Winterreise d'après Le Voyage d'hiver de Franz Schubert (1797–1828)
Poèmes de Wilhelm Müller, textes additionnels de Philippe Gladieux

Conception : Philippe Gladieux et Antoine Thiollier
Direction musicale : Romain Louveau
Lumières : Philippe Gladieux
Dramaturgie : Antoine Thiollier

Avec :

Jean-Christophe Lanièce, baryton
Victoire Bunel, mezzosoprano
Romain Louveau, piano

Production : Compagnie Miroirs étendus

Rennes, Théâtre du Vieux Saint Etienne, le vendredi 19 septembre 2025 à 20h

La compagnie Miroirs Étendus revisite le cycle de lieder Winterreise de Schubert en s'éloignant du cadre traditionnel du récital. Au lieu de confier le cycle à une seule voix, le projet fait dialoguer deux chanteurs, donnant une dimension collective où l'idée n'est plus de s'inscrire dans une lignée d'interprètes “référentiels”, mais d'abolir l'autorité d'une lecture unique pour proposer une traversée partagée. Aux côtés du pianiste et directeur artistique Romain Louveau, le baryton Jean-Christophe Lanièce et la mezzo-soprano Victoire Bunel se détachent eux aussi du rapport classique de l'interprète à l'œuvre, comme si chacun devenait à la fois étranger et multiple face à ce voyage intérieur dont les premiers vers formulent cet aveu : "Étranger je suis arrivé, étranger je repars". Cette pluralité se reflète jusque dans l'univers visuel : inspiré par l'image des "trois soleils" de l'avant-dernier poème Die Nebensonnen, Philippe Gladieux invente dans son texte additionnel une quatrième voix, faite de lumière et d'espaces mouvants, qui entre en résonance avec le chant et la musique. Ensemble, les quatre artistes composent en direct une forme singulière où se superposent sons, images et pensées.

Jean-Christophe Lanièce, Victoire Bunel, Romain Louveau

Pour de jeunes interprètes, s'attaquer au cycle Winterreise de Schubert relève aujourd'hui du sacré et de l'irrévérencieux : sacré parce que ce cycle est devenu, en deux siècles, une sorte de modèle canonique du Lied ; irrévérencieux parce qu'une tentative de le "réinterpréter" soulève la question de la tradition et de l'adéquation à une forme dramaturgique. La compagnie Miroirs Étendus et son directeur artistique, le pianiste Romain Louveau, ont choisi de remettre l'œuvre sur le métier, ou plutôt de la remettre en mouvement. Après Quimper, Genève, Roubaix, Compiègne ou encore l'Athénée à Paris, le voyage fait escale à Rennes, dans le Vieux Saint-Étienne, une ancienne église transformée en lieu de spectacle. On pénètre dans ce lieu insolite en levant les yeux vers un plafond qui fait aussitôt penser à la carène d'un navire retourné. Cette image — voûte boisée, poutres courbées telles des membrures d’une coque inversée — fournit la métaphore motrice du soir : embarquer, pour un voyage immobile à bord d'un lieu-vaisseau à la beauté étrange, en compagnie de la mezzosoprano Victoire Bunel et du baryton Jean-Christophe Lanièce.

L'espace scénique est d'une ascèse assumée : le piano posé obliquement sur le sol nu, aucun podium, avec des gradins réguliers qui font face à la scène. À gauche du piano, des rangées de projecteurs forment une sorte de cadre animé, comme l'embrasure d'une fenêtre ou un curieux échafaudage lumineux. Un grand écran LED, lui, joue un rôle tout autre que celui auquel on s'attend : loin d'être un simple support de surtitrage, le texte se dérobe parfois à sa fonction première et s'autonomise — suspend les traductions, ouvre des commentaires, laisse sourdre des phrases d'une tonalité autre, parfois drôle, parfois familière. Cette autonomie numérique installe une tierce présence, hésitant entre machine et conscience, et c'est précisément ce flottement qui nourrit la dramaturgie imaginée par Philippe Gladieux et Antoine Thiollier autour des poèmes de Wilhelm Müller. Ces interventions créent une forme de dialogue intérieur, inspiré par la métaphore de l'avant-dernier lied (Die Nebensonnen, les reflets du soleil dans les nuages) avec ces trois soleils auxquels Philippe Gladieux ajoute un texte évoquant une quatrième voix, muette, formant avec le piano et les deux chanteurs un quatuor inédit.

Cette scénographie ménage des ruptures subtiles avec la présence de cette intelligence (pas si artificielle), parfois complice, parfois farceuse, qui compose des bribes poétiques additionnelles, des digressions qui déplacent le sens et mélangent interprétation et interventions qui ne se contentent pas de transposer les vers en français. De la même manière, cette croix que trace Jean-Christophe Lanièce sur le sol, qui renvoie à ces signes de positionnement à destination des acteurs sur une scène, idée simple mais fertile illustrant ici un voyage comme déplacement d'un point A vers un point B. Le spectacle s'amuse ensuite à brouiller la linéarité de cette métaphore, contrariant l'annonce d'un itinéraire rectiligne par les avatars de ce surtitreur électronique. La traduction prend des libertés, dérive, rêve… elle fait des facéties, elle prend la tangente et se met à "rêver", comme dans une fable où l'outil censé apporter du sens, devient lui-même sujet à déroute. On pense à une référence à HAL, l'ordinateur de 2001, l'Odyssée de l'espace, quand l'ordinateur de navigation perd son strict rôle utilitaire pour revendiquer une forme d'humanité (caprice compris) — un HAL moins inhumain qui se comporte parfois comme s'il avait le droit de se laisser aller à interrompre ce pour quoi il a été programmé et se mettre à rêver en écoutant la musique de Schubert.

Sur le plan esthétique et historique, ce projet situe intelligemment sa revendication, rappelant que le Winterreise a connu, au XXᵉ siècle, une cristallisation de l'interprétation (augmentée par la loupe discographique) autour de la haute figure du Commandeur Fischer Dieskau – qui ancra l'idée d'un cycle essentiellement masculin et d'un idiome "lisse", dont la perfection aseptisée a valu à Roland Barthes l'un de ses plus beaux textes autour du "grain de la voix" opposant l'art du baryton allemand à celui Charles Panzera (https://revoice2.com/roland-barthes-et-la-voix/). Les deux voix (oserait-on écrire : voies ?) de ce Winterreise renouvelé par Miroirs étendus, remettent en doute la recherche d'un timbre idéal et d'un je-personnage qui a standardisé la réception de l'œuvre.

Ici, le geste est doublement critique. D'une part, en redistribuant la parole, la mise en scène interroge le rôle de la voix comme incarnation : le narrateur de Müller cesse d'être unique et se fait adresse collective, d'autre part, en changeant l'ordre des lieder pour revenir à la logique du poète (plutôt qu'à l'ordonnancement définitif de Schubert), elle montre que le sens du cycle n'est pas immuable — il se construit selon des choix littéraires et musicaux qui tracent des lignes différentes. On gagne en polysémie, en tension critique : Schubert n'est plus sanctifié mais convoqué.

Cette posture comporte ses contraires. Ce que l'on gagne en lucidité et en frottement critique peut se payer en dilution émotionnelle : la dépersonnalisation opérée — dissocier la parole d'un sujet unifié, faire intervenir la machine — risque de réduire l'impact de la confession originelle. Le Wanderer est d'abord une solitude de chair et de détresse ; la partager à plusieurs et la mettre en miroir avec des jeux de distance peut atténuer l'identification viscérale qui fait parfois la puissance de lectures plus traditionnelles. Autre écueil : le recours à l'autonomie numérique, noble dans son intention critique, pourrait apparaître, pour certains, comme une pirouette esthétique qui détourne l'attention du cœur musical. Mais il faut reconnaître que, sur la longueur de la représentation, ces choix maintiennent l'œuvre en alerte et réveillent des zones de sens que la répétition des versions canoniques a émoussées. L'expérience vécue, enfin, tient autant de la contemplation que d'une forme de vertige rituel. Entrer dans le Vieux Saint-Étienne, c'est embarquer dans ce vaisseau de pierre et de bois, où la réverbération se refuse et où la respiration du public se fait complice de la musique. Assister à cette soirée, c'est sentir, littéralement, la fragilité des voix, la précision des attaques, l'évidence des silences.

Le piano occupe, dans cette lecture, une position dramatique inattendue puisque Romain Louveau choisit l'option de jouer l'intégralité du cycle par cœur. Cet élément, a priori anecdotique, prend ici un poids dramaturgique considérable : l'absence de partitions sur le pupitre transforme chaque instant en pari, chaque reprise en acte de funambulisme. Le geste du pianiste devient visible et périlleux ; il oblige les chanteurs à réussir eux aussi leur présence "au fil"— comme deux équilibristes qui savent qu'un faux pas suffirait à en rompre la fragile alchimie. Jouer de mémoire dans une salle à l'acoustique sèche (assez peu réverbérante, et qui ne pardonne rien) accroît la tension. La moindre imprécision est audible et pèse double, augmentant cette intransigeance acoustique qui, paradoxalement, devient un atout en exigeant des interprètes un engagement sans concession et en restituant au texte sa nudité.

Sur le plan vocal, la distribution casse l'habitude : le voyage n'est pas porté par une unique "voix-personnage", mais partagé entre deux timbres distincts. Celui de Victoire Bunel occupe la première partie (jusqu'à Der Lindenbaum) et ne reparaît qu'à Irrlicht, ce "feu follet" magnifié par une ligne étonnamment franche et soutenue. La mezzosoprano puise dans une palette d'attaques incisives (Gefrorne Tränen), avec des aigus qui mordent et des graves qui s'enfoncent dans le texte comme dans la chair des souvenirs (Rückblick). Jean-Christophe Lanièce, pour sa part, apporte une lecture plus intériorisée (Der greise Kopf). Baryton au legato caressant, il déplace l'affect vers la réflexion, la retenue, la supplique contenue (Der Wegweiser). C'est à lui que revient la clôture du cycle avec une façon parfaitement assumée de désincarner le Leiermann immobile dans ce paysage sonore. L'alternance des deux voix n'est pas pensée telle une simple succession — elle est construction d'une dialectique interne entre souvenir et interrogation, corps et absence, affirmation et doute.

Le par cœur du piano, la craie sur le sol, l'écran qui "déraille"… tous ces éléments évoquent un rituel contemporain, une cérémonie profane où le spectateur est invité progressivement à laisser de côté la révérence hiératique au monument romantique. Au moment où le cycle se referme sur le joueur de vielle du Leiermann, c'est cet art qui persiste, malgré le froid et l'usure, face à une vie numérique et cet "infini de zéros et de un" auquel retourne le commentateur virtuel. Rien n'a réellement disparu de l'intensité de ce matériau schubertien, mis en regard et à l'épreuve de nos obsessions contemporaines où l'authenticité cède au culte de la performance, présence humaine à la domination de la technique. Il reste en définitive la conscience que l'on peut se perdre — et qu'il est peut-être même salutaire de le faire pour mieux entendre ce que la musique a encore à nous dire.

Signalons au spectateur curieux la parution de l'enregistrement par le label B‑Record (https://www.b‑records.fr/disques/voyage-dhiver). Gageons également que ce même spectateur ira découvrir les mêmes interprètes dans Le Chant du Cygne, second volet de cette expérience, qui sera donné en mai prochain à la Brèche festival à Chambéry, à l'Atelier lyrique de Tourcoing et à la MC2 de Grenoble.

Jean-Christophe Lanièce
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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