est tout de même pas énorme. Mais tout cela pourrait changer, grâce à la production soutenue par le Palazzetto Bru Zane, d’abord conçue pour la version Lecocq, et reprise cette saison pour la version Bizet (signalons au passage que, dans le spectacle réglé par Pierre Lebon, un personnage muet a été introduit – interprété par le metteur en scène, qui prononce tout de même un boniment attribué à Miracle en guise de prologue – et que sur les différentes photos, ce « figurant » a été confondu avec le ténor qui interprète Silvio).
On sait gré à L’Avant-Scène Opéra d’avoir eu à cœur d’élargir le débat, non seulement en demandant à Gérard Condé d’apporter un complément d’information sur Lecocq, Bizet étant assez connu pour n’avoir pas besoin d’un surcroît d’exposition, en cette année de cent-cinquantième anniversaire de Carmen. Sabine Teulon-Lardic s’intéresse au genre du « lever de rideau », cette œuvre en un acte dont elle étudie plus particulièrement deux exemples aujourd’hui bien délaissés, tous deux créés en 1853 et qui connurent un grand succès en leur siècle : Bonsoir voisin, de Ferdinand Poise et Les Noces de Jeannette, de Victor Massé, qu’elle considère, de même que Le Docteur Miracle, comme des « études de mœurs qui mettent en scène le lien amoureux et sa permissivité à l’aune des entraves sociétales »… A Matthieur Caillez ont été commandé non pas un mais deux articles (ex aequo ?), qui se penchent sur le comique en musique, d’abord autour de l’opéra-comique comme réponse française au buffo italien, avec ses typologies vocales spécifiques et ses figures rythmiques ; puis en relation avec le genre semiserio, qui suscita l’engouement à Paris des années 1830 aux années 1850, et contre lequel Offenbach semblait prôner un retour de l’opéra-comique au pur buffo. Normal, puisque ce retour de bâton devait être accueilli aux Bouffes-Parisiens.