Monde nouveau

Mise en scène, dramaturgie, scénographie : Nathalie Garraud
Texte et dramaturgie : Olivier Saccomano

Costumes : Sarah Leterrier Lumières : Sarah Marcotte

Avec : Florian Onnéin, Conchita Paz, Lorie-Joy Ramanaïdou, Charly Totterwitz (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents) et Eléna Doratiotto, Mitsou Doudeau, Jules Puibaraud

Faustus in Africa ! 

Mise en scène : William Kentridge

Avec :

Eben Genis, Atandwa Kani, Mongi Mthombeni, Wessel Pretorius, Asanda Rilityana, Buhle Stefane, Jennifer Steyn

Collaboratrice artistique à la mise en scène : Lara Foot
Conception et direction des marionnettes : Adrian Kohler et Basil Jones

Scénographie : Adrian Kohler et William Kentridge
Animation : William Kentridge

Musée Duras d'après Marguerite Duras

Mise en scène et scénographie Julien Gosselin

Avec des élèves de la promotion 2025 du Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris : 

Mélodie Adda, Rita Benmannana, Juliette Cahon, Alice Da Luz Gomes, Yanis Doinel, Jules Finn, Violette Grimaud, Atefa Hesari, Jeanne Louis-Calixte, Yoann Thibaut Mathias, Clara Pacini, Louis Pencréac'h, Lucile Rose, Founémoussou Sissoko et la participation de Guillaume Bachelé, Denis Eyriey

Dramaturgie : Eddy D'aranjo
Musique : Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Lumières : Nicolas Joubert
Costumes : Valérie Montagu

Production Odéon-Théâtre de l'Europe ; Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris ; Si vous pouviez lécher mon cœur

Montpellier, Printemps des Comédiens – Domaine d'O, du 6 au 8 juin 2025, 20h

Montpellier célèbre une 39e édition du Printemps des Comédiens marquée par l'attention aux textes et l'impact nécessaire qu'ils produisent sur notre quotidien. L'édition inaugure également la nouvelle structure née du partenariat entre l’État et la Métropole, cette Cité Européenne du théâtre et des arts associés – Domaine d'O qui fait de cette manifestation annuelle un des rendez-vous majeurs du théâtre contemporain. Au programme cette année, un long week-end où se croisent le Monde nouveau, avec le double regard d'Olivier Saccomano pour les textes et Nathalie Garraud pour la mise en scène, puis la reprise de Faustus in Africa ! de William Kentridge et l'odyssée fleuve du Musée Duras par Julien Gosselin. Trois lieux et trois univers qui sont autant de visages différents de la création théâtrale contemporaine. 

 

Novlangue et néofascisme

Fruit d'une collaboration entre la metteuse en scène Nathalie Garraud et le dramaturge Olivier Saccomano qui co-dirigent alternativement le Théâtre des 13 vents, ce Monde nouveau dresse le constat tragicomique d'une langue engluée dans un paysage conditionné par le techno-capitalisme. Le plateau présente au regard des empilements d'artefacts dont l'alignement impeccable et glacial présage de la rectitude des rapports sociaux qu'ils inspirent. L'écriture d'Olivier Saccomano retranscrit cette valse-hésitation entre le prêt-à-penser et la novlangue, soulignée visuellement par ces êtres en justaucorps couleur chair, tels des mannequins de celluloïds qui multiplient les apparences au rythme des changements de costumes avec l'idée que la langue stérile et morne passe d'un corps à l'autre sans dégager de personnalité propre, juste comme un déploiement ou une expansion du néant. Avec la technologie comme horizon et viatique, l'humanoïde reproduit un discours normé, copié collé de bêtise dont le caractère hilarant éclate au détour d'un débit outrageusement désincarné et sans émotion. Ainsi, ces apologies sans fin du progrès, de la mise à jour, du relooking et de l'upgrade où le cerveau se tient en retrait d'un sentiment pré digéré. La dénonciation du citoyen confondu avec le consommateur passe par des variations ultra virtuoses où le langage entre amorphe et polymorphe n'a plus rien à exprimer qu'une profonde déshumanisation et un fatal asservissement de la pensée à un système économique. Dystopie de la désespérance explosée façon puzzle, cette création souligne la façon dont un authentique néofascisme peu naître de ces situations dont l'apparente banalité n'est en fait qu'une illusion. Menée tambour battant, ce flux tendu de citations puise chez des auteurs comme Grégoire Chamayou, Mark Fisher, Annie Le Brun ou Frederic Jameson, l'énergie qui alimente cette machine à broyer et qui nous est exposée ici dans son apparence à la fois la plus anodine et la plus brutale, saupoudrée d'un humour grinçant.

Faust à l'heure du néocolonialisme

Trente ans après sa création, Faustus in Africa ! renaît sous une forme aussi visuellement somptueuse que politiquement affûtée. William Kentridge et la Handspring Puppet Company y mêlent théâtre, marionnette, animation et musique dans une fable africaine, cruelle et contemporaine. Par-delà les années, le pacte faustien n'en finit pas de se renouveler. C'est en Afrique, loin de la silhouette germanique du vieux docteur à la Goethe, que William Kentridge replonge dans le mythe. Recréé en 2025 au Baxter Theatre de Cape Town avant de circuler à Bruxelles, Athènes, Barcelone et Montpellier, Faustus in Africa ! revient tel un boomerang artistique, lucide et envoûtant. La trame reprend celle de la version originale de 1995 : un homme, Faustus, vend son âme au diable pour assouvir ses désirs immédiats. Mais ici, le contrat s'écrit sur fond de néocolonialisme. Le pacte devient prétexte à une incursion dans une Afrique de carte postale — coloniale, fantasmée, exploitée — où se déploient les ressorts d'un pouvoir prédateur. En costume de touriste ou de PDG, Faustus s'enfonce dans les terres africaines comme dans sa propre perdition.

Ce safari halluciné, guidé par Méphistophélès, dresse le portrait d'un monde avide et destructeur. L'avidité, la quête de possession, l'illusion du progrès à tout prix… Tout y est. Sous des dehors burlesques et souvent drôles, le spectacle accumule les couches : critique du capitalisme, satire de la globalisation, dénonciation des ravages climatiques. Kentridge prend soin de ne pas moraliser : il illustre, accumule les signes, laisse l'absurde faire son œuvre. On retrouve la marque de fabrique de la Handspring Puppet Company, dirigée par Adrian Kohler et Basil Jones, dont les marionnettes sont animées à vue par les manipulateurs. Faustus est joué par un comédien, mais tous les autres personnages — Méphistophélès, les esprits, les autochtones, les figures du pouvoir — prennent forme à travers ces créatures de bois et de cuir, d'une expressivité saisissante. Comme souvent chez Handspring, l'articulation entre l'humain et la marionnette interroge la notion même d'incarnation. Qui parle ? Qui décide ? Qui manipule qui ?

L'univers visuel est immédiatement identifiable : dessins au fusain, projections en noir et blanc, animations tremblantes comme extraites d'un rêve ou d'un cauchemar. William Kentridge, dont la renommée internationale s'est bâtie à la croisée de l'art visuel, du théâtre et de l'opéra (Wozzeck, Lulu, Waiting for the Sibyl), injecte dans chaque scène une mémoire collective, une stratification de récits. Il n'illustre pas : il réinvente. L'ensemble est accompagné d'une partition originale, composée à l'origine par James Phillips (figure du rock sud-africain engagé, disparu en 1995) et retravaillée par Warrick Sony. Jazz, musique expérimentale, fragments vocaux… la bande-son épouse les soubresauts de cette fable grotesque et lyrique. Coproduit notamment par le Baxter Theatre de Cape Town, le Centre national des arts d'Ottawa et plusieurs festivals européens, ce Faustus in Africa ! version 2025 ne se contente pas de redonner vie à un spectacle culte. Il interroge le monde tel qu'il est devenu. Les préoccupations contemporaines — urgence climatique, cynisme des multinationales, individualisme triomphant — y trouvent un miroir critique, souvent cruel, jamais gratuit.

Dans une scène mémorable, Méphistophélès vend l'illusion du progrès en troquant les âmes contre des containers de profits. L'ironie mordante de la mise en scène, sa rigueur plastique et l'engagement total des interprètes offrent au spectateur un théâtre à la fois total et inquiet. Le public sort sonné mais admiratif. La beauté formelle, le raffinement du dispositif technique, l'intelligence du propos : tout concourt à faire de ce spectacle un des événements majeurs de cette édition du Printemps des comédiens.

Duras entre vertige littéraire et débauche formelle

Il fallait oser se confronter à l'œuvre de Marguerite Duras dans toute sa diversité, sa crudité, sa transparence et ses impasses. Julien Gosselin le fait avec ambition et panache dans Musée Duras, spectacle-fleuve présenté au Printemps des Comédiens, en réunissant douze textes parmi les plus marquants de l'autrice. On connaît son goût pour les dispositifs extrêmes, la dilatation du temps, l'usage immodéré de la vidéo : tout cela est ici poussé à son comble, au risque de détourner parfois l'attention du spectateur de ce qui devrait être le cœur du projet — les mots.

Le texte chez Duras n'est pas matière à incarner, mais à entendre. Et cela, Duras elle-même n'a cessé de le marteler. Sa langue — souvent scandée, trouée, tautologique — résiste à l'image, échappe au dialogue théâtral. Elle impose une distance, une frontalité, un rythme mental. Or le choix de Gosselin, tout en prenant acte de cette singularité, semble vouloir la dépasser par la surenchère technologique et esthétique : caméras en direct, projections géantes, voix off, effets de lumière, sons électros, bande-son à la limite du mix DJ… Certains textes — notamment L'Homme assis dans le couloir ou La Maladie de la mort — se trouvent ainsi comme absorbés dans un environnement visuel racoleur, qui tend à détourner leur violence sourde en produit stylisé. Le dispositif vidéo transforme parfois l'intime en spectacle, le trouble en clip. Pourtant, certaines séquences parviennent à créer une tension féconde entre texte et dispositif. On pense à Savannah Bay, dont la fragmentation narrative épouse la polyphonie des interprètes, ou à La Douleur, qui conserve sa puissance brute grâce à une retenue rare dans le traitement scénique. Le dialogue entre la matière textuelle et le jeu d'acteur y retrouve une forme de dépouillement, même dans un cadre visuel chargé.

Les jeunes comédiens de la promotion 2025 du Conservatoire national supérieur d'art dramatique impressionnent par leur endurance et leur engagement. Ils habitent ces rôles sans jamais les figer, donnant à voir des figures plutôt que des personnages, des états plutôt que des actions. Mais si leurs performances sont souvent justes et physiques, elles se heurtent à la nature profondément introspective des textes, qui parfois se dérobent à l'interprétation incarnée. Duras écrit contre le théâtre : c'est en cela qu'elle fascine les metteurs en scène contemporains. En tentant de faire théâtre avec ce qui semble s'y refuser, Julien Gosselin livre une œuvre-monstre, où tout ne convainc pas mais dont l'ampleur impressionne. C'est moins un musée qu'un laboratoire — ou une chambre d'échos où résonnent, jusqu'à saturation, les obsessions durassiennes : le sexe, l'absence, la violence, l'oubli, le silence.

Reste une question centrale : qu'est-ce que le théâtre fait à la littérature ? Dans Musée Duras, l'expérience proposée est aussi celle d'un écart. Celui entre une écriture qui demande à être lue — dans la solitude, dans le silence — et un dispositif spectaculaire qui pousse à l'effet, au rythme, à l'immersion. Le résultat est inégal, parfois épuisant, souvent fascinant, jamais indifférent. Avec Musée Duras, présenté au Printemps des Comédiens à Montpellier, Julien Gosselin ne signe pas une adaptation de plus des textes de Marguerite Duras : il invente un espace-temps scénique inédit, dans lequel le théâtre, la littérature, le cinéma, la performance et la musique électronique se répondent dans une alchimie rare. Portée par les élèves-comédiens de la promotion 2025 du Conservatoire national supérieur d'art dramatique, cette fresque de près de onze heures s'affirme comme une immersion sensorielle et intellectuelle, autant qu'un manifeste.

On entre à 10 heures du matin dans une salle blanche, nue, encadrée par deux rangées de spectateurs et un mur de projections. On en sort à la tombée du jour, le souffle coupé, le temps suspendu, avec le sentiment d'avoir traversé une œuvre-monde. Divisé en cinq blocs de deux heures environ, entrecoupés de courtes pauses, le spectacle propose une série de douze performances, indépendantes mais dialoguant entre elles, qui revisitent des textes emblématiques ou plus méconnus de Duras : L'Amant, Hiroshima mon amour, La Douleur, Savannah Bay, L'Homme atlantique, L'Amante anglaise, La Maladie de la mort, Suzanna Andler, La Musica Deuxième, Le Théâtre, L'Exposition de la peinture… La diversité des formats — roman, pièce de théâtre, scénario, récit autobiographique, fragment critique — reflète l'éclatement formel et thématique d'une œuvre que Gosselin aborde comme un matériau à activer plutôt qu'à illustrer.

Ici, la littérature n'est pas un prétexte : elle est la matière même du geste théâtral. L'écriture devient chair, souffle, rythme, lumière, silence. D'emblée, avec L'Homme assis dans le couloir, le spectateur est plongé dans le noir, entièrement livré à la voix de Founémoussou Sissoko, récitante magnétique d'un texte brut, cru, sensuel, où l'acte sexuel devient pure vibration de langue. Plus tard, L'Homme atlantique, porté par Clara Pacini dans une performance hallucinée entre monologue et chant, clôt le cycle avec une intensité spectrale. Entre ces deux pôles, se dessine un panorama durassien débarrassé des clichés et réinvesti de ses contradictions. Loin d'une vision éthérée et dépolitisée, Gosselin explore les lignes de tension qui traversent l'œuvre : l'amour fou et la guerre, la dépossession et la mémoire, la féminité et la violence, le désir et le deuil. La Douleur, récit déchirant de l'attente du retour des camps, est incarné avec pudeur par Louis Pencréac'h. L'Amant, confié à Alice Da Luz Gomes, se joue dans l'abstraction du geste, sans costume ni décor, mais avec une acuité physique remarquable. La Maladie de la mort, texte opaque et dérangeant, se révèle d'une force troublante dans l'interprétation intense de Rita Benmannara, assise au milieu des spectateurs.

Loin d'un musée figé, Musée Duras est un espace de trouble. Le public est invité à circuler, s'allonger, participer, être là, vraiment. Gosselin fait du théâtre un lieu de l'expérience partagée, et non de la représentation distante. Les langues multiples parlées sur scène — dari, arabe, anglais — et les surtitres qui les accompagnent accentuent cette étrangeté féconde. On lit autant qu'on écoute. On regarde autant qu'on ressent. Loin d'un hommage compassé, c'est un théâtre de la confrontation — au texte, au corps, à l'histoire. Le travail de mise en scène, fidèle à la grammaire de Gosselin, allie vidéo en direct, bande-son immersive, dispositifs lumineux et scénographie transformable. Mais ici, contrairement à certaines de ses créations précédentes où l'image avait tendance à prendre le dessus, ce sont les acteurs qui reprennent le pouvoir. Ce sont eux, jeunes, brûlants, sincères, qui portent l'édifice à incandescence. Chacun semble habité par une nécessité intérieure, débarrassé du « faire-semblant », et joue avec une justesse bouleversante.

Même les choix les plus déroutants se révèlent féconds. Dans L'Amante anglaise, Gosselin transpose l'action dans un commissariat réaliste, mettant en scène une Claire Lannes (Juliette Cahon) frustre, provinciale, presque hagarde. Un geste naturaliste surprenant, mais qui éclaire la folie du personnage sous un jour social, politique, presque anthropologique. Certains fragments, comme Suzanna Andler ou La Musica Deuxième, flirtent avec un théâtre de boulevard un peu daté, mais Gosselin les intègre dans un continuum qui en révèle les lignes de faille : l'ennui, l'échec conjugal, l'aliénation des femmes. Car à travers tous ces portraits, c'est bien une voix de femme que l'on entend — une voix douloureuse, indignée, lucide, qui voit dans le couple un champ de ruines, dans l'amour une guerre perpétuelle.

À celles et ceux qui accusaient Julien Gosselin de faire du théâtre sans acteurs, ou de confondre la scène et l'écran, Musée Duras apporte une réponse magistrale. Ce projet vertigineux, porté par une troupe au sommet, embrasse la littérature sans la trahir, l'interprète sans la dissoudre, l'expose sans la muséifier. Et donne au théâtre sa fonction la plus haute : celle d'un art vivant, qui pense, sent, trouble et réinvente.

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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