La production a fait l’objet d’une reprise vidéo accessible sur Arte.tv jusqu’au 16/09/2026 :
https://www.arte.tv/fr/videos/128120–003‑A/francesco-cavalli-pompeo-magno/
Une version concertante de l’opéra est programmée avec les mêmes artistes à la Cité Bleue, à Genève, le 28 septembre à 16h (réserver ici) ainsi qu’au Théâtre des Champs Elysées à Paris le 1eroctobre 2025 à 19h30 (Réserver ici) et enfin au Theater an der Wien, à Vienne, le 14 octobre à 19h.

Le Bayreuth Baroque Opera Festival
L'opéra, comme chacun sait, traverse une grave crise, en particulier l'opéra baroque. Mais comme on le sait également, il serait difficile de trouver une autre époque où les saisons et les festivals d'opéra ont proliféré de manière aussi riche, en particulier en ce qui concerne l'opéra baroque. Prenant comme centre de gravité, mais pas comme seul lieu d'activité, le Théâtre des Margraves, Bayreuth s'est fortement engagé depuis 2020, sous l'impulsion de Max Emanuel Cencic, directeur artistique du festival baroque, aux grands centres dédiés à la redécouverte et à la diffusion d'un répertoire en grande partie oublié, et qui, de ce fait, constitue dans de nombreux cas une nouveauté absolue et paradoxale, tant pour les interprètes que pour le public. Parmi la pléthore de styles et de formes de ce qu'on appelle de manière grossière, ou du moins très généraliste, l'opéra baroque, le Bayreuth Baroque Festival s'est orienté vers l'opéra italien du premier tiers du Settecento. Ainsi, en 2020 et 2021, Carlo il Calvo (1738) de Porpora a été représenté ; en 2022, ce fut au tour d'Alessandro nell'Indie (1729) de Vinci, une production qui pourra être vue en avril prochain au Theater an der Wien ; en 2023, ce sera un titre peu représenté de Haendel, Flavio, re dei Longobardi (1723) ; et en 2024, à nouveau Porpora, avec son Ifigenia in Aulide (1735).
Pompeo Magno, de Cavalli
Le titre central du programme de 2025 est également italien, mais nettement antérieur aux précédents : Pompeo Magno, de Cavalli, a été créé au Teatro San Salvatore de Venise en 1666, soit vingt-quatre ans après la création, dans la même ville, de L'incoronazione di Poppea. Et bien évidemment, l'univers musical de Cavalli (dont Bayreuth a proposé La Rosinda dans ce même théâtre en 2008) gravite beaucoup plus loin des brillants feux d'artifice vocaux de Porpora que de l'ombre portée et si dense de Monteverdi ; tout comme son spectre théâtral, ce Pompeo Magno, est plus proche de la prolifération de personnages, d'intrigues et d'ambiances de Poppea, avec sa juxtaposition du tragique et du burlesque, avec l'importance capitale (recitar cantando) de la déclamation du texte qui (comme chez Wagner…) doit être diaphane et expressive, avec la prédominance d'un arioso qui, encore loin du modèle ultérieur de l'aria di capo, conserve sa fonctionnalité éminemment théâtrale. Ainsi Pompeo Magno est beaucoup plus proche des effluves monteverdiennes que de la codification à la plus grande gloire des Primi Uomini et Prime Donne, et par conséquent, du modèle tendanciellement plus rigide qui se cristallisera dans les décennies suivantes.
Pompeo Magno est, avec ses voisins Scipione Africano (1664), Muzio Scevola (1665) ou Eliogabalo (1668), entre autres, l'un des opéras de Cavalli dont le thème s'inspire de l'Antiquité classique, et plus précisément romaine. L'amateur d'opéra retrouve ici plusieurs des personnages qui peuplent d'autres œuvres plus connues : ainsi, le grand Pompée, qui donne son titre à l'œuvre même s'il n'en est finalement pas le personnage le plus important, nous est bien connu pour sa tête vilement arrachée de son tronc, telle qu'elle nous est présentée dans le Giulio Cesare in Egitto de Haendel (1724). César lui-même est présent, dans un rôle secondaire de baryton, tout comme l'héroïque Sesto, fils de Pompée, mais cette fois-ci non pas occupé à venger son père ou à aider sa mère Cornelia, mais plutôt à céder à ses irrésistibles penchants pour la belle Issicratea, épouse de Mitridate, le même personnage qui, des décennies plus tard, donnera son titre à l'opéra de Mozart, Mitridate, re di Ponto (1770), à la personnalité turbulente et aux relations compliquées avec le monde en général et avec son fils Farnace, également présent ici, en particulier.

On nous présente ainsi différentes histoires d'amour, entremêlées les unes aux autres, dans la plus pure tradition des intrigues opératiques : d'un côté, celle de Pompée (contre-ténor), amoureux de Giulia (soprano), fille de César (baryton), elle-même amoureuse de Scipione Servilio (contre-ténor) ; d'autre part, celle du grand antagoniste politique, Mitridate (ténor), qui vit incognito dans la Rome immense, vérifiant avec humeur et jalousie la fidélité de sa femme Issicratea (soprano), objet de l'amour de Sesto (contre-ténor), fils de Pompée, et la loyauté de son fils Farnace (contre-ténor). S'il manquait un peu de couleur ou de piquant, les personnages comiques travestis de Delfo (contre-ténor) et d'Atrea (ténor) viennent le compenser, tout comme l'intrigante servante Arpalia (contre-ténor), qui est tuée sur scène, dans ce qui est peut-être le rebondissement le plus tragique de l'intrigue. Vraiment, une folle journée où s'accumulent et se superposent avec une générosité sans limites connues les intrigues, les désirs non consommés autant que consommés, les passions sensuelles et politiques ; une folle journée où les situations les plus ridicules et les événements les plus terribles, un peu comme chez Monteverdi et dans la soi-disant vie réelle, se déroulent de manière pratiquement simultanée, et ont donc un goût d'autant plus sauvage. Tout cela est foisonnant, même si le livret, du comte Nicolò Minato, écrivain prolifique et auteur de plusieurs livrets d'opéras de Cavalli, ne possède certainement pas la force subversive et la pénétration psychologique de celui de Busenello pour Poppea, ni évidemment de ceux que Da Ponte écrira un siècle plus tard pour Mozart.
La production de Max-Emanuel Cencic

Le lecteur, dont l'intelligence ne doit jamais être sous-estimée, pourra juger si, face à une intrigue aussi dense, aussi riche en personnages et aussi prolifique en événements que celle que nous présente le texte de Minato, et face à une partition qui réveille heureusement dans ces représentations bayreuthiennes un rêve vieux de plusieurs siècles, la décision la plus judicieuse de Cencic était de transposer l'action de l'opéra de la Rome du premier triumvirat républicain à la Venise de l'époque de la composition, ou du moins à la Venise d'un certain imaginaire collectif, avec un somptueux déploiement de costumes dans lequel le protagoniste Pompée apparaît caractérisé comme un vénérable Doge, et plusieurs des personnages comme les figures bien reconnaissables de la commedia dell'arte. Sans oublier la présence d'une nombreuse troupe de nains qui, comme si nous étions face à une composition picturale d’une cour baroque, développent une action foisonnante sur la scène des Margraves.
L’observateur méfiant pourrait objecter qu'une telle forme de présentation obscurcit encore davantage le sens d'une action parfois difficile à comprendre et qu'elle rend périlleux, dans certaines scènes, du moins pour l'œil et l'oreille peu avertis, de discerner qui est qui parmi les personnages présentés.
Le commentateur bienveillant objectera cependant que le décor romain du livret n'ajoute rien à la véritable essence d'une action musicale et théâtrale dont la nature correspond davantage à l'ambiance qui nous est présentée sur scène, c'est-à-dire celle du Carnaval de Venise, un espace de liberté, de masques, d'apparences trompeuses et de réalités insaisissables, où tout n'est que représentation et où, en fin de compte, rien ne reste fixe au-delà de la mutabilité incessante des passions humaines.
Cette chronique laissera le lecteur se prononcer (peut-être après avoir vu la production sur Arte.tv) en faveur de l'une ou l'autre de ces opinions, ou d'une combinaison des deux. Il témoignera également compte de la joie générale, quelques manifestations minoritaires de mécontentement vite étouffées, avec laquelle le public qui remplissait complètement l’Opéra des Margraves a accueilli le spectacle.

Parmi les différentes manières possibles d'aborder un opéra aussi multiple que celui-ci, aussi superbement contradictoire ou exhaustif, le metteur en scène a choisi de mettre en valeur tout ce que le livret de Minato peut offrir de comique ou, plus exactement, de burlesque, de sorte que les facettes sombres, sensuelles et même violentes de ce cosmos vénitien complexe apparaissent essentiellement circonscrites au personnage de Mitridate et à son orbite d'influence, pour ainsi dire, comme une zone d'obscurité au milieu du déploiement carnavalesque d'un autre type de plaisirs plus simples. Y compris, pour dissiper toute ambiguïté, un goût décomplexé pour certaines expressions délurées, hardies, insolentes de l'esprit du temps.

La présence d’un Marcel Beekman hilarant, inoubliable Falsacappa dans Les Brigands signés Kosky il y a un an au Palais Garnier, dans le rôle d'Atrea qui, par son effronterie, son énergie, son élan vital et sa souveraine ignorance de toute barrière de genre, semble directement apparentée au personnage d’Offenbach vu par Kosky, marque et détermine en quelque sorte la couleur et le sens d'un spectacle qui se veut avant tout un Grand Divertissement, un moment de fête sans trop de complications intellectuelles. Comme l'a observé avec perspicacité un commentateur, ce qui est raconté semble beaucoup moins important que la manière dont cela est raconté. Mais c'est au lecteur qu'il appartiendra de déterminer les degrés d'affinité existant, ou non, entre Offenbach et Cavalli.
L’approche musicale
Comme le théâtre musical, qu'il le veuille ou non, est nécessairement une Gesamtkunstwerk (partout, mais surtout à Bayreuth), la lecture scénique marque, conditionne et colore la lecture musicale. Des interprètes tels que Leonardo García Alarcón et la Cappella Mediterranea n'ont pas besoin d'être présentés ni découverts : le travail qu'ils accomplissent depuis des années, dans la récupération du répertoire du Seicento et en particulier de Cavalli, parle de lui-même, avec des jalons tels que Elena (Aix-en-Provence, 2013), Eliogabalo (Paris, 2016), Il Giasone (Genève, 2017) ou Erismena (Aix-en-Provence, 2017). Cette fois-ci, forts de leur connaissance incontestable du style et du langage du compositeur, les musiciens, sensibles à ce qui se passe sur scène, se laissent gagner par cette perspective festive, peu encline à la jouissance wagnérienne de la souffrance, et offrent ainsi, avec un ensemble généreux (cordes, vents, percussions…) une lecture de la partition pleine de couleurs, d'énergie et de luminosité, mais qui, en toute justice, sait également tenir compte des contrastes d'ambiance que présentent certaines scènes, non pas en tant que simple accompagnateur des chanteurs, mais en tant que véritable narrateur, assumant le rôle de médiateur entre le public et la scène ; y compris certains moments d'une modernité (en termes musicaux) surprenante, comme si Cavalli contenait déjà in nuce quelque chose de la radicalité et de l'ironie cinglante du Stravinsky de The Rake's Progress ou de Pulcinella. Et aussi, du flow sans trop de prétentions de complication de certaines manifestations de la musique populaire de notre temps.
Une fois le coffre aux merveilles de ce Pompeo Magno si heureusement ouvert et si riche de détails, une fois cette partition si scrupuleusement et méthodiquement révélée par la merveilleuse Cappella Mediterranea et son valeureux chef, il reste cependant à vérifier dans quelle mesure une approche scénique plus modérée dans le traitement des aspects ludiques de l'œuvre pourrait à son tour favoriser une interprétation musicale peut-être encore plus incisive, plus contrastée que celle proposée à Bayreuth dans le traitement des ombres et des courbes de l'architecture sonore érigée par Cavalli. Ainsi, par exemple, un moment comme la mort de l'esclave Arpalia aux mains de Mitridate serait conçu et vécu moins comme une sorte d'incongruité tragique dans le déroulement musical et théâtral que comme un élément organiquement inévitable de la composition totale. Mais la révélation bienvenue de l’œuvre par Alarcon, désormais la référence – racine, ouvre désormais aux interprétations un vaste champ à labourer.
Les voix
Mais là où, comme souvent, il semblerait vraiment mesquin et injuste d'émettre la moindre réserve ou objection, c'est lorsqu'il s'agit d'évaluer la performance d'une distribution d'acteurs-chanteurs tous pleinement dévoués à leur travail théâtral et maîtres absolus du style. Nous avons déjà évoqué la présence, si forte qu'elle en devient irrésistible, du ténor de caractère Beekman dans le rôle d'Atrea, auquel il apporte son expérience d'interprète et la plasticité d'un instrument d'une expressivité hors du commun. Il est bien secondé dans ces tâches comiques par le vétéran Dominique Visse et par le plus jeune Kacper Filip Szelążek, dans le rôle plus complexe d'Arpalia.
Considérée par la production comme une Colombine à la fois innocente et audacieuse, la soprano Sophie Junker apporte jeunesse, effronterie, une ligne sûre et des aigus pénétrants au rôle de Giulia. Son amant, son Arlecchino, Scipione Servilio, est le splendide Valer Barna-Sabadus, dont le rôle est peut-être moins développé que ne le permettraient ses talents.

La soprano Mariana Flores, dans le rôle de la digne Issicratea, prend davantage d'importance tant sur le plan musical que dramatique aux yeux du spectateur, avec une voix sombre et torrentielle, maîtrisée avec un contrôle et une somptuosité qui semblent annoncer une aptitude à interpréter des rôles plus importants sur le plan lyrique.
Le triumvirat des contre-ténors,

bien contrastés entre eux en termes de timbre et de musique, est d'abord formé par Cencic dans le rôle qui donne son titre à l'œuvre, avec un chant calme et ample qui correspond au caractère courtisan du personnage ; ensuite, Alois Mühlbacher avec une couleur plus aérienne et cristalline qui convient bien à l'innocence impétueuse de Farnace et à l'énergie hors des contraintes humaines du dieu Amour ; et enfin, Nicolò Balducci, avec l'élégance, le legato et les clairs-obscurs qui conviennent aux amours contrariés du noble et souffrant Sesto.

Pour terminer, dans un opéra aussi éminemment choral, où les hiérarchies qui marqueront le développement ultérieur de l'opera seria à l’italienne ne sont pas encore établies, la présence qui reste peut-être la plus intensément gravée dans la mémoire du spectateur, notamment parce que le profil du personnage se distingue sur le plan dramatique, est celle de Mitridate, magnifiquement interprété par le ténor Valerio Contaldo, qui s'était déjà fait remarquer l'automne dernier à Ravenne dans l'Ulisse de Monteverdi, brillamment dirigé par Ottavio Dantone et mis en scène par le vénérable et vénéré Pierluigi Pizzi, dans le rôle d'un Telemaco qui pouvait à tout moment prendre le manteau et la lyre d'Orfeo ; et dans ce qui semble être ses débuts à Bayreuth, il confirme toutes ses qualités, déployant un instrument d'une obscurité captivante à travers un chant d'une éloquence et d'une variété fascinantes, dans lequel chaque mot et chaque phrase sont soigneusement sculptés et se laissent entendre avec majesté, servis avec une facilité et un naturel (apparent) désarmants dans tous les registres.
Au final, le spectateur peut se remémorer l'expérience de ce Pompeo Magno comme une expérience captivante, une découverte et un regard parfois étonné, voire incrédule vers un recoin jusqu'alors caché de la création lyrique. Kundry aurait dit, et elle aurait eu (ici aussi) raison : was zog dich her, wenn nicht der Kunde Wunsch ?
