En novembre 2021, le Palazzetto Bru Zane dévoilait, à l’Opéra de Rouen, le fruit assez déconcertant d’un travail de plusieurs années : La Vie parisienne d’Offenbach, l’un de ses opéras-bouffes les plus fréquentés, qu’on put voir jadis interprété par la compagnie Renaud-Barrault, ou même plusieurs fois au cinéma, dans l’adaptation de Robert Siodmak sortie en 1936 (dialogues de Marcel Carné, partition arrangée par Maurice Jaubert) et dans un film de 1977 qui fut le dernier long-métrage réalisé pour le grand écran par Christian-Jaque. En 1976, Michel Plasson avait inauguré avec ce titre une série d’intégrales offenbachiennes plus ou moins bien accueillies, et l’on peut regretter que Marc Minkowski ne s’y soit pas attelé à son tour (le spectacle que son complice Laurent Pelly monta à l’Opéra de Lyon en 2007, disponible en DVD, et repris en 2011, était dirigé par Sébastien Rouland). Bref, La Vie parisienne, tout le monde connaît, et sous le titre de Pariser Leben, Parisian Life ou La vita parigina, l’œuvre a fait le tour du monde. Oui, mais…
Oui, mais, un siècle et demi après leur création, ces opéras-bouffes font enfin l’objet d’une attention musicologique approfondie, qui a permis de belles redécouvertes : on se souvient, par exemple, des passages de La Grande-Duchesse de Gérolstein qu’il a fallu attendre la production du Châtelet en 2004 pour réentendre enfin, comme le « Carillon de ma grand-mère » et le chœur des rémouleurs. On peut maintenant choisir entre deux versions de La Périchole (l’originale et la révisée), et l’on s’intéresse aux féeries qu’Offenbach multiplia au cours des années 1970, souvent en proposant de nouvelles moutures de compositions plus anciennes. Sans parler de l’entreprise titanesque qu’a représenté, au fil de plusieurs décennies, la reconstitution des Contes d’Hoffmann.
Il y avait néanmoins une certaine audace à vouloir proposer la « version originale » de La Vie parisienne, pour la simple et bonne raison qu’elle n’avait pas été conservée, ni même créée, mais seulement composée et répétée. La production présentée en 2021 avait été confiée à Christian Lacroix, dont on a eu souvent l’occasion de saluer la brillante participation en tant que costumier à quantité de spectacles de ballet et d’opéra (l’une de ses premières incursions dans ce domaine avait d’ailleurs été, en 1988, les ébouriffants costumes commandés par Mikhaïl Baryshnikov pour… Gaîté parisienne). En 2021, avec cette production, l’ex-couturier faisait ses premiers pas dans la mise en scène lyrique, et le résultat n’avait pas été tout à fait à la hauteur des espérances. Malgré des costumes excentriques mêlant Second Empire et xxie siècle, ces personnes clownesques animés d’une hystérie systématique ne contribuaient pas à rendre plus assimilables les innombrables écarts que présentait cette reconstitution par rapport à la version traditionnellement jouée. Le DVD sorti il y a quelques mois avait néanmoins permis de soupçonner que, sous l’épaisse couche de farce introduite par la production venue notamment au Théâtre des Champs-Elysées après sa création rouennaise, il pouvait quand même y avoir de la musique qui méritait l’attention.
Le présent disque permet enfin de confirmer ce soupçon. D’abord pour une raison très simple : parce qu’il ne retient que le son en excluant l’image, il évite l’effet de lentille grossissante que pouvait avoir la mise en scène de Christian Lacroix. Une situation absurde comme celle où le baron de Gondremarck doit se faire passer pour un cocher voulant épouser une femme de chambre – c’est un des éléments de l’acte IV, celui qui avait disparu des représentations par la suite – est plus « digeste » à l’écoute, par exemple. Il persiste dans les dialogues parlés quelques hurlements hérités du spectacle, mais ils sont ici moins perturbants. Ensuite, cet enregistrement propose une distribution en grande partie différente de celles que l’on a pu applaudir sur les différentes scènes ayant accueilli la production : le disque a été enregistré à l’occasion de la version de concert donnée à la Halle aux grains de Toulouse en janvier 2023, ce qui signifie d’une part que les uns avaient eu le temps de roder leur numéro, et que les autres, nouveau-venus, se sont glissés dans la peau de leur personnage sans avoir été influencé par les représentations. Enfin et surtout, le texte d’accompagnement du disque inclut un document des plus précieux, corédigé par Marie Humbert et Sébastien Troester, les musicologues ayant accompli tout le travail de ce qu’il faudrait peut-être plutôt appeler « essai de reconstitution de la version originale ». Cet essai est absolument fascinant, dans la mesure où il détaille toutes les sources utilisées pour reconstituer la partition jouée et finalement enregistrée, et l’on voit ainsi qu’il ne s’agit pas d’une fantaisie dont se seraient piqués les responsables du Palazzetto Bru Zane, mais bien d’un travail mi-scientifique mi-artistique, reposant sur l’exploitation de toute une série de documents d’archives reflétant ce qu’était le livret initialement rédigé par Meilhac et Halévy, du matériel d’orchestre de la création du 31 octobre 1866, de manuscrits antérieurs à cette création, d’une partition d’orchestre autographe étoffée pour la création de l’œuvre à Vienne, et de bien d’autres encore. Pour chacun des numéros, le lecteur peut également savoir d’où proviennent les « nouveautés » et la part d’invention (en matière d’orchestration, surtout) dont il a fallu faire preuve. Le résultat est cette fois tout à fait convaincant. Un exemple : le rondo du Brésilien est environ deux fois plus long que dans sa version traditionnelle, et ce qui semblait redondant, voire interminable, à la scène, passe très bien au disque.
Présent dès novembre 2021, Romain Dumas dirige toujours avec la même vigueur, mais Toulouse oblige, ce sont les forces du Capitole qui lui sont confiées, les mêmes (enfin, cinquante ans après) que dirigeait Michel Plasson pour son intégrale en 1976. Quant aux solistes, c’est surtout les petits rôles qui ont « survécu » à plus d’une année de tournée : Marie Kalinine et Louise Pingeot en femmes de chambre, Caroline Meng en Mme de Folle-Verdure. Très gâtées par la partition, surtout dans cette mouture, Elena Galitskaya et Sandrine Buendia reviennent, respectivement en Pauline et en baronne de Gondremarck, tandis que Philippe Estèphe et Carl Ghazarossian retrouvent leurs rôles de domestiques, eux aussi plus mis e n avant par la version originale. Marie Gautrot en Mme de Quimper-Karadec fait partie de ceux qui ont participé à la dernière série de représentations avant l’enregistrement, donnée à l’Opéra royal de Wallonie – Liège, parmi lesquels figurent aussi plusieurs têtes d’affiche : Jérôme Boutillier, aussi brillant vocalement que théâtralement dans un Gondremarck qui évoque parfois un « méchant » de dessin animé, et deux excellents artistes belges, habitués des productions du PBZ, le ténor Pierre Derhet, plus brésilien que nature dans les dialogues, et en gantière, Anne-Catherine Gillet, à qui ce répertoire va décidément comme un gant, elle l’a prouvé dans l’enregistrement de La Fille de Madame Angot, déjà sous l’égide du Palazzetto. Avec son timbre toujours aussi percutant, Marc Mauillon est un Bobinet incroyable tant il met de vie théâtrale dans son jeu (on croirait écouter la bande-son d’un film). Son Gardefeu paraît d’abord un peu pâle, mais Artavazd Sargsyan, qui n’avait pas participé aux représentations, parvient à s’installer peu à peu dans son personnage, auquel il prête une irrésistible poésie. L’autre arrivée in extremis, c’est celle de Véronique Gens : alors que Métella était sur scène confiée à des mezzos (Aude Extrémo, Eléonore Pancrazi), c’est un soprano grave qui a été choisi pour le concert et le disque, pour ses qualités de diction et parce que son nom attire immanquablement le public. Mais cette intégrale possède bien assez d’atouts par ailleurs pour s’imposer comme une nouvelle référence.