C’est un moment difficile pour Claudio Monteverdi que les années qui entourent la création de L’Orfeo à Mantoue. Il travaille depuis 1590 à la cour des Gonzague, il y est Maître de Chapelle depuis 1601, et pourtant ne cesse de se plaindre de n’être pas reconnu à sa juste valeur, mal payé, bien que Mantoue soit une des cours les plus riches de l’Italie de l’époque (il suffit de visiter la ville pour s’en rendre compte et surtout cet éberluant et démentiel Palais Ducal). Il y restera jusqu’en 1613, année qui le voit rejoindre Venise. Mais il cherche depuis 1606 visiblement à laisser la cour des Gonzague et a besoin de se « vendre », de montrer de quoi il est capable, en une période de bascule essentielle dans l’histoire de la musique occidentale.
Il publie en effet en 1610 et le Vespro della Beata Vergine, et la Missa in illo tempore. Cette dernière écrite dans le style « ancien » contraste avec le Vespro della Beata Vergine où Monteverdi s’essaie à une grande variété de styles compositionnels, comme s’il s’employait à montrer l’étendue de ses capacités, tout en démontrant par la Missa qu’il maîtrisait aussi parfaitement le style polyphonique pratiqué jusqu’alors. Il est probable qu’il cherche du travail ailleurs et la longue dédicace au pape Paul V Farnese n’y est sans doute pas étrangère.
Le Vespro della Beata Vergine n’est d’ailleurs pas une œuvre qui appartient stricto sensu au rituel liturgique à exécuter dans les manifestations mariales, certaines parties comme l’Audi Coelum à six voix n’en font pas partie, même si des discussions musicologiques ont toujours cours à ce propos.

Ainsi, par ses dimensions, sa variété, l’importance de son effectif, Le Vespro della Beata Vergine apparaît comme un manifeste dynamique d’une musique qui est en train de s’affirmer, d’un style qui s’installe et consacre Monteverdi comme l’un des grands novateurs de la musique.
Ce qui nous frappe, c’est l’étroite liaison, le tissage entre les textes et l’accompagnement instrumental, qui est aussi une des grandes leçons de L’Orfeo (1607).
En 2023, Capuano et ses Musiciens du Prince avaient proposé une version de L’Orfeo avec les marionnettes de la Compagnie Carlo Colla qui fut et reste un des moments les plus riches et les plus frappants de ces dernières années.
Il faut partir de quelques observations faites alors : « Le rapport entre livret et musique nous fait immédiatement plonger dans une modernité qu’on n’a pas coutume de souligner pour ce répertoire. », et plus spécifiquement, à propos de la direction de Capuano : « Combien il soigne les rythmes, les couleurs, donnant à cette musique une vie qui se love dans chaque note. Rarement j’ai pu entendre un Orfeo aussi aérien, aussi plein de sève, aussi vital. »
On retrouve ici exactement ces impressions, nées du rapport particulier que Gianluca Capuano entretient avec Monteverdi, et surtout à cause de l’extraordinaire vitalité musicale et dynamisme qui naissent de cette exécution.
Il y a donc comme une métaphore induite entre la nature de la Vierge, source de la vie du Christ et par extension source de vie, une vie d’une intensité qu’on ne soupçonnait pas.
Quels sont les caractères de ce moment ?
Monteverdi a inventé un art de tissage de la parole et du chant, le recitar cantando, caractéristique de son Orfeo, et on retrouve ici ce travail tout particulier sur la voix. L’ensemble de l’œuvre est composé de moments différents, psaumes, hymnes, motets et à chaque moment correspond une chorégraphie chorale différente, le chœur se déplaçant sur le podium, se croisant, les voix se plaçant selon l’effet voulu ici ou là, il en résulte une dynamique visuelle et assez théâtrale qui met en scène la vocalité, et qui indique à l’auditeur les effets induits selon le placement du chœur et des solistes, chantant tantôt du fond, tantôt au milieu de l’orchestre par exemple. Comme l’orchestre ne bouge pas, cette chorégraphie donne à la voix une sorte de prépondérance et fait comprendre que la source spirituelle vient du chant. L’importance de la voix et de la parole est l’un des caractères de Monteverdi et Gianluca Capuano, qui fut longtemps chef de chœur, organise cette exposition des différentes vocalités avec une vraie rigueur, sans que jamais ces mouvements n’apparaissent superflus, permettant au contraire à l’auditeur de rentrer en soi, et de plonger dans l’épaisseur spirituelle de la pièce à chaque mouvement.

Bien entendu, cela ne signifie pas que l’orchestre soit un élément secondaire, il est accompagnement, comme un somptueux et immense continuo, qui prolonge le discours des voix tantôt par les cordes, violon, alto violoncelle et viole de gambe- avec un engagement tout particulier de la contrebasse de Roberto Fernández de Larrinoa, souvent par les vents : trombones et cornets jouent des volumes et des tempos avec une virtuosité inouïe et même une sorte de gourmandise, et ils sont absolument exceptionnels de précision et d’engagement, ainsi que les trois théorbes donnant quelquefois un ton plus intimiste et même étrange.

C’est ce jeu d’échanges entre voix et instruments qui m’est apparu éloigné de toute convention, de toute « tradition », explorant au contraire des possibilités diverses, en volume ou en spatialisation, comme les échanges à trois voix d’hommes du Duo Seraphim à la fois ornementé mais jamais maniéré, chanté avec un étonnant naturel ou les systèmes d’écho, quand les phrases se répondent entre voix et instruments et que la voix semble se perdre dans le lointain, dissimulée quelque part en salle ou en coulisse et répondant à la voix de premier plan ou à l’instrument. Ce sont des moments de pure magie et aussi de pure théâtralité.
Comme il l’avait fait pour L’Orfeo, Gianluca Capuano fait émerger du chœur des voix solistes remarquables, à commencer par le ténor Massimo Altieri (merveilleux Nigra sum, extrait du cantique des cantiques, un authentique moment de grâce) ou celle du baryton Marco Saccardin dans l’Audi coelum, verba mea (« concerto », c’est-à-dire motet).
Les solistes surgissent – il faudrait aussi citer les sopranos Jiayu Jin e Francesca Cassinari, les altos Aco Biscevic et Jacopo Facchini et les basses Piermarco Vinas et Giacomo Pieracci parce que ce sont des artistes du mot, sans jamais tomber dans l’artifice ou la démonstration, par le jeu d’une intonation, d’une respiration ou d’une différence de volume, ils offrent de l’œuvre une vision incroyablement humaine, presque proche de nous, à la limite de la sensualité et en même temps intense et spirituelle. Et peu à peu nous y entrons et nous nous y lovons émerveillés par la surprise de ce Monteverdi qui semble neuf, inventé dans l’instant. Le Monteverdi de Capuano nous ouvre décidément des univers infinis .

Le caractère paradoxal de cet authentique moment musical, c’est que c’est un ensemble chœur et orchestre, et donc un collectif, mais que ce que l’on voit, ce sont des solistes qui émergent puis se fondent dans les ensembles, tous ces participants sont en réalité des solistes : en témoigne un son d’une limpidité exemplaire, la perception claire et précise de chaque instrument, de chaque voix, dans une salle, celle du Mozarteum, il est vrai idéale pour ce type d’exécution, dans un rapport de proximité et d’intimité et en même temps ne renonçant jamais au sentiment du grandiose et du somptueux.
J’ai été personnellement très touché par le Psaume 147, Lauda Jerusalem, et par le Magnificat et sa fugue finale sur le Gloria que devant le succès et l’insistance du public, les exécutants ont repris.
Le concert s’était ouvert par une pièce de Bruno Mantovani, directeur artistique du Printemps des Arts de Monte-Carlo, où ce concert a été donné en mars dernier et donc apparaissant comme coproducteur, qui, malheureusement, par sa fixité et ses jeux sonores rigoureux ou rigoristes, apparaissait en net recul par rapport à la vivacité et l’inventivité de Claudio Monteverdi. C’était un chœur a cappella magnifiquement exécuté intitulé Venezianischer Morgen à partir de deux textes de Rilke, Venezianischer Morgen et Spätherbst in Venedig qui a mis en somptueuse exposition les voix du chœur il Canto di Orfeo (et les solistes féminines) appuyé sur les souvenirs du chant grégorien. Mais cet après-midi, la musique de l’avenir s’appelait Monteverdi.
