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L’être ne commence à être que lorsque le non-être menace l’être.
Dostoïevski
Nous avons longuement développé dans notre article précédent sur ce même programme à Berlin à la fois notre attachement viscéral aux interprétations de Claudio Abbado et en même temps la nécessité non d’aller au-delà, mais ailleurs.
Il y a une tradition des interprétations mahlériennes, cimentée par l’histoire progressive d’une arrivée au sommet du répertoire. Un coup d’œil sur les programmes des concerts d’il y a une trentaine d’années, parfois moins, montre que Mahler s’y est installé peu à peu, alors que Brahms, Schumann, Beethoven, Mendelssohn tenaient tout de même le haut du pavé.
C’est aujourd’hui tout différent.
Mahler est devenu non seulement un passage obligé, mais souvent le premier passage des chefs d’orchestres en devenir, qui s’y affichent parce que c’est un compositeur qui garantit des effets orchestraux, desquels la profondeur de lecture est quelquefois absente. Il est plus facile de faire chavirer Margot avec Mahler qu’avec Mozart ou Beethoven.
Kirill Petrenko est un chef de génération postérieure (né en 1972, quand Abbado avait déjà, sept ans auparavant, imposé la « Résurrection » à Karajan pour son premier concert à Sazlbourg). Le jeune Petrenko a vécu la « normalisation » de Gustav Mahler dans les programmes symphoniques (et celle d’autres compositeurs comme Chostakovitch), ce qui pour le jeune russe émigré en Autriche au début des années 1990 n’est pas indifférent, notamment quand on connaît les relations « intertextuelles » de Mahler et Chostakovitch. Il connaît donc parfaitement la tradition d’interprétation mahlérienne, l’influence de Mahler sur le XXe siècle (Chostakovitch, mais aussi Schönberg, mais aussi les « dégénérés »… ), et surtout, il arrive au faîte de la carrière, à un moment où Mahler est devenu une obligation, sinon une priorité. Abbado avait largement ouvert Mahler aux Berlinois, et c’était encore neuf. Rattle son successeur a consolidé, et Petrenko arrive avec un orchestre qui désormais l’exécute régulièrement et donc avec la nécessité d’en proposer une vision différente, également en lien avec une inflexion du répertoire.
Il n’est pas le seul dans cette exploration : Daniele Gatti à la Staatskapelle Dresden commence son mandat par une intégrale Mahler, un compositeur peu pratiqué par son prédécesseur Christian Thielemann.
Indépendamment des attentes des auditeurs, indépendamment de leurs goûts et habitudes d’écoute, l’histoire de l’interprétation mahlérienne nécessite des évolutions, à cause de la profusion même de l’offre du marché aujourd’hui, qui ne propose pas de visions fondamentalement nouvelles, mais plus brillantes et démonstratives, quelquefois en cinémascope, plus larges que profondes.
Or, Kirill Petrenko est tout sauf un chef à effets, tout sauf une mécanique, est d’abord un généticien. En ce sens il a tiré largement la leçon des approches « historiquement informées » Et le nombre d’interviews qu’il donne sur Digital Concert Hall à propos des programmes qu’il dirige est une mine d’informations sur sa manière d’approcher les œuvres. On dit qu’il ne parle pas, qu’il ne donne pas d’interview, mais il s’exprime fréquemment dans le cadre des programmes des Berliner, et pour cette neuvième, on le voit en répétition, et il est évident que ce qu’on en voit et les commentaires de Philipp Bohnen ( Musicien des Berliner) essaient d’éclairer la vision du chef. Une fois encore, j’y renvoie le lecteur, comme je l’ai fait dans mon précédent article.
Kirill Petrenko cherche toujours à se rapprocher au plus près de ce qu’on sait des interprétations princeps, notamment des symphonies de Mahler, d’abord par les partitions annotées du compositeur, ensuite par les comptes-rendus de presse de l’époque ou les parutions d’essais ou d’analyses de commentaires assez proches de la création, et par l’audition quand ils existent, des enregistrements les plus anciens. Même s’il date de 1938, il est plus que probable qu’il ait écouté avec attention le premier enregistrement de Bruno Walter avec les Wiener Philharmoniker, dans la mesure où Bruno Walter est le créateur de la 9ème symphonie en 1912., et il cite souvent par ailleurs Willem Mengelberg.
En effet, dans le cas de la Neuvième, dans la mesure où Mahler ne l’a jamais dirigée ni jamais entendue, il n’y a pas de document direct de Mahler informant sur telle ou telle modification, ni d’annotations dans la partition ou de ces modifications pendant les répétitions dont le compositeur était coutumier. C’est donc aux chefs successifs de « créer » l’interprétation et d’imaginer les couleurs définitives que Mahler aurait voulu y imprimer.
L’approche de Petrenko trouble ou dérange, parce que, paraît-il, elle laisse de côté les émotions, privilégie la mécanique et exploite jusqu’à l’impossible la virtuosité de l’orchestre. Une approche en quelque sorte « mécaniste », avec des Berliner animaux-machines et un Petrenko machiniste en chef.
Or les Berliner auront peut-être des défauts, mais leur virtuosité et leur capacité technique n’est jamais gratuite et toujours au service de la musique, c’est un orchestre de musiciens, pas d’exécutants, et le nombre de solistes exceptionnels en leur sein qui font pour certains des carrières parallèles en est la preuve.
Ainsi toute leur compétence technique est mobilisée au service de la musique : il s’agit comme disait Abbado, de faire de la musique ensemble. Comme tous les orchestres et tous les groupes, ils ne sont pas homogènes, et même s’ils ne sont pas en phase avec l’approche qui leur est proposée, ils s’y engagent avec une incroyable cohésion.
Un orchestre est un organisme vivant, qui respire et qui n’est pas infaillible et les Berliner ne font pas exception. Mais c’est un organisme totalement dédié dans le moment du concert, il n’est que de voir le regard des musiciens, quand ils jouent, penchés sur leur partition, avec les cordes qui semblent quelquefois former des vagues, comme traversées par des mouvements nés d’une génération spontanée, mais encore plus quand ils ne jouent pas et regardent les collègues, s’échangent un sourire… C’est assez fascinant et c’est tout sauf une mécanique.
Dire que les Berliner sont une mécanique, c’est d’une certaine manière, leur ôter une incroyable personnalité, croire qu’en toutes circonstances c’est la même machine, c’est un même résultat d’équation alors qu’ils sont tout sauf des machines.
En plus peu à peu l’orchestre se transforme, se rajeunit, des pupitres changent ou se complètent, il y a des ensembles stupéfiants (encore plus notables ce soir, comme les contrebasses ou les altos) et des singularités qu’on découvre comme le nouveau cor solo aux côtés de Stefan Dohr, le chinois Yun Zeng, tout à fait extraordinaire ou l’autre chinois, nouveau premier alto (aux côtés d’Amihai Grosz) le magnifique Diyang Mei, qui officiait ce soir emportant les altos vers les sommets et incroyable dans les solos, ou le trompettiste David Guerrier (les deux trompettistes-solo sont français, l’autre étant Guillaume Jehl, depuis 2009). Par ailleurs, d’autres pupitres solistes sont libres (Flûte, clarinette par exemple, ou le troisième poste de Konzertmeister depuis le départ de Vineta Sareika-Völkner). Car tous les « anciens » que nous connaissons et avons suivi depuis les temps d’Abbado sont désormais sexagénaires ou quasi, même si ce soir aussi bien Emmnauel Pahud qu'Albrecht Mayer et Dominik Wollenweber étaient absolument stratosphériques, dans leur habituel firmament… Il reste que la qualité de l’orchestre ne baisse pas, ni la manière d’investir les partitions mais que, comme tous les corps vivants, il s’adapte à son Chefdirigent.
Alors effectivement, avec Kirill Petrenko, c’est sans doute quelquefois difficile. Parce qu’il est sans cesse le nez dans la partition, qu’il en connaît tous les tréfonds, mais qu’il a une sorte angoisse de n’être jamais au bout du résultat souhaité, rêvé, pensé, alors qu’il sait avoir en face des musiciens exceptionnels : il les pousse donc avec un doux entêtement (ce qu’il y a de pire) jusque dans les retranchements les plus impossibles, parce que sur chaque note, il y a une nuance, il y a ce presque rien, ce je ne sais quoi qui est toujours perfectible. On dit que Petrenko ne sait pas communiquer une émotion musicale (ce que les plus "doctes" développent en France notamment), or, il suffit de voir son visage et son corps pendant qu’il dirige pour comprendre que ce n’est pas le cas. Petrenko est sans doute un timide, mais jamais sur le podium, où il est particulièrement expressif, sans être ni démonstratif ni histrionique.
J’ai souvent écrit qu’il n’était pas réductible à un style, qu’il désarçonnait l’auditeur, avec ses jeux de contrastes, ses tempos vifs, ses silences prolongés, son contrôle des volumes aujourd’hui unique, et la clarté incroyable de la lecture, où rien ne lui échappe et qui fait entendre de chaque pupitre la moindre inflexion. Sa manière de diriger expose l’orchestre dans sa plus totale intimité. Ces qualités apparaissent quelquefois contradictoires, parce que tantôt dans les fortissimi, il est moins « fortissimo » que d’autres, et tantôt dans les moments suspendus, ineffables, pianissimi où le son est à peine perceptible, il apparaît malgré tout un peu plus charnu, un peu plus dense (que chez Abbado par exemple).
Alors certes sa manière étonne, dérange quelquefois, suscite une prise de distance, parce qu’il n’est jamais complaisant, il est toujours effilé, sur les crètes, et surtout ne concède rien.
Cette lecture de la Neuvième est une lecture à l’évidence non pas nostalgique ou mélancolique, mais énergique, voire brutale et tragique.
Il reste que nous avons tous des habitudes d’écoute mahlériennes pétries par des années de Bernstein, Jansons, Abbado et quelques autres, et que ces habitudes d’écoute qui ont formé notre goût deviennent comme des canons de l’interprétation, ce que j’appelle par ailleurs des horizons d’attente. Tous mes lecteurs savent ce que j’ai vécu avec Abbado, et qu’il est pour moi impossible d’aller au-delà. Mais alors, il est intéressant d’aller ailleurs, parce que sinon, il est inutile d’aller au concert. Et Petrenko nourri par le même amour de Mahler est ailleurs, dans un univers totalement différent, formé par d’autres racines culturelles.
J’ai inscrit en exergue de cet article une citation de Dostoïevski extraite de ses Carnets (1876–1877) « L’être ne commence à être que lorsque le non-être menace l’être. » parce qu’elle me semble correspondre au mouvement imprimé par Petrenko à cette symphonie. Je ne voudrais pas répéter ce que j’ai écrit à propos du concert de mai, qui est confirmé par ce que j’ai entendu à Lucerne, mais essayer d’en fouiller les motivations.
Cette citation de Dostoïevski me semble identifier totalement cette approche, qui refuse l’idée traditionnelle de résignation, mais qui est paradoxale parce qu’elle est réveil de la vie en regard de la mort. J’avais dit à propos de la Neuvième de Petrenko avec le Symphonieorchestervorarlberg (voir le lien ci-dessous) que sa vision était « sans tristesse », manière de dire qu’on n’y trouvait aucune soumission au destin, mais jusqu’au bout quelque chose de la vie.
Il est évident que Mahler est travaillé par l’idée de mort, l’idée de fin, alimentée par la mort de sa fille, mais aussi sa propre maladie et les angoisses qu’elle procure. Face à cette idée, si nous suivons Dostoïevski, c’est en réaction un réveil irrésistible de la vie qui s’exprime ici.
C’est la rencontre avec la mort, dans un simulacre d’exécution, qui a réconcilié Dostoïevski avec la vie, et ici Petrenko, dans cette symphonie de l’Adieu, célèbre paradoxalement le goût de la vie, avec une sorte de rage qui fait exploser le sentiment de tragique.
De fait deux impressions contradictoires au tout début du premier mouvement, comme une hésitation, un réveil presque timide et maladroit, presque se glissant par effraction dans le monde sonore qui va naître au cor (le nouveau titulaire Yun Zeng, étonnant) immédiatement scandé par la harpe (Marie-Pierre Langlamet, toujours au top, et hyper concentrée) qui devient un substitut d’horloge du temps qui passe, et donc qui urge. Puis le paysage s’élargit sur une vision de la nature. Il ne faut pas oublier que Mahler a composé la Neuvième dans sa petite cabane de Toblach (Dobbiaco) au nord des Dolomites, dans la Pustertal (Val Pusteria). Tout le premier mouvement est un regard appuyé sur la nature, et on se prend encore à penser à Dostoïevski, à l’Idiot, et à une phrase de Mychkine : « Je ne comprends pas comment on peut passer à côté d’un arbre sans se réjouir qu’il existe. Que de choses merveilleuses on rencontre dans le monde, à chaque pas ! ». Et cette vision de la nature est ici vivifiante, elle respire, elle s’ouvre, même si la mort çà et là sonne dans le tréfond des cuivres (tuba et trombones, puis trompettes). Petrenko refuse l’atermoiement et les langueurs, il refuse la nostalgie, il affirme ici la vie, mais dans l’ombre de l’au-delà. Petrenko a d’ailleurs fait remarquer que si Mahler a perdu sa fille peu de temps auparavant, la mort ne sonne pas à la porte pourtant au moment où il compose sa symphonie : elle n’est même pas conçue comme la dernière dans la mesure où il en esquisse une dixième, et sa maladie cardiaque n’est pas encore une menace.
Raisons supplémentaires pour affirmer crânement la vie, mais dans une conscience (une angoisse ?) possible des coups du destin. Il y a ici une souffrance tragique qui réveille la conscience, où plus la vie se manifeste et plus la conscience de la fin se fait jour : plus il y a vigueur et plus il y a gouffre.
« La souffrance est l'unique cause de la conscience. », dit encore Dostoïevski qui est ici pour nous un guide implicite, parce qu’il est un écrivain du tragique humain, là où Mahler en est peut-être le compositeur et que Dostoïevski est une clef de la culture russe, qui est la culture de base de Petrenko. C’est cette déchirure entre vie et destin, entre une vie de la nature, de la contemplation de la nature et le destin possible qui crée la tragédie, et donc les silences, les rythmes syncopés, les dissonances qui ont fait de cette symphonie la plus ouverte à la modernité, la « première œuvre de la musique nouvelle », comme Petrenko lui-même le rappelle, suivant l’expression d’Adorno et qu’il est difficile par exemple d’écouter une symphonie de Chostakovitch sans avoir Mahler en tête. Et c’est ainsi que la vie même de la conscience conduit en même temps à la nouveauté artistique et donc à l’art.
La conscience pleine de la vie n’existe pas sans la conscience de la fin : la prise de conscience de la fin, c’est évidemment là le tragique de la vie. Petrenko dans cette lecture donne à la vie, au « vital », une importance déterminante, notamment dans les deux mouvements centraux,
2. Im Tempo eines gemächlichen Ländlers. Etwas täppisch und sehr derb
3. Rondo-Burleske. Allegro assai. Sehr trotzig.
2.Tempo de Ländler tranquille. Un peu maladroit et très rustique
3. Rondo-Burlesque. Allegro assai. Très provocateur.
L’Adieu à la vie, telle qu’est vécue cette symphonie, donne à la vie une importance déterminante et ces deux mouvements, le second consacré au Ländler et à la valse et le troisième à la vie musicale et à ses aspects répétitifs sont – a‑t‑on dit souvent comme des danses macabres.
On pense ici un peu à Baudelaire « Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte ! », mais à l’inverse de ce Baudelaire résigné du « Goût du néant » (Les Fleurs du Mal, Spleen et idéal, Poème LXXX)
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t'enfourcher !
Ici Mahler, ou du moins ce Mahler que Petrenko nous fait entrevoir, ne se résigne pas en une sorte de réveil dernier qui fait revivre la vie, les moments de vie sociale (les danses) ou de vie musicale (le Rondo-Burleske). On peut les lire aussi comme des tranches de vie, une sorte de temps retrouvé (il cite des valses, et même dans le troisième mouvement La veuve Joyeuse) et de temps compressé d’une vie qui reprend ici des couleurs mais avec ironie et distance et jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’extrême, jusqu’au non-sens ou justement le burlesque (qui vient de Burla, la farce), c’est-à-dire où l’expérience de la musique, devient une ronde répétitive, succession de fugati, exécutions musicales sans cesse répétés jusqu’à l’obsession comme une expérience de la limite et en même un tourbillon infini, impossible et qui est aussi la vie qui s’étourdit à force de vivre, pour essayer d’oublier la mort, pour la nier et en même temps dans la pleine conscience de sa présence.
Il est là, ce tragique qui fait que la vie ne se donne en pleine valeur et en pleine puissance qu’au moment de la prise de conscience de la fin. Et alors tout s’achève en un tourbillon impossible de derviche devenu toupie, à une allure folle, et implacable, qui laisse la salle le souffle coupé.
L’adagio final porte un autre sens. Mahler écrit sehr langsam (très lent) und noch zurückhaltend (et encore réservé), où « noch » signifie quelque chose de plus, quelque chose qui serait « encore et toujours », qui exprimerait une durée étendue, développée, et sans doute une vision d’adieu, mais où demeure un refus, une volonté jusqu’au bout de vivre, nous l’avons vu et souligné, mais de vivre cette fois par l’écriture, par la création, par une écriture qui semble plus « soufferte », à peine moins fluide, plus sombre (abondance des cordes graves ici stupéfiantes, bouleversantes parce qu’appuyées et insistantes). L’écriture, la création me paraissent ici une clef possible de cette soif inextinguible de vie face à mort et au néant : suivons encore Dostoïevski « Pour le misérable que je suis, dit-il, mon travail remplit ma vie et c’est mon bien suprême. Si je ne pouvais écrire, je mourrais. »
C’est ce mouvement de l’écriture malgré tout, de la création jusqu’au bout qui soutient le parcours de la symphonie, le parcours de vie, qui dit d’abord la nature, puis le monde et la vie musicale et cette fois l’expérience de la création qui est ce qui reste quand il n’y plus rien d’autre. Écrire le Goût du Néant, pour Baudelaire, était aussi le signe que l’expérience du désespoir total avait fini par susciter l’écriture, la dernière trace de l’espoir et c’est ici le même type de démarche, écrire, créer jusqu’au bout et malgré tout, en pleine conscience comme manière de refuser jusqu’au bout le destin.
« Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui » et jusqu’au bout l’écriture est cette manière de disputer à la fatalité son destin. Et en même temps le son passe de l’explosion au délitement (avec des violons à se damner), au glissement progressif vers ce vide que Petrenko a fait noter à ses musiciens en répétition, lorsque Mahler écrit « senza espressivo », qui ne veut pas dire sans rien ressentir, mais donner l’impression du néant, créer un son qui exprime le vide, sans vibrato et les dernières mesures sont les derniers souffles de vie, qui s’éteignent malgré eux. Dans ce sens le long silence final, écrit dans la partition, est aussi une manière de dompter le néant, de le glisser sur le papier du processus créatif, d’en faire un moment musical, d’en faire de l’art.
Kirill Petrenko ne veut ni émouvoir, ni faire pleurer et c’est cela qui surprend : il veut faire ressentir la déchirure, l’écartèlement entre la vie, sublimée par le processus créatif et le rien, le néant, le non-être. C’est la conscience de vie – que j’ai liée à l’expérience dostoïevskienne qu’est apparue ici éclairante – qu’il transmet, avec un fort sentiment d’irrémédiable, de la direction implacable de l’existence, de glissement progressif et sans concession vers le néant, sans rien pour se raccrocher ou espérer, sinon jusqu’au bout la volonté d’écrire et de créer, même en figurant le silence de la mort. Quand il n’y plus rien, il reste l’art. Et cela nous laisse atterrés, à terre.