
Figure mythique du théâtre occidental, Hamlet n’en finit pas d’être revisité, caricaturé et déconstruit par des créateurs en mal de nouveauté. Kiril Serebrennikov, l’enfant terrible de la scène russe, échappé des griffes de Poutine et aujourd’hui réfugié en Allemagne, poursuit une carrière bien remplie de metteur en scène de théâtre, d’opéra et de cinéma. Sa lecture de Lohengrin à la Bastille en 2023 avait saisi par sa radicalité, comme son dernier et suffocant long-métrage La femme de Tchaikovski (2022) et l’on attendait avec une certaine impatience de le retrouver à Paris. Son refus de monter l’Hamlet de Shakespeare qui interroge selon lui les rapports filiaux, les conflits d’héritage, le crime et le châtiment ou encore la vengeance et la haine, l’a conduit à réfléchir à une autre approche et à imaginer un spectacle hybride où se mêle tout ensemble théâtre, happening, musique et chant. Les multiples facettes d’Hamlet sont ainsi portées au plateau en dix chapitres successifs (comme l’avait fait avant lui Olivier Py au Festival d’Avignon en 2021) et jouées par plusieurs comédiens et comédiennes. Conservant les scènes-clé de la pièce originelle, Serebrennikov a imaginé une sorte de symphonie autour de dix thèmes toujours d’actualité et souhaité montrer comment ce personnage vertigineux a influencé la pensée occidentale.

La personnalité d’Hamlet, entouré ici de fantômes, y apparait donc fragmentée, sans lien apparent, la folie, l’amour ou la violence qui composent le drame donnant ici lieu à des scènes chorales ou à de longs monologues qui agissent comme autant d’imprévisibles variations.

Le décor unique d’appartement bourgeois abandonné et hanté par des spectres, qui rappelle étrangement celui où agonise un temps la femme broyée et entêtée du film réalisé sur l’épouse de Tchaikovski, est habilement utilisé, subissant de nombreuses transformations pour devenir cimetière quand les lattes du parquet sont retirées pour faire croire à une tombe fraichement creusée (séquence 8), ou lorsque la cheminée et son trumeau deviennent un mobilier portatif sur lequel évolue Sarah Bernhardt (séquence 7) alias la Reine Gertrud et Hamlet ; rappelons qu’elle fut la première actrice à jouer le rôle en son temps.
Le metteur en scène, auteur du livret, de la scénographie et des costumes, ne semble malheureusement intéressé que par le chaos, le tumulte et le malaise, qu’il s’agisse du texte très pompeux (que peuvent y comprendre les jeunes présents dans la salle tant il est compliqué de savoir qui est qui et joue quoi ?), peu audible et toujours parasité par des hurlements, des bruits de fond ou par une partition musicale qui, loin d’unifier l’ensemble, le sature.

Comme dans les récents spectacles de Thomas Jolly (Richard III et Henri VI) et de Vincent Macaigne (Au moins j’aurais laissé un beau cadavre), on braille dans toutes les langues, on bouge dans tous les sens en fracassant des objets au sol et on se dénude en se tirant sur le sexe fréquemment et frontalement (mais est-ce encore une provocation aujourd’hui ?), sous une avalanche d’images vidéo. En voulant fusionner les arts et réaliser une œuvre globale censée évoquer le kaléidoscopique Hamlet, Serebrennikov montre avec ces fragments son impuissance à rassembler ces morceaux éclatés, diffractés qui ne parviennent jamais à former un tout cohérent qui nous aurait permis de (re)connaitre Hamlet et de nous le rendre plus proche, plus émouvant et pourquoi pas plus compréhensible.

Les comédiens, malgré leurs maquillages, leurs masques et leurs costumes, s’agitent comme des damnés pour tenter de composer avec les archétypes qui leurs sont assignés (August Diehl en Antonin Artaud, Judith Chemla en Ophélie/Maria Schneider ou en Sarah Bernhardt, Filipp Avdeev en Chostakovitch, compositeur dont le projet sur Hamlet a été censuré par Staline) et ne pas donner l’impression qu’ils ne sont que de simples pantins.
C’est d’autant plus regrettable que l’on sent une vraie dynamique de groupe portée par un réel enthousiasme. L’élasticité du jeu de Bertrand de Roffignac est souvent bluffante, la versatilité de Judith Chemla, étonnante en Sarah Bernhardt jouant avec maestria Hamlet face à sa mère dans un costume bi-face homme/femme – on sera plus réservé sur sa prestation vocale – la solide présence du comédien allemand August Diehl en Artaud, ou la splendide danse acrobatique confiée au breakdancer Kristian Mensa, font oublier l’espace d’un instant l’impression d’agacement et de déjà vu qui nous accable.

Ainsi dépoussiéré, secoué, détérioré, Hamlet flanqué d’improbables fantômes (que vient faire celui de Maria Schneider tout droit sortie du Dernier tango à Paris pestant contre ceux qui ont abusé d’elle sur le tournage du film de Bertolucci?), demeure envers et contre tout l’énigme qu’il a toujours été, fascinante et insaisissable. On oubliera cette proposition perturbante à force de mélanger les personnages, les lieux et les époques, comme d’autres tentatives récentes (la dernière en date signée Christiane Jatahy à l’Odéon en 2024 où Clotilde Hesme jouait un Hamlet femme), mais à jamais Shakespeare résistera et inspirera, comme ce fut le cas de Vitez en 1983 à Chaillot dans l’inoubliable version qu’il livra, magnifiée par l’immense Richard Fontana hélas trop tôt disparu. C’est sans doute là où réside le génie protéiforme et universel du dramaturge élisabéthain.

Pierre Bleuse à la tête de l’Ensemble Intercontemporain ne ménage pas ses efforts pour faire vrombir la musique, elle aussi fragmentaire et clinquante puisée un peu partout, signée Blaise Ubaldini qui n’apporte que confusion à la proposition. Après 2h30 d’excès scéniques, visuels et sonores terminés sur un sonnet de Shakespeare susurré par Odin Lund Biron, on est heureux de quitter la salle et d’en avoir fini avec cette parodie d’Hamlet.
Prochain sur la liste à s’emparer de ce héros labyrinthique, Ivo von Hove, avec Christophe Montenez, ex Tartuffe, bientôt à l’affiche de la Comédie Française. Nous en reparlerons.