Programme

Ludwig van Beethoven (1770–1827)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op.61
Allegro ma non troppo
Larghetto
Rondò, Allegro

Symphonie N° 3 en mi bémol majeur op.55 "Eroica"
Allegro con brio
Marcia funebre. Adagio  assai
Scherzo. Allegro vivace
Finale. Allegro molto

Christian Tetzlaff, Violon

Orchestre de la Suisse Romande

Daniele Gatti, direction

Lugano, LAC – Lugano Arte e CUltura, Sala Teatro, dimanche 25 mai 2025, 19h00

Depuis quelques années, Daniele Gatti est un invité régulier de l’Orchestre de la Suisse Romande, et cette saison, c’est un Beethoven particulièrement attirant qui est au programme, avec le concerto pour violon op.61 et comme soliste Christian Tetzlaff , l’un des très grands violonistes de l’époque et la symphonie n°3 Eroica. Si aujourd’hui la recherche (et les modes) proposent des interprétations de Beethoven marquées par les couleurs du baroque, et c’est toujours très stimulant aussi, c’est tout aussi passionnant de retrouver un Beethoven au son « traditionnel », avec un orchestre moderne pour l’occasion transfiguré par la présence au pupitre d’un grand chef.
C’est à Lugano, dans cette belle salle du LAC (Lugano Arte e Cultura) à l’acoustique impitoyable où l’OSR était accueilli que nous l’avons entendu, et ce fut un moment fulgurant d’énergie et de grandeur d’un côté (Eroica), de virtuosité incroyable de l’autre (Concerto pour violon), mais sans démonstration, dans la simplicité d’un témoignage de ce que peut être un grand moment Beethovénien.

En écrivant cet article, nous venons d’apprendre la nomination de Daniele Gatti comme Directeur musical du Teatro del Maggio à Florence, après que la Scala eut considéré du haut de sa provinciale grandeur qu’il n’était pas digne d’elle. C’est une excellente nouvelle car l’orchestre du Maggio Musicale Fiorentino est une formation de grande qualité, ouverte, au répertoire large et qui a accompagné avec quel brio l’histoire de la musique en Italie après la deuxième guerre mondiale.
Daniele Gatti fait partie de cette génération de chefs italiens formés à l’école italienne (et milanaise) de direction d’orchestre qui a su s’imposer très vite comme chef symphonique à la tête d’orchestres internationaux comme le Royal Philharmonic Orchestra ou l’Orchestre National de France, et aujourd’hui il est Chefdirigent de la Staatskapelle Dresden, qui l’a voulu expressément à sa tête comme successeur de Christian Thielemann. Cela nous en dit long sur la largeur de son répertoire symphonique, très marqué par le romantisme et le post romantisme (Berlioz, Schubert, Mendelssohn, Schumann, Mahler, Wagner) mais aussi par le XXème siècle (Berg, Strauss, Chostakovitch) et de son répertoire lyrique où il dirige aussi bien Rossini, Donizetti que Verdi, Puccini ou Berg (son Wozzeck est superbe). Peu de chefs savent avec cette sûreté embrasser tant de genres et de couleurs, tant d’époques et de styles. Le retrouver ce soir dans Beethoven, c’est aussi en quelque sorte retourner aux racines de ses lectures, toujours attentives et rigoureuses, mais aussi souvent fortement colorées par sa personnalité. Il y a en effet longtemps qu’on n’avait pas entendu un Beethoven pareil, à la fois classique et passionné, et si « résolu ».

Quelques remarques liminaires

En découvrant la salle du LAC (Lugano Arte e Cultura), au bord du Ceresio, le Lac de Lugano), une salle moderne inaugurée en 2015, je repensais à ce projet de Cité de la Musique que certains politiciens genevois ont fait capoter par referendum au nom je crois de l’écologie ou de quelque chose de ce genre-là… Il faut dire que les politiques culturelles des villes gérées par les écologistes en France sont un modèle d’inexistence, de médiocrité ou de confusion, ce doit donc être atavique.

Il manque à Genève une salle de concert moderne, même si le Victoria Hall est une belle salle, mais c’est une salle historique du XIXe pas si commode. Et le résultat est que des salles alternatives se multiplient (ou vont se multiplier) comme une épidémie, sans qu’il y ait vraiment un véritable foyer fort pour la musique classique et c’est dommage, d’autant que la ville de Genève consacre à la culture un énorme budget que bien d’autres métropoles envient.
La seconde remarque concerne l’Orchestre de la Suisse Romande, que j’entends souvent dans la fosse du Grand Théâtre avec des fortunes diverses parce qu’avec des chefs divers… Tantôt éteint tantôt élégant voire brillant… La récente Traviata genevoise ne l’a pas mis vraiment en relief, alors qu’à Lugano sous la baguette de Daniele Gatti il était méconnaissable. C’est que la relation d’un chef à un groupe est aussi alchimique, elle tient de ce « je ne sais quoi » ou de ce « presque rien », cet ineffable qui transfigure une aventure.
Le son aussi était particulièrement somptueux, presque trop dans une salle à l’acoustique impitoyable, ai-je écrit dans l’introduction, qui ne pardonne pas la moindre note hésitante tant on y entend le moindre souffle de musique ou de son.
Ma troisième remarque concerne le plaisir de retrouver un Beethoven « classique », à un moment où la question de l’interprétation des musiques de cette période (disons de Mozart à Rossini et Weber) se pose par les évolutions de la recherche musicologique. Mais ces évolutions bienvenues élargissent les possibles de l’écoute, elles ne sauraient instaurer des dogmes ou des oukases. Quand j’écoute Beethoven, j’ai tantôt envie d’un Furtwängler pour moi insurpassable dans Fidelio que d’un Harnoncourt à d’autres moments, tout aussi insurpassable. C’est la liberté du mélomane que d’avoir des envies variées, selon l’humeur et de se servir sur cet immense clavier qui de plus en plus s’élargit des interprétations toujours en devenir de Beethoven ou d’autres.
Et puis il y a aussi les modes, la formation de l’oreille, les habitudes qu’on vous impose subrepticement (c’est tellement vrai dans le domaine du chant lyrique où l’on vous fait souvent prendre du fer blanc pour de l’or), comme si on devait écouter telle œuvre ou tel compositeur comme ci ou comme ça au nom de la loi d’un marché tout de même suffisamment riquiqui pour laisser le choix plus autonome aux mélomanes.
L’intérêt d’un Gatti au pupitre, c’est qu’il est « entier » dans ses entreprises. Comme tous les grands chefs, il évolue, il lit et relit les partitions, mais il expérimente des modes différents, des ambiances différentes : il explore et se donne totalement à ses explorations. Pour prendre une référence qui m’est chère, entre le Beethoven de la première intégrale Abbado avec les Berliner et sa deuxième intégrale, pourtant réalisée peu d’années après, il y a eu comme une rupture, un changement, une liberté nouvelle qui fait que je suis bien plus attaché à la seconde.

Le programme

Ce soir le programme est emblématique : deux musts du répertoire, le concerto pour violon et l’Eroica

Le concerto pour violon op.81, composé à l’automne 1806 appartient à une période relativement sereine de la vie de Beethoven et féconde (les trois quatuors op .59 et la quatrième symphonie op.60), mais le créateur de l’œuvre, le fantasque Franz Clement joua à la première les deux premiers mouvements ensemble et rejeta le troisième après un intermède où je crois il joua une de ses compositions (c’était alors une pratique possible, aujourd’hui ce serait lèse-majesté). C’est aussi vrai que le concerto pour violon est l’une des pièces pour soliste les plus longues, et notamment son premier mouvement. Si bien qu’il faudra attendre plusieurs décennies (Joseph Joachim à Londres sous la direction de Mendelssohn en 1844) pour que ce concert obtienne enfin le succès mérité et durable qu’on connaît. Le début à l’orchestre qui commence par les fameux quatre coups de timbale en sourdine, déjà une sacrée innovation expose l’essentiel des thèmes qui seront repris. Gatti propose une palette d’une grande souplesse, d’une très grande fluidité dans les enchainements, il y a à la fois toutes les nuances, mais aussi un phrasé ample, une forte respiration et une grande clarté de la lecture qui par exemple exalte fortement la qualité des bois, exposés en cette introduction.
Cette fluidité, on la perçoit de nouveau à l’entrée du violon de Tetzlaff, à la fois discrète et subtile, sans démonstration ni complaisance, dans une sorte de simplicité et l’un des caractère de ce concert (le dernier d’une série de trois dont les deux premiers ont été donnés à Genève) est justement le tissage des enchainements entre discours de l’orchestre et discours du soliste, très différent de l’impression que donnent quelquefois els concertos pour piano. Tetzlaff, qui au milieu de toutes les cadences transmises par la tradition à commencer par celle de Kreisler, choisit celle écrite au piano par Beethoven dans la version pour piano transcrite et publiée en 1808 à la demande de Muzio Clementi, en même temps que la partition pour violon et qui privilégie le dialogue avec la timbale, cette timbale symbolique qui ouvre l’œuvre. Mais même dans la cadence redoutable (Beethoven s’y essaya lui-même), ce qui est privilégié, c’est la concentration et non le brio, provoquant dans le public ce moment suspendu si particulier quand quelque chose sur la scène se passe.
Tetzlaff n’est pas le soliste de la virtuosité inutile, mais d’une virtuosité en discours avec le l’orchestre, ses couleurs et ses rythmes et le dialogue entre orchestre et soliste augmente encore l’attention, sans diminuer la tension ni affadir l’écoute. Il y a une véritable recherche de communes couleurs et d’une ambiance particulière, comme nous le confirme un larghetto aux teintes irisées et poétiques, presque pudiques ou mélancoliques, sans tristesse ni aucun maniérisme ni aucune complaisance mais avec une retenue assez éthérée que l’orchestre (avec de jolies cordes) reprend en écho.
Comme c’est la tradition, pas de silence entre deuxième et troisième mouvement qui s’enchainent et où l’ambiance change immédiatement. Le Rondò éblouissant emporte l’orchestre dans un rythme effréné et presque étourdissant jusqu’aux dernières mesures qui font exploser la salle d’enthousiasme. Mais justement là encore rien de démonstratif, mais quelque chose qui circule comme une sève rapide et vivace, des voix qui se reprennent sans heurts comme si l’orchestre et le soliste avaient ensemble trouvé une joie de jouer, un plaisir de faire de la musique ensemble.
Le son de Tetzlaff, dans cette salle si particulière, n’est jamais envahissant ni tonitruant ni démonstratif, il possède à la fois une sorte de puissance presque vitale et en même temps une légèreté qui souvent apaise ou donne une véritable image de sérénité et face à lui et l’orchestre écoute avec beaucoup d’attention, répondant aux nuances du soliste par de mêmes nuances assez élaborées aux bois (basson !) et on entend là un véritable engagement musical, parfaitement soutenu par un Gatti à l’écoute de la moindre nuance et du moindre soupir. Au total une véritable Gesamtkunstwerk.

Avec l’Eroica, on entre dans un autre univers, plus décidé, dans un son plus massif tout en gardant cette transparence qui nous a frappé dans le concerto.
On reviendra pour mémoire sur l’esprit de la révolution française et les idéaux illuministes présents dans la production de Beethoven (Fidelio…) qui avait même songé à s’installer à paris en 1803. Quelles que soient les aventures de la dédicace sur lesquelles tout a été dit, il est hors de doute que la composition (entre fin 1802 et début 1804) de la Symphonie n°3 « Eroica » porte en ombre portée la figure de Napoléon Bonaparte. Mais la figure de premier consul, à la romaine… à la mode d’une république romaine idéale. On sait que Beethoven entra dans une colère noire lorsqu’il apprit qu’il s’était fait proclamer Empereur, c’est-à-dire graine de tyran. Les modèles impériaux que l’actualité nous offre au quotidien peuvent nous faire comprendre la déception d’un Beethoven idéaliste qui croyait en un Bonaparte porteur des valeurs de la révolution dans les terres conquises et d’une France lumineuse (ça pour notre « roman national » qui n’est justement qu’un roman).
La guerre contre l’Autriche en 1805 qui culmine à Austerlitz ne peut que heurter un Beethoven déjà déçu, mais patriote. On sait ce qu’il faut penser des capitaines remplis d’hybris, qui font des guerres pour « libérer » des peuples au nom du « Bien » : nous le vivons au quotidien en ce moment.

Il reste que la symphonie a été écrite en pensant à Napoléon Bonaparte, aimé ou non ensuite, rejeté ou non ensuite, et peu importe ensuite la manière dont on la justifie y compris dans son sous-titre « Eroica » si bien que l’édition de 1806 porte « Symphonie héroïque […] composée pour célébrer le souvenir d'un grand homme » sans allusion à Bonaparte, ou peut-être pour renvoyer sans le dire à ce jeune Bonaparte sous lequel ne perçait pas encore Napoléon…
Il reste que le genre symphonique, cantonné presque exclusivement jusque-là au divertissement, devient porteur d’un message d’un idéal qui culminera chez Beethoven dans l’explosion de sa Neuvième. L’ « Eroica » en est peut-être la première marque.

L’élargissement de l’objectif s’accompagne d’un élargissement des moyens, longueur, instrumentation différente ou plutôt usage des instruments d’une manière différente (importance des vents) et cette évolution du langage de la symphonie aboutit à notre vision moderne du mot « symphonique » et du genre de la symphonie ; En ce sens les quatre mouvements de l’ « Eroica » constituent une véritable bascule.

Et l’approche de Daniele Gatti ce soir rend cette bascule évidente, tout en appuyant fortement sur la thématique « Bonaparte ». Son approche est à la fois énergique, d’une incroyable énergique et d’une force vitale qui emporte, mais c’est aussi une approche « juvénile », pleine de sève, pleine d’allant, positive. Il y a dans la manière dont il entraine l’orchestre un sentiment d’optimisme, une véhémence audacieuse et en même temps dominée, jamais tonitruante, jamais heurtée (ce qu’on lui reproche parfois) en une sorte de dynamique irresistible.
Certes, l’élan est modéré par la Marcia funebre, qui sera un modèle que tant de successeurs reprendront et qui est ici un jeu de regard de Beethoven à la fois sur les marches révolutionnaires si nombreuses qui ont essaimé la période, mais aussi sur l’héroïsme dans ses conséquences funestes. Les bouleversements et les révolutions ont un coût, qui fait partie de l’ensemble et qu’on n’efface pas, qu’on ne peut taire. Le mouvement lent fait partie d’une dialectique et Gatti le fait clairement entendre, mais sans appuyer, sans pathos, avec une sorte non de distance mais de retenue comme un passage obligé, nécessaire, qui n’est pas mélodrame apocalyptique mais presque pudeur, non dénué de simplicité et de grandeur simple. Il y a dans cette vision à la fois la jeunesse et l’énergie, mais aussi une grande lucidité, celle d’un Gatti arrivé à maturité, traversé par les épreuves, mais qui sait surmonter. En ce sens cette approche a une force assumée et s’exprime par des jeux de volumes contrôlés, mais nets dans un orchestre étonnant de ductilité, de vitalité et d’enthousiasme. Après le scherzo, l’allegro molto du finale est totalement étourdissant, comme une musique qui se lâche, roborative et qui nous dit allons‑y, avançons si bien qu’on en sort complètement revigoré. On a entendu un Gatti décidé, combattif, mais aussi optimiste et lumineux comme rarement on l’a entendu. Effet Beethoven…

Au total un concert de très haut niveau, avec un orchestre attentif, concentré, dans la main de son chef et presque « dédié », comme on aimerait l’entendre plus souvent, mais s’il est capable de ce son-là, de cet enthousiasme-là , de cette cohésion et de ce rendu étonnants, c’est qu’il se passe quelque chose à l’OSR et c’est tant mieux.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Crédits photo : © Studio Pagi, LAC Lugano Arte e Cultura 2025

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