Ce huis-clos en altitude est-il un enfer sartrien ?
Tout le début en effet ressemble à s’y méprendre au début de la célèbre pièce de Sartre : des personnages qui déboulent successivement d’un monte-charge, par lequel passent et les hommes et les choses, utilitaires ou symboliques, indistinctement. Les héros sartriens parlent, immédiatement. Ceux de Marthaler parlent très peu, au moins entre eux, quelques mots isolés, des lectures, des borborygmes, voire de la « body-percussion », mais point de discours, sinon quelques gestes parlants, quelques moments brutaux ou comiques. Un déboulé sur scène humain et quelquefois burlesque en quelques séquences traversées par musique et poésie. Et immédiatement on comprend qu’on est loin d’un Huis-Clos à la Jean-Paul Sartre, car ce huis-clos de Marthaler n’a rien d’infernal : se dégage au contraire immédiatement une sensation de sérénité presque indéfinissable et abstraite. Bien entendu, cela ne signifie en rien une vision utopique et bien-pensante, cette paix n’est pas le paradis, mais même dans les moments de (très relative) tension, c’est au bout du compte une certaine sérénité qui se dégage : devant ces êtres un peu perdus ensemble, on ne peut jamais réprimer un certain sourire qui ne peut que rasséréner.
Nous sommes dans un chalet, un peu cheap, avec des murs sans issues, sinon celle d’un monte-charge, de ceux qui montent les plats dans des restaurants, comme si on allait nous servir un étrange repas, un jeune homme qui ressemble à un gardien de refuge est prêt à accueillir les randonneurs. De ce décor (signé Duri Bischoff) apparemment banal on voit des bancs, deux lits superposés, une table repliée contre un mur, des rayonnages ou des rangements, les inévitables trousses de secours (vides…), et à l’extérieur sur le toit, un haut-parleur que seuls les spectateurs peuvent voir. Seule incongruité, au milieu du chalet, le « sommet », la roche qui trône, comme protégée par l’ensemble du chalet comme accroché autour. En somme, le haut du haut, le bout du bout, l’impasse.
On ne verra rien de la nature, de l’espace, car seuls des bruits divers nous informeront de l’existence du monde extérieur et le seul contact sera, outre le monte-charge, un micro qui transmet à l’extérieur des demandes, via le haut-parleur dont il était question plus-haut.
Un lieu parfait pour un conclave… Et pour rester dans le domaine religieux, ce rocher émergeant au milieu m’a fait un peu penser au Golgotha protégé par le Saint Sépulcre, c’est-à-dire, au-delà de ce chalet un peu cheap, une vision non dénuée d’une certaine sacralité.
Le sommet apparaît en effet comme un objet enchâssé, protégé, et tout va se jouer autour de lui : ce décor étrange est évidemment déjà métaphorique et donc poétique.
En effet, Marthaler au départ avait l’idée d’une réunion au sommet, un de ces sommets politiques d’où ressort une incapacité à communiquer entre les protagonistes, censés être réunis pour des décisions d’une importance toujours « historique » (un mot galvaudé aujourd’hui) et qui pris dans la toile de leur égo démesuré et de leur incapacité structurelle à s’écouter, n’avancent jamais ou ne font jamais rien avancer.
Loin d’afficher un théâtre « politique », loin des discours ou des déclarations ronflantes, Marthaler va réduire ces six êtres à une « charge ». Ils arrivent tous en effet par un monte-charge, et non par une porte, un chemin, un tapis rouge ou un ascenseur. On nous les sert comme des plats successifs qui déboulent dans cet espace, un peu surpris, et un peu groggys.
Un jeune homme, visiblement le gardien de cet étrange refuge (Lukas Metzenbauer) les attend bien peu fébrilement, il dort sous un banc, puis joue de l’accordéon, le début de la symphonie inachevée de Schubert, en l’occurrence la bien nommée et la prémonitoire. Et commence un rituel, répétitif comme tout rituel, le Monte-charge s’annonce, les portes à double vantaux s’ouvrent et délivrent quelqu’un qui va aussitôt prendre place, fixe. Le rituel se répète, avec ses variations, une personne, un groupe entremêlé comme ces skieurs emmêlés entre eux incapables de se démêler entre jambes, bras et bâtons, et entre les arrivées, apparaît par exemple « La Joconde », incongrue, mais comme le reste, suscitant rires et gloussements, car en dehors de ces bruits d’arrivée, c’est le silence. Les cinq personnages sont arrivés, distribués sur des bancs autour des cloisons, en costume de randonnée. C’est le premier moment : l’arrivée.
Le deuxième sera plus intellectuel. Chacun va prendre un lourd classeur dans les étagères et commence à discuter, s’exprimant dans sa langue par monosylllabes, Oui, Ja, Nein, Si, Mais, But etc… apparaissent alors les langues du sommet, français, allemand, italien, langues véhiculaires de la Suisse et l’anglais (parlé par l’écossais Graham F.Valentine, acteur fétiche de Marthaler), de petits mots qui expriment approbation, refus, contradiction, comme si les discussions du sommet étaient réductibles à ces béquilles minuscules de la langue qui vont avancer ou plus sûrement faire du sur place. On a l’impression d’être dans le théâtre de chambre de Jean Tardieu, dans une assemblée musicale ou dans une caricature d’apprentissage des langues. Car la langue va circuler, chacun s’exprimera dans la sienne (les comédiens sont d’aires linguistiques différentes), soigneusement traduit par les surtitres, sauf le schwyzerdütsch, langue dans laquelle s’exprime Lukas Metzenbauer et qui semble ne pas avoir le droit au surtitre, trop popu ? pas assez noble ? ou une langue complètement hermétique au monde qui l’entoure… gambergeons… Confrontation des langues et des noblesses relatives des langues (nous, français, nous en savons quelque chose dont le combat éternel est de « défendre notre langue », argument aussi éculé que politique ‑et ridicule- qui sert aujourd’hui à trier ceux qui veulent s’exiler chez nous et en réalité à les exclure… indignes de notre langue) . La langue va circuler, mais à vide, mais à creux : les gestes, les objets, les autres rituels vont la submerger.
Le spectacle en effet est scandé en divers moments. Le monte-charge apporte aussi une statuette de la Vierge qu’on pose en haut d’une étagère. La Joconde égayait le monte-charge (l’art au passage) la statuette de la vierge va dominer le petit monde… on ne sait jamais. Dans ce petit monde, néanmoins, on cherche à s’assurer les meilleurs places les meilleurs couchages, voir comment l’un d’eux (Raphael Clamer) se précipite sur les « couchettes », chacun cherche son petit confort.
Dans ce petit monde aussi, le rituel de la discussion (Marthaler adore appuyer sur un comique de répétition) s’interrompt parce qu’arrivent les repas par le monte-charge, interruption, autour de la table, on mange un maigre biscuit ou une biscotte, autre rituel.
Et puis on passe à une autre scène, celle du sauna, où tout le monde se déshabille, forcément chacun au vu de l’autre (loi du sauna), et où le fameux sommet va fumer quand on va verser de l’eau dessus, dégageant de la vapeur qu’avec une serviette savamment agitée on va diffuser comme source de bien-être, c’est le fameux Aufguss. Une autre cérémonie, un autre rituel collectif que tous les pratiquants de sauna connaissent : après avoir sué fortement sous l’effet de la vapeur brûlante remuée, on applaudit habituellement le Aufgussmeister (le maître de l’Aufguss), rituel purement germanique. Le chalet, on commence à le comprendre, est en effet une totalité, un monde en soi pour chaque moment de l’existence qui intègre une totalité y compris géographique.
Et puis on se rhabille, mais cette fois on revient à la mondanité des (vrais ?) sommets, chacun en habit de soirée, chacun prenant la pose pour la photo, chacun désireux de s’afficher pour l’extérieur, en un extérieur qu’on ne voit pas, qu’on ne devine que par certains bruits ou certains objets, un tourniquet, de ceux par lesquels on passe seulement muni de la bonne carte magnétique, et qui vous isolent de l’extérieur, et puis, la cabine de toilettes.
Évidemment, dans cette vie confinée entre soi, certains besoins naturels se font jour, et l’un d’eux pris d’envie pressante se précipite à l’extérieur, trouvant la cabine, le long du chalet, à cour. Pas de chance, telle la 2CV du film Le Corniaud, elle se désagrège à peine on l’ouvre… il faudra trouver autre chose… Tout en effet se déglingue, la TV qui s’allume de manière intempestive, l’imprimante folle qui crache du papier (qui n’a pas connu ça) et le monde autour d’eux, réduit à des bruits menaçants qui fait de cet espace un lieu à la fois protégé et une prison. Un hélicoptère se rapproche, leur lance un sac de secours qui s’ouvre et contient des extincteurs gonflables, des dizaines d’extincteurs, aussi mignons qu’inutiles, juste pour vérifier qu’on a encore un peu d’air, et on sent bien que le piège se resserre autour de la petit communauté, qui communique avec l’extérieur par un micro et un haut-parleur sur le toit et à qui on va aussi distribuer des survêtements (encore un changement de costume) ou des vêtements de nuit dont ils auront besoin parce qu’on leur annonce que le blocage des routes va les obliger à rester là-haut encore de quinze à dix-huit ans.
Ainsi, d’épisode en épisode, le tout scandé par des changements de costume, par des moments absurdes ou burlesques, entre rires et émotion, entre moments suspendus et répétition de motifs, le petit groupe va devenir en quelque sorte comme ces habitants d’une station orbitale contraints de partager un espace unique, sans intimité, sans communiquer ou si peu, et alors on s’invente des activités, on chante Là haut sur la montagne, on ouvre un livre d’or, et on en lit les textes, car Marthaler, devant cette humanité en panne, n’oublie jamais que l’humanité a produit, de l’art (la Joconde, précédemment), des textes, on entend des citations de Shakespeare, Pier Paolo Pasolini, Giuseppe Ungaretti, Patrizia Valduga, Olivier Cadiot et de tant d’autres divers et de tous styles, et des musiques qui vont de Schubert à Mozart en passant par les Beatles et par Adriano Celentano, en un moment d’ailleurs d’une émotion particulièrement prenante quand ils chantent Prisencolinensinainciusol, cette chanson d’Adriano Celentano de 1972, chantée dans un charabia globish destinée à n’être comprise de quiconque, mais qui signifie « universalité ». C’est bien la question de l’universel qui est en cause, ce plus petit commun dénominateur de l’humain.
Toute la scène du livre d’or, les citations, le moment Celentano sont des moments où au-delà des compréhensions se dessine un humus commun, un humus culturel, une humanité qui dépasse la circonstance. De ces êtres sans identité, dont on ne sait l’origine, surgis de l’extérieur pour aboutir dans cet espace clos, Marthaler, Malte Ubenauf son dramaturge et ses comédiens, Liliana Benini, Charlotte Clamens, Raphael Clamer, Federica Fracassi, Lukas Metzenbauer et Graham F. Valentine (car c’est aussi une œuvre collective) tirent un moment qui, au-delà du dérisoire, du mélancolique, du temps suspendu et donc sans fin, trouve son sens final autour de la production de l’humain. Face aux désordres de l’extérieur matérialisés par ces bruits agressifs et angoissants (hélicoptère, sirènes), d’un extérieur en ce moment de XXIe siècle particulièrement inquiétant il reste au bout du compte une sérénité, une humanité irréductible et qui se traduit par ce geste insensé, le sommet qui était si chaud quand il faisait sauna, a désormais froid et on le couvre de couvertures, première décision collective qui réunit autour de ce sommet-monument symbolique, qui était pierre et qui devient presque humain par tous ces habits qui le recouvrent. Ils se le sont appropriés, alors, la télévision capricieuse peut se rallumer et montrer Isabelle Faust au violon, de la musique avant toute chose. Noir. Tout est dit.
On a parlé d’absurde, mais rien n’est absurde, sinon au sens beckettien du terme, et donc avec le sérieux qui sied à cet absurde-là, et Marthaler poursuit inlassablement un discours commencé il y a longtemps, et qu’on retrouve ici comme dans son magistral Viaggio a Reims (Opernhaus Zürich 2015) ou son plus récent Freischütz à Bâle (2022) repris à l’Opéra des Flandres (2025) dont nous avons récemment rendu compte . Le travail de Marthaler a quelque chose de ces longs poèmes qu’on chante avec des refrains lancinants et nostalgiques qu’on reprend çà et là, comme une Odyssée théâtrale dont on retrouve régulièrement des vers. Ici, six personnages en quête de sens ont au bout du compte, par bribes, par imprégnation, par obligation, trouvé l’humain au bout du chemin. Une vraie leçon, modeste et grande à la fois. Un sommet.
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Une correction : Lukas Metzenbauer ne s’exprimait pas en schwyzerdütsch, mais dans un autre dialecte germanique, probablement autrichien puisqu’il est originaire de ce pays, donc également incompréhensible pour les Suisses.