Vagues toujours, ressac d’avant en arrière pour ce programme avec Vier Letzte Lieder de Strauss créés en 1950, derniers feux d’un genre bien révolu, mais aussi avec la 4e de Bruckner, regardant autant vers la forme beethovénienne, le romantisme que la musique du futur wagnérien.
Et, comme pour les concerts des deux jours précédents, une figure féminine majeure, qui irradie tout : ce soir, Asmik Grigorian, qu’on n’espérait plus voir de sitôt à Stockholm vu son succès mondial, et qui nous avait laissé un vibrant souvenir pour une Madama Butterfly d’anthologie donnée à guichet fermé au Kungliga Operan (Opéra Royal) en 2022.
Pour l’heure, c’est une création féminine qui ouvre le concert avec Flügel de la suédoise Lisa Streich, créé au festival Visions de la Elbphilharmonie sous la baguette d’Alan Gilbert, autre habitué des lieux. L’œuvre pour très grand orchestre (il fondra d’ailleurs au fur et à mesure de la soirée) est conçue comme « une créature avec des ailes dans les registre aigus et graves où les accords dissonants « moisis » bougent entre les musiciens ». En effet, la musique bouge de droite à gauche, joue sur des écarts, des oppositions, également sur le plan visuel. Violons à droite, violoncelles et contrebasses à gauche avec des effets d’archet très plastiques qui évoquent ce que l’on verra chez Bruckner mais qui participent ici clairement d’intentions aussi visuelles. Pour le reste, des dissonances évidemment, des cordes qui grattent, des hululements aussi, des éclats d’enclumes (piano), des éclaboussures aux percussions, des stridences comme des rondeurs, des éclats au celesta qui s’oppose au piano, une marche qui se transforme en tic-tac géant, comme une machinerie imposante et déglinguée. Des sirènes travaillées dans les vents retentissent avant d’atterrir sur des irisations de cordes et des pizzicati sourds. C’est visuellement et musicalement impressionnant. Du bel ouvrage, très applaudi et bien accueilli du public.

Asmik Grigorian a récemment enregistré les Vier Letzte Lieder sur un album double qui propose les deux versions des Lieder, avec l’orchestre de Radio France dirigé par Mikko Franck et au piano, accompagnée de Markus Hinterhäuser. Dans la même œuvre, sur cette même scène, et avec le même orchestre, on se souvient avoir entendu en 2019 Malin Byström et c’est donc avec ces souvenirs en tête, sans volonté de comparaison, que l’on attend fébrilement Asmik.
Salonen fait déborder les vagues d’un orchestre plein de sève dès le début de Frühling mais avec beaucoup de retenue, sans jamais couvrir la chanteuse qui ravit dans la ligne et les couleurs (la montée dans les aigus qui se déploient dans « blauen Lüften » ou la plongée, le surgissement dans « Du kennst mich wieder »). La dernière strophe est l’occasion d’une véritable ivresse sonore avec un Salonen maître des volumes et une Grigorian qui s’enfonce à pas mesuré jusqu’à l’évanouissement dans le dernier vers, « Deine selige Gegenwart ».
Sur September, Salonen fait crépiter l’orchestre de feux qui évoquent des souvenirs du Ring wagnérien, avec de superbes gouttes de pluie figurées aux cordes et vents mais aussi des flûtes très aigres (les bois de l’orchestre, toujours superbes…) qui figurent alors les feuilles.
C’est un été indien charnu (« Sommer lächelt… ») et encore bourgeonnant (« Gartentraum ») avec des couleurs pas du tout fanées, bien au contraire, mais dans une variété mordorée. Grigorian encore une fois nous prend délicatement par la main pour la visite, avec un « Ruh » tout en descente délicate vers les graves.
Salonen joue sur les balancements délicats mais sait faire surgir des montées gouleyantes quand Asmik Grigorian tétanise avec les deux derniers vers :
« Langsam tut er dir grossen
müd gewordenen Augen zu »
C’est un « Augen » crépusculaire certes mais totalement irradiant.
Sur Beim Schlafengehen, Salonen joue sur les notes graves et délicates avec un orchestre toujours très retenu et qui évite les effets. Malin Broman prend sa part pendant le solo de violon, sans chercher la surexposition, mais c’est Asmik Grigorian qui, tout en concentration, avec une intériorité qui touche, nous captive. Car au-delà de la voix (entendre les zéniths renouvelés et différents sur sehnliches, Seele , Sinne ou Zauberkreis »), c’est aussi une incarnation, une présence, hors du spectaculaire, qui happe et désarme. Y compris quand elle se fond dans l’orchestre (« zu leben »), comme un membre ou un instrument supplémentaire, comme les cordes et les cors qui se glissent au fond du Lied.
Enfin Im Abendrot achève de propulser Asmik Grigorian au firmament car, avec elle, ce ne sont pas les pâmoisons de l’ivresse sonore mais quelque chose de l’ordre d’une vérité qui s’impose. C’est une anti-diva, humaine trop humaine. Évidemment la ligne est sans faille, la diction impériale, la projection parfaite mais mesurée, pas dans une ivresse de décibels ou de la couleur, mais toujours au service du mot et de l’expression. On se met à rêver à la Brünnhilde du Crépuscule et à son « O weiter, stiller Friede ». Mais, nous avons le temps, ce sera pour plus tard…
Salonen ne la quitte pas des yeux et on sent une étroite mise en son, en dehors de toute ambition de faire valoir. Alors, on apprécie les pianissimi et les feux de l’orchestre, les flûtes enchanteresses qui miment les alouettes et au-dessus desquelles planent Asmik Grigorian ou le solo de Malin Broman, une fois de plus. Et la chanteuse, avec des couleurs aux confins du silence, se love dans l’orchestre comme dans la mort. Et nous laisse en suspens.
C’est une leçon. C’est une âme.

Asmik Grigorian, soprano
Pour prolonger la lecture, nous invitons le lecteur à poursuivre sur le compte-rendu de Macbeth (avec Asmik Grigorian en Lady Macbeth) au festival de Salzburg 2025.
Pour la 4e symphonie, dite romantique, de Bruckner, là encore les souvenirs vont et viennent : souvenirs personnels bien sûr (les enregistrements, pour le grand écart, de Gunther Wand à Herreweghe), souvenirs de toutes les influences de la partition, notamment Wagner qui semble perpétuellement présent, ainsi que de toutes les images romantiques musicales qui surgissent ici ou là dans la pâte brucknérienne. Tout cela irrigue le flux des vagues de l’orchestre brucknérien, écrin idéal pour la direction d’Esa-Pekka Salonen.
Sur le premier mouvement : cordes frémissantes, appels de cors majestueux, son massif des cuivres, bref des brillances, des agencements de masses qui demandent rigueur et efficacité et dans lesquels Salonen œuvre comme à la parade avec un orchestre dont pas une tête ne dépasse.
Sur le second mouvement, on notera les superbes violoncelles, la légèreté des violons, la richesse des graves (altos et contrebasses, avec un Rick Stotijn toujours indépassable) pour une mélancolie sonore mais sans pathos. Esa Peka Salonen joue beaucoup sur les silences, les espaces, pour offrir de bienvenues respirations.

Le Scherzo convoque des réminiscences du deuxième acte de Tristan avec des cuivres, comme toujours avec cet orchestre mais peut-être encore plus avec Salonen, très impressionnants, et le souvenir de Tristan est vite dissipé par des cordes très brillantes, des silences encore très marqués, des feux qui jaillissent, toujours dans la satisfaction de l’effet, avec des bois agiles, toujours en fête. Les atmosphères de Ländler sont assez sages, reposées, délicates. On remarque que Salonen s’anime davantage dans ce mouvement.
Enfin, le Finale avec son magnifique retour de l’appel aux cors nous donne surtout l’occasion de remarquer une fois encore les contrebasses aussi puissantes que fines, terriblement ombrageuses et expressives. Salonen déchaine les masses avec sa rigueur habituelle pour envoyer un son massif, rutilant, avec un orchestre qui suit au cordeau et un Rick Stotijn qui fait le spectacle à droite.
C’est finalement un Salonen en grande forme avec un orchestre au diapason qui nous emplit d’une ivresse sonore mais à la sortie notre cœur penche vers Asmik Grigorian alors que s’élève la pleine lune, éclipsée par l’ombre de la terre. Ce n’est pas tous les jours que l’on croise un tel phénomène.
