
La jouissance à l’orchestre
C’est par l’orchestre que nous commencerons parce que chez Rossini, on a toujours l’impression étourdie que c’est le chant qui compte, avec ses voix stratosphériques, ses aigus à couper le souffle, ses sillabati incroyables et ses agilités acrobatiques. Mais l’orchestre est celui qui soutient tout cela, qui fait respirer l’ensemble, qui imprime la couleur et le tempo. Les voix sans l’orchestre sont comme un sauteur sans parachute. L’orchestre rossinien est lui aussi étourdissant, acrobatique, souvent virtuose… Il suffit de rappeler le cor soliste qui ouvre La cambiale di matrimonio pour comprendre que tous les orchestres ne peuvent affronter ce répertoire sans le niveau voulu.
La seconde observation concerne la tradition qui sous-tend cette musique. Rossini n’est pas né d’une génération spontanée : sa musique vient des dernières années du XVIIIe, Haydn, Mozart et Gluck, ce dernier bien présent dans certains de ses opere serie, c’est une tradition baroque, avec ses habitudes de ductilité, avec ses variations et son adaptabilté. On a souvent raillé Rossini (ou dédaigné) avec la réutilisation de certaines pièces (l’exemple le plus éclatant est l’ouverture du Barbiere di Siviglia (1816), qui vient d’Aureliano in Palmira (1813) et qui avait déjà été reprise dans Elisabetta Regina d’Inghilterra (1815). Et on ne fera pas la liste des airs repris, transposés, transformés pour les besoins de la cause. C’étaient des pratiques fréquentes au XVIIIe, mais l’époque contemporaine qui sacralise l’œuvre jusqu’à la fossiliser dans le (faux) marbre considère tout cela comme tripatouillages paresseux.
Or, le génie de Rossini consiste à être un compositeur « ovidien », qui « métamorphose » sa musique : la même musique dans un autre contexte avec un autre texte devient une autre musique, d’autant plus si l’orchestration en est légèrement modifiée. Eduardo e Cristina, créé à Venise, n’a pas une seule musique originale et pourtant tout semble neuf, fluide, évident.
C’est là le génie de la métamorphose, être à la fois même et autre, – on pourrait dire de même du Viaggio a Reims et du Comte Ory. Rossini est un génie de la transformation, de l’orchestration : il a compris que le contexte d’une œuvre (et c’est aussi valable en peinture ou en sculpture) compte autant que l’œuvre elle-même. Le même tableau dans une église et dans un musée ne dit pas la même chose, la même musique dans un autre contexte devient différente, comme celle utilisée dans un drame après avoir été utilisée dans une comédie.
L’art est une question de regard, de vision, d’éclairage et l’œuvre est ce qu’elle projette plus qu’un « en soi ».
Alors, l’orchestre rossinien sonne quelquefois baroque, Gluck, Haydn, quelquefois Beethoven que Rossini admirait tant, tout en sonnant toujours Rossini, tel qu’en lui-même et toujours reconnaissable. Il peut être grêle, cristallin, léger ou épais, charnu, dramatique, il peut être fantaisie, avec une grande liberté par exemple dans le continuo. C’est un feu d’artifice de variété et de couleur, mais aussi un chef d’œuvre de technique, avec une maîtrise inédite de l’orchestration, l’orchestre rossinien est plastique, et surtout pas monotone ou monocorde.
C’est bien cela que Gianluca Capuano et ses Musiciens du Prince-Monaco ont réussi à imposer, en proposant un Rossini au son neuf et changeant, qui tranche complètement avec ce qu’on a l’habitude d’entendre il est vrai souvent laminé par la tradition délétère du répertoire, un Rossini souriant qui « pétille » comme le champagne, je dirais plus souvent comme du mousseux de bas étage et un Rossini sérieux qui sonne comme du Verdi mûr, avec des tics véristes, c’est-à-dire complètement hors de propos. Capuano revient aux origines, avec un Rossini qui émerge du XVIIIe et qui est à l’écoute des évolutions de son temps. Les maîtres du temps sont Haydn, Cherubini, Beethoven (qui admire tant Cherubini), et du côté moins sérieux, on part de Mozart, de Paisiello mais avec une forte évolution qui rend l’orchestre très varié, très « fantaisiste » et agile et quelquefois plus massif. Je me souviens de son Turco in Italia à Vienne dont l’ouverture sonnait très « Beethoven ».
Mais le plus important, c’est que Capuano avec ses Musiciens du Prince – Monaco (ici mâtinés de membres des Würth Philharmoniker) rend à l’orchestre sa présence et son rôle, au sens théâtral du terme, en dialogue et en soutien avec le chant, en partenariat, et jamais en simple accompagnant. L’orchestre chez Rossini est un protagoniste, et pas seulement par le tempo qu’il imprime, mais aussi par la manière dont les pupitres sont valorisés, répondent aux voix, et exposent aussi en écho aux acrobaties vocales une virtuosité quelquefois étonnante. Les Musiciens du Prince-Monaco sont souvent de grands solistes, et sont donc rompus à cette virtuosité et Capuano qui connaît son orchestre en explore toutes les possibilités, non pas en démonstrateur de foire (« regardez comme nous sommes brillants »), mais en révélateur d’un Rossini étonnant, créatif, et presque inventeur d’une liberté musicale que peu de compositeurs suivront ensuite (Offenbach peut-être ?). C’est pourquoi je me demande souvent si Rossini qui est aux racines du bel canto et de Verdi, mais que Wagner a aussi beaucoup écouté, n’est pas aussi aux origines de l’opérette…
En fait, l’apport de Capuano et des Musiciens du Prince-Monaco, c’est d’avoir su remettre l’église au milieu du village, c’est-à-dire remettre Rossini là où il doit être : le très grand maître à l’origine de tout l’opéra du XIXe. Il ne faut pas s’y tromper, si Rossini occupe jusqu’à la moitié du XIXe bonne part des répertoires des grands théâtres, c’est qu’il est école, qu’il fait école et qu’avec lui, tout autant qu’avec Mozart, on peut tout faire.
Alors, ce soir, c’est aussi la fête d’un orchestre qui va nous faire entendre à travers les pièces symphoniques (ouverture de Tancredi et de Maometto II) mais surtout comme écrin des extraits d’opéras présentés, comment la couleur, la virtuosité, s’entend d’abord à l’orchestre et inspire le chant.
Un seul exemple, l’ouverture orchestrale extraite de Semiramide qui précède le chœur « Ergi omai la fronte altera » qui ouvre la deuxième partie du concert. On peut en faire un zim boum boum sans intérêt (Bonynge…) et ici, c’est une fête de la couleur, avec des reprises instrumentales et des rythmes d’une telle limpidité et un allant qui n’est pas sans rappeler, ici encore, le Beethoven de la Fantaisie Op.80 de 1808 (que Rossini pouvait connaître) : il y a là une introduction lumineuse, transparente variée, qui stimule l’imaginaire et qui est presque un moment autonome avant l’intervention du chœur. Absolument étonnant.
Au total, une performance. une leçon, une jouissance, tant depuis Abbado on n’a pas entendu un Rossini aussi varié, chantant et surtout aussi intelligent et profond.
Les voix

Sergey Romanovsky
Comme souvent c’est dans la voix de ténor qu’il faut chercher chez Rossini les plus grandes difficultés. Selon les œuvres, il faut à la fois l’agilité un grand raffinement, mais aussi l’expressivité mais souvent aussi l’assurance, et un caractère quelquefois héroïque (voir Oreste dans Ermione…). Souvent les rôles de ténor notamment le Rossini bouffe sont confiés à des voies légères de « tenorino » élégant, et souvent nasalisées à l’extrême. Ce sont des voix souvent aussi acrobatiques démontrant de grandes qualités techniques sans toujours faire rêver, je pense par exemple à Antnino Siragusa mais ce type de voix ne peut satisfaire à tous les rôles. Il y a eu dans l’histoire des exceptions. C’eszt le cas d’un à Luigi Alva qui vient de disparaître, puis lorsque l’on a redécouvert le Rossini sérieux dans les années 1980 un Chris Merritt absolument remarquable qui fit a Pesaro, je m’en souviens un Otello exceptionnel, ou un Rockwell Blake qui fut un véritable phénomène.
Aujourd’hui pourtant on ne manque pas de ténors pour Rossini : c’est un paradoxe, mais si pour Verdi on en manque cruellement, on peut réunir assez facilement dans Rossini des voix de ténor au point d’avoir des distributions avec deux ou trois ténors assez acrobatiques. Les Florez, Camarena, Brownlee, Korchak, Mironov, voire Enea Scala et récemment Swanson ou Segkapane ces dernières années ont largement défendu ce répertoire très spécifique sans doute aussi grâce au travail de fond de l’Accademia Rossini de Pesaro. C’est pourquoi on était heureux de réentendre, Sergey Romanovski, un peu disparu des scènes après des débuts prometteurs.

C’était un authentique espoir du chant rossinien, parce qu’il avait à la fois ce caractère un peu héroïque, mais aussi une élégance, une facilité à l’aigu et aux agilités qui laissait présager une grande carrière. Sa prestation salzbourgeoise de bon niveau (la cavatine d’Otello « Ah ! sì per voi già sento.. » montre une capacité à intérioriser, et une vraie sensibilité, mais au niveau technique, Romanovsky a montré quelques difficultés à assurer une ligne et à faire respirer la musique ce qui en a fait des quatre protagonistes vocaux de la soirée, peut-être le moins convaincant. On en est d’autant plus triste qu’il avait su naguère enthousiasmer notamment pour le Rossini sérieux. Ici et son bis (« La Danza ») l’a confirmé fortement, il nous est apparu moins à l’aise, hésitant et moins ductile, moins souple, légèrement en-deçà des attentes. Il faut néanmoins souligner qu’il reste un véritable artiste, comme le montre l’intensité du chant dans le duo d’Otello avec Bartoli (« Eccomi giunto innosservato ») où il se montre un bel interprète, très investi.

Giorgi Manoshvili
En face de lui un réel espoir que nous avions entendu l’an dernier a Pesaro dans Bianca et Falliero, Giorgi Manoshvili, basse géorgienne au timbre très velouté, qui a donné dans le grand monologue d’Assur de Semiramide, « il di già cade » la preuve qu’il est en passe de venir l’une des voies réclamées de la période. Mais le monologue fameux de Mustafa de l’Italiana in Algeri montre aussi une belle expressivité comique, sans atteindre encore les sommets d’un Paolo Montarsolo. Il montre néanmoins une palette de qualités notables. Doué d’un phrasé impeccable, et d’une assurance sur le spectre du grave à l’aigu et et au suraigu, avec une ligne sans failles et une voix qui porte loin grâce à un volume extraordinaire, tout en tenant la note avec une tenue de souffle particulièrement marquée. Samuel Ramey a peut-être trouvé un successeur. En effet, la voix n’a pas la couleur d’une basse spectrale, mais elle a une particulière étendue, avec une qualité de diction et d’expression exceptionnelles. Giorgi Manoshvili a remporté un énorme succès.
Il lui manque peut-être de la ductilité dans le sillabato, comme on a pu le percevoir dans le bis offert (La Calunnia). Mais quelle assurance et surtout quel aigu. Impressionnant par sa puissance. Et cette voix n’est pas promise à Rossini seulement, mais peut chanter bien des répertoires. Non seulement c’est un nom à suivre, mais qui doit vous attirer immédiatement si vous le voyez dans une distribution.

Mélissa Petit
Le cas de Mélissa Petit est assez spécifique. Voilà une chanteuse française qu’on voit souvent aux côtés de Cecilia Bartoli qu’elle a lancée et soutenue mais qu’on ne voit pas beaucoup distribuée en France, étrangement. Or depuis quelques années elle marque des progrès impressionnants. Elle nous avait déjà étonnée dans Il trionfo del tempo e del disinganno de Haendel aux côtés de Bartoli à Salzbourg, mais ici les deux airs qu’elle a chantés, « come dolce all alma mia » , la cavatine d’Amenaide de Tancredi et la prière d’Anna dans Maometto II « Giusto cilel, in tal periglio » montre que la voix s’élargit qu’elle a pris beaucoup d’assurance dans les agilités, et que désormais elle a une maturité scénique et vocale qui peut la promettre à des a des rôles plus importants. On sent tout le travail accompli sur la diction et sur l’expression (l’air de Berta « Il vecchiotto cerca moglie » offert en bis nous l’a montré de manière éclatante) mais aussi une belle maîtrise technique. C’est un vrai soprano lyrique auquel bien théâtres devraient penser. C’est dommage parce qu’elle obtient un énorme succès auprès du public du Festival.

Cecilia Bartoli
Cecilia Bartoli est un cas unique et passionnant. On a beau l’entendre plus ou moins chaque année et souvent dans ce type de concert, dans les mêmes airs ou dans des prestations voisines et à chaque fois elle chante différemment. Parce que l’intelligence de la chanteuse la connaissance qu’elle a de sa propre voix de ses possibilités et de ses limites font qu’à chaque fois, elle adapte son interprétation à sa situation vocale exacte du moment : son monologue de Desdemona d’Otello, « assisa a pié d’un salice » est un immense moment d’intériorité et de poésie sans parler du célébrissime « Di tanti palpiti » de Tancredi d'une incroyable densité, un chef d’œuvre de ligne mélodique délicat et intense à la fois nous emmènent sur une autre planète. Quant à son bis « Una voce poco fa » de Barbiere di Siviglia c’est un miracle de sculpture du mot, de coloration de chaque expression, de respiration, qui fait de Rosina, non plus une jeune fille en quête de liberté, mais une femme mûre qui sait ce qu’elle veut, et qui l’affirme avec une sorte de rouerie délicieuse. Ce travail sur chaque mot, cette concentration sur l’expression, cette adaptation des agilités aux nécessités du personnage fontque elle négocie à chaque fois les aigus avec une grande sûreté et qu’elle se ménage pour pouvoir les réussir, c’est un miracle d’intelligence et un moment de plaisir absolument indicible.
Nous avions déjà été frappé dans Hotel Metamorfosis de cette ductilité. Incroyable. Nous sommes toujours ébahis devant ce Rossini toujours nouveau qu’elle nous offre et toujours extraordinaire et grandiose.

Le chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, bien préparé par Stefano Visconti, était aussi de la fête, avec professionnalisme soit dans des extraits choraux spécifiques comme le vigoureux « Ergi omai la fronte altera » de Semiramide, soit en accompagnement de certains airs.

Au total une soirée certes de « divertissement », mais avec une exigence de qualité d’un tel niveau que cela devient presque une exposition de ce que doit être le chant rossinien et plus généralement de ce que doit être l’intelligence du chant à l’opéra. Sans oublier des détails anodins comme les changements de costumes des dames selon l’air chanté et leurs couleurs éclatantes (jaune et rouge) dans la partie finale plus festive, sans oublier non plus les cinq bis offerts pour emporter la salle dans le succès délirant. Le niveau de perfection orchestrale et vocale est tel qu’il faut systématiquement courir à ce type de concert.