
Prémisses
Le film porte le titre de An American in Paris, se référant au poème symphonique de Gershwin créé en 1928. Gershwin lui-même meurt en 1937, et donc le film de Vincente Minelli de 1951 inclut évidemment d’autres pièces de Gershwin, les lyrics étant signés d’Ira Gershwin, le frère ainé de George, qui meurt en 1963. Malgré les tentatives, aucun Musical ne fut tiré du film. Ce n’est qu’en 2014, 63 ans après le film, que le théâtre du Châtelet, alors dirigé par Jean-Luc Choplin, crée le musical, avec un livret revu par Craig Lucas, en étroite collaboration avec Broadway, où ont eu lieu toutes les répétitions.
Sans entrer dans le détail, le livret de Craig Lucas part de la donnée de base : trois artistes (voir un peintre, Jerry, un chanteur, Henri, un pianiste-compositeur juif, Adam) sont amoureux de la même jeune fille, Lise Dassin, jeune juive cachée pendant la guerre par une famille de la bourgeoisie française aisée, les Maurel, et promise à leur fils Henri qui leur cache sa carrière de chanteur.
La jeune Lise est fille d’une danseuse célèbre, Arielle Dassin, déportée avec son mari dans les camps nazis (on l’apprend par incise) et aimerait suivre l’exemple de sa mère, mais pour gagner sa vie, elle travaille au rayon parfumerie des Galeries Lafayette. Jerry tombe amoureux d’elle, elle l’aime aussi mais ne veut pas rompre sa promesse auprès d’Henri.
Au lendemain de la guerre, il n’y pas beaucoup d’argent en France et une mécène américaine, Milo Davenport, promet à Jerry de le soutenir, tandis qu’elle essaie de monter un spectacle autour du talent de Lise pour le Châtelet.
Le spectacle réussit à se monter, dans des décors peints par Jerry, une musique composée et dirigée par Adam, et c’est évidemment un triomphe, mais Lise maintient sa promesse et s’en retourne vers Henri.
Celui-ci, ayant compris que la jeune fille aime ailleurs, la libère de sa promesse, Lise revient alors à Jerry, seul au bord de la Seine, ils s’enlacent, ils dansent. Rideau.

L’intelligence du livret se lit à plusieurs niveaux. En faisant de Lise une jeune juive sauvée par une famille française, on se réfère à une période noire de notre histoire, et en même temps à la permanence d’une véritable humanité, malgré les circonstances. Elle s’appelle Dassin, référence évidente à Jules Dassin, autre juif dont le nom lui a été donné au moment de son arrivée comme immigré aux USA.
En montant le spectacle de ballet au Châtelet, le spectacle constitue aussi un hommage à ce théâtre et à son rôle dans la vie musicale du XXe siècle, notamment en ce qui concerne la danse (on y a créé Daphnis et Chloé de Ravel, Petrouchka de Stravinski, les ballets russes de Diaghilev y ont dansé etc…). C’est un théâtre de la modernité, mais c’est aussi après-guerre le théâtre de l’opérette à grand spectacle, c’est-à-dire d’un genre musical léger, qui se nourrit des modes allemandes et américaines en la matière (il suffit de penser à L’Auberge du Cheval blanc, l’opérette berlinoise de Benatzky des années 1930 qui revient dès 1948 relativement américanisée).

Enfin, le spectacle montre le soutien des fonds américains à l’Europe renaissante et leur rôle dans ces années de reconstruction (Le rôle de la mécène Milo Davenport), mais aussi propose une vision idyllique de Paris, avec les clichés d’usage, la tour Eiffel, Le pont des Arts, le Châtelet, le Ritz, qui fonctionne toujours dans la comédie musicale et le cinéma : il nous suffit aussi de penser au film Gigi (1958), avec Maurice Chevalier et de nouveau Leslie Caron, dirigé lui aussi par Vincente Minelli. Paris fait toujours rêver et les œuvres qui en réveillent les imaginaires remportent toujours un énorme succès, comme le film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet (2001) ou à la série plus récente Emily in Paris (2020). Paris excite les imaginaires américains, qu’il me soit permis de réveiller des souvenirs d’adolescence, dans mon premier voyage à New York, en 1967, où les chauffeurs de taxi systématiquement nous parlaient d’Edith Piaf ou chantaient Maurice Chevalier.
En ce sens, le « script » américain joue sur du velours, ce velours parisien qui fit aussi la gloire des revues des Folies Bergère ou du Casino de Paris.
Mais là, on est au Châtelet, le théâtre de la Ville de Paris, qui sous le règne de Jean-Luc Choplin (actuel directeur du Lido2 dont nous venons de rendre compte des Demoiselles de Rochefort) a fait de la comédie musicale l’axe essentiel de sa politique.

C’est justement l’excellent idée de Craig Lucas, l’auteur du livret, qui modifie le script du film suffisamment pour lui donner plus de poids, sans rien enlever de l’optimisme, de l’agilité, et de l’efficacité de la trame.
Le Film comme le Musical ont été réalisés après la mort de George Gershwin qui pour la scène n’a écrit qu’un seul opéra, Porgy and Bess (1935), mais qui a laissé une large production de comédies musicales, un fonds suffisant pour y puiser chansons et pièces, jazzy ou non dans ce qui fera la ligne musicale du film, puis, bien plus tard, en fait 63 ans après, le musical, parmi elles, citons le concerto en fa (1925) ou la Seconde Rhapsodie pour piano et orchestre (1931) ou les chansons The Man I Love (1930) ou I Got Rhythm (1924) composées pour d’autres comédies musicales. C’est donc en quelque sorte un montage, on dirait aujourd’hui ou au XVIIIe, « un pasticcio », si bien fait qu’on ne voit rien qui ne semble évident, fluide et surtout naturel.
Le pasticcio conçu par Craig Lucas

L’idée de Craig Lucas est d’honorer Gershwin, compositeur juif (son nom est Jacob Gershowitz), pianiste, mais aussi peintre en faisant des trois personnages centraux une sorte de composition qui à trois, évoquent la personnalité du compositeur, elle est aussi de glisser dans l’histoire la question juive, à travers le compositeur-pianiste, Adam Hochberg, et enfin de laisser au public le soin de déduire la question de la Shoah, à travers le personnage de Lise dont les parents ont été déportés.
Il n’y a pas non plus de personnage négatif, juste les parents d’Henri, riches bourgeois, qui découvrent que leur fils ne veut pas reprendre l’entreprise familiale mais faire une carrière de chanteur, ce qui dérange singulièrement leurs plans.
Au total, l’entreprise consiste à vouloir monter un spectacle qui valorise Lise Dassin, les décors de Jerry, la musique d’Adam, et en fasse une sorte de spectacle de la « renaissance » d’un Paris rêvé, souriant et sans cesse disponible pour l’art…
La production

Ça n’est jamais superficiel comme on l’a dit, jamais ridicule, et la mise en scène de Christopher Wheeldon, aidée des décors souples, mobiles, de Bob Crowley, qui structurent l’espace et sont suffisamment légers pour entrer et sortir rapidement, pour accrocher les projections vidéos, pour dégager sans cesse de larges espaces pour la danse et surtout pour permettre à la production de tourner sans structures trop lourdes.
Les costumes, de Bob Crowley sont efficaces, élégants, jamais surchargés et pour le ballet final, inspirés de Piet Mondrian, mort à New York en 1944, pionnier de l’abstraction, et installent évidemment l’idée de pont entre Paris et New York entre l’Amérique et l’Europe, comme allusion au rôle de la peinture dans les ballets du XXe,
Pour qu’un Musical fonctionne, il faut que tout fonctionne dans une fluidité telle que le spectateur ne s’aperçoive jamais qu’on passe de la parole au chant et à la danse. C’est cette fluidité-là qui est proprement la signature d’une comédie musicale à l’américaine, qui vous prend, vous emporte et ne vous laisse jamais au milieu du gué. Conçue un départ comme un récit de Adam, le compositeur, à son piano (puis à la tête de l’orchestre lors de la première au Châtelet), amoureux de Lise, mais qui finit par sublimer cet amour en faisant de Lise un personnage de son œuvre, la production joue sur le flashback, avec sa discrète ironie, ses illusions, et en même temps emporte le spectateur directement vers la fin où Etai Benson entame un magnifique They Can’t Take That Away From Me.
Les décors, nous l’avons souligné, entre façades d’immeubles, vues de Paris, Sacré Cœur, Notre Dame, Colonnes Morris, Colonne Vendôme (le Ritz) renvoient à un Paris de clichés, mais sans exagérer, et de discrètes allusions renvoient aussi à la peinture (vue des barques dans la Seine, qui ont quelque chose d’un tableau à la Monet). En bref il y a quelque chose de poétique, d’évocatoire, jusqu’à l’image de la salle du Châtelet, évidemment conçue pour le public parisien, et à la gloire du théâtre, pour un effet de salle au miroir qu’à Genève on ne peut obtenir, mais qui ne dure que le temps que l’effet s’estompe pour que le ballet reprenne l’initiative.

Tout y passe, les revues à trucs en plume, paillettes et strass, comme I build a Stairway to Paradise qui enthousiasme le public genevois, les ballets un peu « modernes » (Mondrian…), allusion comme on l’a dit aux traditions des ballets « modernes », russes ou autres qui se sont illustrés au Châtelet. Tout cela est cité et évoqué, crée une ambiance, un arrière-plan qui souligne une vérité banale en soi, mais qu’il est toujours bon de rappeler : dans les moments difficiles, quand la crise est passée, l’art est toujours là pour transcender l’humanité. En cela le message est clair. Mais la production mélange intelligemment à la fois la tradition des revues à la Ziegfeld et des ballets contemporains, montrant ainsi que Gershwin est l’un et l’autre, classique et jazzy, en faisant un des compositeurs les plus singuliers du XXe.
Les artistes de la distribution ont tous plus ou moins participé à l’une des éditions, la première en 2014 (comme Robbie Fairchild, qui chante et danse Jerry, ou Max von Essen qui est ici Henri, Emily Ferranti en Milo Davenport) ou à Broadway ou pendant la tournée. Tous portent avec efficacité l’esprit de la production et de l’œuvre.

Robbie Fairchild, ex-danseur du New York City ballet, est Jerry, comme en 2014, toujours efficace, toujours frais, formant avec Anna Rose O’ Sullivan un couple presque idéal parce qu’ils sont tous deux de formation classique.

J’ai beaucoup aimé la Lise de Anna Rose O’ Sullivan, dont c’est le premier Musical ; danseuse étoile (« Principal ») du Royal ballet de Londres actuellement la compagnie de danse classique la plus importante en Europe occidentale, avec des solistes stratosphériques, elle apparaît allier fragilité et décision, modestie et engagement : détail amusant, elle vient de triompher en prenant le rôle de La fille mal gardée de Herold à Londres, qui s’appelle Lise aussi. D’une Lise à l’autre, elle réussit à imposer le personnage scéniquement, avec une perfection dans les mouvements mais chantant également avec une jolie voix et en imposant un profil particulièrement émouvant : une entrée en Musical réussie : elle y est prodigieuse.

Excellent également Etai Benson, qui est Adam le compositeur-chef d’orchestre, plus heureux en art qu’en amour, qui sait aussi avoir un regard distancié, ironique sur son personnage, et qui ouvre et ferme l’œuvre avec une vraie délicatesse, voilà un vrai profil, bien dessiné, qui a prise sur la salle.
Henri Maurel, le fils des Maurel qui chante et préfère Broadway au destin voulu pour lui par ses parents, est aussi très bien campé par Max von Essen, avec sa gentillesse, sa modestie et son allure un peu empruntée qui se transforme dès qu’il chante avec une vraie personnalité.
Milo Davenport, c’est l’actrice Emily Ferranti, qui soutient par son mécénat tout ce beau monde, avec une tenue et une élégance scénique notables.
Le couple Maurel est sans doute celui le plus « croqué », bourgeoisie un peu coincée, mais qui a quand même caché une jeune juive, avec Scott Willis, le père, séduit par la performance du fils et Madame Maurel, irrésistible en bourgeoise sur qui tombent trop de nouvelles à la fois, interprétée par une Rebecca Eichenberger là encore jamais exagérée, qui en fait juste ce qu’il faut pour faire glousser la salle, mais jamais ridicule.
Tous sont impeccables, sans compter bien entendu le corps de ballet et les personnages de complément, le chorégraphe Mr Z (Todd Talbot) ou Olga (Julia Nagle). Tout file sans aucune épine, sans jamais un temps mort, et des tableaux différents à chaque moment, souvent d’une infinie poésie, comme l’image finale du couple dont l’affiche s’inspire.
En fosse Wayne Marshall est particulièrement attentif à ne jamais écraser le plateau par une musique qui serait trop sonore ou trop présente. Jamais il ne renonce au rythme ni à la respiration, notamment dans les parties dansées, qui en fosse sont un régal. L’Orchestre de la Suisse Romande a l’air de s’amuser dans un répertoire qui n’est pas le sien, mais qu’il défend avec un sacré entrain et un engagement qui font de la soirée un des grands moments de ce Grand Théâtre.

Et puis, en conclusion qu’il me soit permis de gamberger un peu sur ces musiques d’opérettes ou de Musical qui d’Offenbach à Bernstein en passant par Paul Abraham ou Oscar Straus et évidemment Gershwin, sont presque exclusivement l’apanage de compositeurs juifs. Ce jeu ici entre une musique de Gershwin juif qui raconte une histoire de Paris d’après-guerre, et d’une jeune danseuse juive ne peut évidemment pas être passé sous silence.
Il y a dans le regard juif quelque chose de toujours distancié, d’un fatalisme toujours teinté d’optimisme, même dans les œuvres les plus lacérantes comme Fiddler on the Roof (un violon sur le toit). Le juif est errant, immigrant, et parce qu’il erre d’un monde à l’autre, le regarde, en sourit, en fait aussi (pas toujours) du sarcasme. Il suffit de penser aux opérettes d’Offenbach impitoyables sur le Second Empire, aux opérettes berlinoises des années 1920 que Barrie Kosky pendant ses années à la Komische Oper a exhumées, avec quel succès. Et puis, évidemment, à la manière dont Bernstein regarde le monde dans West Side Story où les chorégraphies de Jerome Robbins (autre juif) puisent évidemment dans l’histoire du Musical américain. Il y a une légèreté dans ces musiques qu’il ne faut jamais prendre à la légère, c’est la légèreté d’une conscience juive au fait des drames du monde, et qui décide de le regarder de loin, parce qu’on ne peut toujours être une conscience malheureuse.
C’est aussi une des leçons de ce travail, profond mais pas trop, souriant mais pas trop, et optimiste malgré tout, parce qu’il faut croire en l’homme et en l’art. J’ai même rencontré des juifs heureux.

