Le programme de cet après-midi est comme un origami qui se déploie et commence avec ces pièces presque abstraites, aussi classiques que modernes que sont la Fantaisie Chromatique et la Fugue en ré mineur de Bach. On retrouve dans l’interprétation de Levit toute la clarté de la construction de Bach avec une précision rigoureuse dans le toucher et surtout cette joie de jouer palpable, qui est plus importante que celle d’interpréter ou de lire. On est toujours stupéfait de l’incroyable rapport au jeu de Levit. Certains peuvent être agacés par ce jeu de scène presque rock où le piano serait la basse de Paul Simonon des Clash, avec le port de tête bas de Levit, entre Gould et Schroeder de Peanuts, ou encore des moulinets de bras à la Pete Townshend des Who. Quand ce ne sont pas des glissés de jambe presque dansés ou des gestes entendus : doigt sur la bouche et jetés de bras grandiloquents, qui nous passionnent car au-delà d’un cirque de scène bien connu des professionnels de la musique amplifiée, ils sont gestes émanant d’un jeu et d’une lecture ultra personnelle, comme à la maison, où on ne se refuse pas le plaisir de jouer et de bouger. On a toujours l’impression que Levit joue autant pour lui que pour nous, et qu’il nous invite à sa joie du jeu et de l’écoute, comme s’il redécouvrait pas à pas les pièces en même temps que nous. D’où une impression de partage incroyable et de prise sur le vif, d’une urgence, finalement très rock, pas du tout compassée ni académique. Et c’est un moment qui est avant tout hommage au compositeur et aux pièces et pas du tout célébration onaniste d’un interprète star. C’est cela qui rend l’expérience d’un concert d’Igor Levit singulière au-delà de tous les superlatifs.

Après cette entrée en matière qui est aussi racine et bloc élémentaire autour duquel Beethoven et Brahms vont dérouler leurs branches, on passe dans ce qui fut pour moi, le cœur du concert avec ces pièces-mondes de Brahms dans lequel Levit montre un réel attachement à ce festival de couleurs, ces finasseries de construction qui mettent en valeur, finalement, les possibilités sonores du piano moderne, cet instrument qui rend fou de bonheur par son incroyable richesse sonore. Ce n’est plus seulement le Beethoven joueur, amusant et passionnant, toujours surprenant, que Levit mettait si bien en valeur (on n’a jamais été autant pris au cœur et tout autant débordé par le rire qu’en entendant Levit jouer les sonates de Beethoven) mais le Brahms coloriste acharné, à la palette chromatique délicate et profonde. Ces quatre petites ballades sont des tableaux de maîtres que Levit nous fait admirer.
De la première, au-delà de l’historiette macabre autour d’un Edvard et de son épée sanglante, on remarque la montée en couleurs, la marche qui irradie tout. La seconde joue des motifs répétés, des piqués, des pianissimi qui s’effacent presque dans le silence avant une remontée lumineuse, délicatement mise en lumière par un Levit tout aussi délicat que minutieux dans les rehauts de couleurs. La troisième surprend par son entrée en matière puissante, avec une attaque presque violente (sans doute aussi pour réveiller quelques auditeurs en sieste post digestion) : on admire les sonorités profondes et très métalliques du piano, aux touches comme écrasées, aussi martelées furieusement que délicatement caressées. On ressent toute la folie, voire l’ivresse de la pièce qui bifurque vers le pianissimo avec des aigus cristallins, délicats comme de la dentelle en verre de Bohème. Et on retrouve, cette balance entre les états d’âme qui faisaient le sel de ses interprétations des sonates de Beethoven. Passionnant ! Enfin la quatrième est sublimement piégeuse avec son accompagnement ritournelle, qui tourne en boucle avec beaucoup d’aisance et où Levit déploie une véritable palette de couleurs, d’une matité brumeuse épaisse qui recouvre le parcours mélodique et qui, finalement, est le cœur de la pièce.

Évidemment, le grand moment du concert est l’attendu feu d’artifice de la transcription de l’Eroica de Beethoven par Liszt mais l’attention coloriste que Levit a portée aux pièces de jeunesses d’un Brahms de 21 ans est impressionnante et a touché nos cordes les plus sensibles.
Si on connait le goût immodéré de Levit pour Beethoven (et on retournera à nos comptes-rendus de ses interprétations de l’intégrale des sonates à Konserthuset en période pré et post pandémique), on craignait le phénomène de foire que représente l’énorme défi de la pièce. Et de fait, c’est un Levit plus mesuré, moins grandiloquent (et aidé d’une partition et d’un tourneur de pages) qui se confronte à l’Eroica. On ne sent pas la difficulté mais l’extrême concentration. On reconnait çà et là, sous les effets de Liszt, la patte de Beethoven version Levit avec des coups de butoir et des cavalcades (1er mouvement). On apprécie hautement le second mouvement, peut-être le plus réussi, où on retrouve (et on constate à quel point le programme est pensé) les brouillards colorés de Brahms et la délicatesse d’un toucher qui doit tant aux œuvres pour clavier de Bach et puis, comme toujours, le jeu de Levit avec les pièces comme ses petites clochettes (il mime de la main libre), avec des piqués divins aussi profonds qu’ironiques.
Les deux derniers mouvements sont peut-être les plus virtuoses, avec des jeux d’échos, de miroir avec un Levit toujours plus dans la joie du jeu que dans l’esbroufe technique, le démonstratif, la prouesse. Pourtant réelle mais jamais surlignée, toujours occupée à servir avant tout la pièce.
On retrouve ici et là un retour aux fugues de Bach qui nous font sourire, ou un passage en pièces quasi désarticulées, qui nous surprennent : ce n’est plus un concert, c’est un théâtre de marionnettes avant un final très impressionnant évidement et où ne se sent jamais l’effort mais qui passionne, prend aux tripes comme si on était (folie !), aussi, devant le clavier.
D’où le triomphe, avec une salle emportée qui se lève comme un seul homme, car pas un n’a pu s’assoupir, pas même les habituels dormeurs et ce n’était pas une question de volume…
Après de copieux applaudissement, Levit, rock star humble dans son blouson et prenant grand soin de saluer tous les recoins du public, nous gratifie d’un Bach tout à fait délicieux et délicat, le choral Nun komm’, der Heiden Heiland arrangé par Busoni, qui passionne par sa rigueur et son émotivité rentrée. La boucle est bouclée et pas du tout bâclée si on me permet ce très mauvais jeu de mot…
Une fois de plus, Levit confirme qu’il est au sommet et que bien loin de nous regarder de haut, il nous invite très généreusement dans son mont Olympe accueillant, comme à la maison.
