
Quand la plupart des jeunes chanteurs ne conçoivent leurs carrières que sur les plus grandes scènes d’opéra et dans des premiers rôles, Jonas Kaufmann a pris soin de se former à l’ancienne en prenant le temps de parfaire son éducation musicale auprès de grands pédagogues et grâce à la pratique de l’oratorio et de la mélodie. Sa rencontre avec l’immense accompagnateur Helmut Deutsch a été déterminante puisqu’il a appris à ses côtés comment dépecer un texte poétique et mettre en valeur la musique écrite pour le faire exister. Sa fréquentation régulière des lieder et des grands cycles de mélodies signés Schubert, Schumann, Liszt, Mahler, Wagner ou Strauss, associée à l’apprentissage des grands rôles du répertoire ont ainsi nourri ses interprétations et sa manière de chanter un rôle complet au théâtre ou un lied de quelques minutes face à un public venu spécialement pour lui. Avant de rejoindre la firme Sony, Kaufmann ne l’oublions pas, était sous contrat chez Decca pour laquelle il enregistra une version de référence de Die schöne Müllerin de Schubert (2009), de superlatifs Wesendonk-lieder de Wagner (Runnicles 2013) ou encore un magnifique Lied von der Erde chanté par lui seul (Nott 2017). Et pour être tout à fait exhaustif, rappelons qu’il grava son tout premier récital avec Helmut Deutsch en 2007, consacré déjà à des mélodies de Strauss (Harmonia Mundi), compositeur qu’il imposera régulièrement plus tard dans ses programmes.
Les productions d’opéra, souvent longues, auraient pu phagocyter son énergie et l’empêcher de se produire en récital ou en concert. Il n’a cependant jamais privilégié l’un au détriment de l’autre, prenant un plaisir équivalent à multiplier les prises de rôles sur les planches et partir en tournée avec son pianiste devenu partenaire attitré, comme ce fut le cas avec le Winterreise, Die schöne Müllerin, les Rückert-lieder ou plus récemment avec le recueil de Wolf intitulé l’Italiennisches liederbuch (avec Diana Damrau), ou avec un cycle nécessitant la présence d’un orchestre comme au moment où il s’est attaqué aux Vier letzte lieder de Strauss célébrissime composition pour soprano et orchestre, créée par Kirsten Flagstad en 1950, qu’il aborda au Barbican Center de Londres en mai 2018 sous la direction de Joachim Rieder (et qu’ils auraient dû graver) et dans lequel le public bordelais et parisien (TCE) put l’entendre accompagné au piano par Deutsch (en septembre 2018).
Kaufmann n’avait pas encore enregistré le Dichterliebe et ne s’était pas penché sur le Schwanengesang, deux cycles que les admirateurs de son timbre aux couleurs automnales, à l’émission granitique et à la diction parfaite rêvaient d’entendre sous sa férule. Il aura fallu l’apparition du Covid au printemps 2020, pour que le ténor munichois et son fidèle pianiste s’emparent du premier et se décident à l’enregistrer en avril à Herrsching am Ammersee. Ce cycle de 16 lieder composé en 1840 sur des poèmes de Heine, exprime la douleur ressentie par Schumann de ne pas pouvoir épouser celle qu’il aime, Clara Wieck, et l’espoir de jours meilleurs. L’impression de plénitude vocale frappe d’emblée l’écoute de ce nouvel enregistrement. Le chanteur et le diseur ne font qu’un pour dépeindre en profondeur les peines de cœur de ce jeune romantique du XIXème siècle. Débuté en douceur, comme si sa voix de bronze doré caressait les notes « Im wunderschöne Monat Mai », Kaufmann privilégie le ton de la confession feutrée « Wenn ich dein Auge », les demi-teintes émises sans pression « Ich will meine Seele », avant d’assombrir son instrument pour le faire grincer « Im Rhein », ou impressionner l’auditoire. « Ich grolle nicht » l’oblige à peine à creuser sa voix pour aller dans le grave qu’il a aujourd’hui naturellement, sa manière de respirer la musique et d’illustrer chaque propos de Heine avec la plus extrême des sensibilités, atteignant des sommets d’expressivité dans « Und wüssten’s die Blumen, die kleinen » et d’hédonisme musical avec « Am leuchtenden Sommermorgen », mélodie susurrée et aérienne soutenue par un piano aux accents diaphanes. Les nuances, la pureté de la ligne de chant, l’élégie sont intactes « Hör ich das Liedchen klingen » et alternent avec le naturel de son approche dans le simplissime « Ein Jüngling liebt ein Mädchen » qui révèle le très haut degré de concentration que les deux complices savent instaurer, même dans les conditions si particulières d’un studio, sans présence de public.
Les Kerner-Lieder qui suivent sont d’un niveau équivalent. On y retrouve ce qui a fait la gloire du ténor, cet instrument fougueux, plein de mordant et de vigueur « Lust der Sturmnacht », ce style sobre et pénétrant, ce ton marital et conquérant « Wanderlied », ce chant à fleur de voix et cette façon de la contrefaire sur « Zur Nonne weiht mich arme Maid » qui met en suspend son discours dans le saisissant « Stirb, Lieb’und Freud ». Et que dire de ce piano aussi gracieux que mélancolique qui ne fait qu’un avec le chanteur au point d’entrer en fusion avec la moindre des pensées de son auteur… Ce programme daté de 2020 est complété par une sélection de six Lieder issus d’un Dichterliebe capté live à Munich le 19 mars 1994, à l’orée de la carrière que l’on sait, mais cette fois sans Helmut Deutsch remplacé ici par Jan Philip Schulze. Difficile de reconnaitre la voix qui sera celle de Kaufmann au tournant des années 2000. La ligne est délicate certes, le timbre assez banal, mais le ténor est déjà armé pour se produire en récital bien que les couleurs lui fassent encore défaut « Ich will meine Seele tauchen » et que la tessiture, qui sera bientôt plus déliée, manque en intensité comme en assise dans « Ich grolle nicht ».
Le DVD
En complément de cet album, un dvd nous permet de découvrir une passionnante version scénique du Schwanengesang donnée en 2023 au Park Avenue Armory de New York, mise en scène par l’allemand Claus Guth.

Transposé dans ce qui pourrait être un vaste hôpital militaire au temps de la première guerre mondiale, le cycle schubertien donné dans le désordre et pas dans sa totalité, décrit l’errance hallucinée d’un soldat, interprété par un Jonas Kaufmann brûlant et torturé, revenu du champ de bataille et confronté, entre autres, à son double, ce fameux Doppelgänger qui fait froid dans le dos. L’espace bi-frontal avec piano au centre du dispositif, laisse la place à une vaste scène couverte de lits formant d’impeccables rangées où vont et viennent, tels des automates, soldats et infirmières. Claus Guth dépeint l’état d’âme d’un soldat déboussolé qui ne trouve plus le sommeil, se réveille en sursaut et croit entendre encore les bruits glaçants de la guerre, explosions, cloches et coups de fusils mêlés. Les horreurs qu’il a vécues ne le lâchent plus, chaque souvenir revenant à sa mémoire comme un traumatisme. Le soldat pense au passé « Kriegers Ahnung », à la nostalgie du printemps « Frühlingssehnsucht », avant d’être blessé au ventre et de chanter à terre le calme et apaisant « Ständchen », murmuré ici comme dans un songe.

Là encore on ne peut qu’admirer l’homogénéité d’un timbre mâle et éminemment charismatique, la rondeur de l’émission et la diction sans tache dont nous fait grâce le chanteur « Herbst ». Autour de lui on s’agite quand il fait son baluchon « Abschied », on retient son souffle lorsqu’il s’arrête et que retentissent les sublimes accords de la sonate 960 (andante sostenuto) joués comme en lévitation par Deutsch, on s’effraie lorsque les lumières se difractent avec violence, où que passent en grondant l’ombre planante d’un avion bombardier.

Si le soldat revoit en songe le visage de la bien-aimée « Im Bild », c’est allongé qu’il évoque « Am Meer » avant de prendre la fuite et de sortir de la salle « Die Stadt », sur un impressionnant effet scénique. Après ce mirage, il revient flanqué de son double, tandis qu’une lourde porte se referme. Ce Doppelgänger, qui a donné son titre à ce magnifique opus, fait référence à ce double fantomatique, porteur d’angoisse et de chimères, figure littéraire chère au folklore germanique et au courant romantique. Faut-il y voir également une allusion au duo que forment depuis 1991 le ténor et son accompagnateur ? C’est probable tant ces deux-là ne font plus qu’un depuis longtemps et pour toujours.


Das Lied von der Erde was produced by SONY.