Vincenzo Bellini (1801–135)
Norma (1831)
Tragedia lirica in due atti
Livret de Felice Romani d'après la tragédie d'Alexandre Soumet, Norma ou l'infanticide
Création le 26 décembre 1831 au Teatro alla Scala, Milan

Direction musicale : Francesco Lanzillotta
Mise en scene : Vasily Barkhatov
Décors : Zinovy Margolin
Costumes : Olga Shaishmelashvili
Lumières : Alexander Sivaev
Live Action Design : Ran Arthur Braun
Dramaturgie : Kai Weßler

Norma : Asmik Grigorian
Adalgisa : Aigul Akhmetshina
Pollione : Freddie De Tommaso
Oroveso : Tareq Nazmi
Clotilde : Victoria Leshkevich
Flavio : Gustavo Quaresma

Arnold Schoenberg Chor
Leitung : Erwin Ortner

Wiener Symphoniker

Coproduction avec la Staatsoper Unter den Linden, Berlin

 

Vienne, Theater an der Wien, vendredi 7 mars 2025, 19h

C’est une situation singulière, unique peut-être dans ma carrière de mélomane que d’assister du jour au lendemain à deux représentations d’un même opéra dans deux théâtres différents de la même ville. S’agissant de Norma, dont nous avons dit la longue absence dans les grandes métropoles de l’opéra, c’est encore plus étrange. Mais voilà, nous sommes à Vienne, où la musique classique coule partout dans les veines d’une ville qui dispose d’une offre musicale abondante comparables à d’autres en quantité mais surtout où la qualité « moyenne » est toujours en haut du tableau. Vienne attire aujourd’hui avec ses quatre théâtres d’opéra, deux théâtres d’État (la Staatsoper qui a maintenant deux salles et la Volksoper), et deux théâtres gérés par la ville (Theater an der Wien et Kammeroper), avec des gestions ouvertes et renouvelées (la Volksoper est dirigée par la metteuse en scène Lotte de Beer et le Theater an der Wien par le metteur en scène Stefan Herheim, tandis que Bogdan Roščić grand manager du monde des médias et du disque préside aux destinées de la Staatsoper depuis 2020). Voilà un panorama complètement neuf qui bouscule un peu l’image « traditionnelle » du public viennois.
Le Theater an der Wien, qui fut longtemps réservé plutôt à l’opérette (
Die Fledermaus de Strauss et Die Lustige Witwe de Lehár y furent créées), et aux genres plus légers a des racines dès sa naissance au tout début du XIXe fortement liées à Beethoven, et a aussi été utilisé comme lieu d’accueil de la Staatsoper quand celle-ci était en reconstruction après son bombardement à la fin de la deuxième guerre mondiale.
Au début des années 1990, à la fin des années Abbado (qui fut GMD à Vienne de 1986 à 1991), celui-ci y dirigea Schubert (
Fierrabras) et Mozart (Don Giovanni, Le Nozze di Figaro) et depuis une vingtaine d’années, le Theater dan der Wien est devenu un « opéra alternatif » géré selon le système stagione et non pas le système de répertoire dont Staatsoper et Volksoper sont des piliers, avec moins de titres, travaillés différemment en version scénique ou concertante.  Après quelques années de travaux où les spectacles ont été repliés au Museumquartier, le lieu historique a réouvert, avec des accès et des foyers modernisés et renouvelés, mais une salle intacte toujours aussi merveilleuse (1200 places environ)
Cette
Norma était prévue au moment du Covid, et la production a été reportée – les reports doivent tenir compte ensuite des agendas et des plages des chanteurs, mais aussi de toutes les équipes concernées puisque dans ce théâtre, chaque production a des équipes et des orchestres spécifiques. Ainsi que ce soient retrouvées deux Norma exactement parallèles ou presque dans la même ville dans deux théâtres distants de quelques centaines de mètres est un hasard qui sert l’abondance de biens musicaux et nos retrouvailles avec l’œuvre, mais qui n’est pas un miracle des planificateurs. Ceci étant, les deux productions sont si différentes, partent de si loin l’une de l’autre qu’elles sont une source passionnante de réflexions infinies sur ce qu’est le théâtre et l’opéra, et surtout ce qu’est l’interprétation. Une leçon de travaux pratiques d’études théâtrales.

On peut (on doit) regarder ce spectacle en streaming sur Arte Concert jusqu'au 24 avril 2025
https://www.arte.tv/it/videos/122210–000‑A/vincenzo-bellini-norma/

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Le public s’installe lentement, comme toujours en pays germanique où les bars et foyers sont occupés par les conversations autour d’un verre jusqu’au dernier quart d‘heure et en salle le plateau à vue laisse voir un atelier de sculptures religieuses où les femmes (qui ressemblent à des religieuses ) travaillent dans une ambiance sereine qui respire la paix et une certaine spiritualité. Le chef est déjà discrètement installé, avec l’orchestre, et un brouhaha interrompt la sérénité ambiante, pendant que l’ouverture commence, des hommes en armes avec drapeau et portrait de Leader envahissent l’espace, l’un pisse sur les statues les autres retiennent les femmes, pendant que Pollione (on le reconnait) protège au milieu une femme et ses enfants en lui essuyant une blessure de son mouchoir (comme le rappelle un commentaire ci-)dessous). On imagine ce qui se passera ensuite avec la soldatesque.
Le rideau tombe.
Il se relève (dieci anni dopo/dix ans après), sur le même espace, cette fois mixte, fait d’ouvriers et d’ouvrières qui sculptent des portraits du dictateur.
En quelques minutes, le metteur en scène Vasily Barkhatov a installé la situation. Un coup d’État plus qu’une invasion, qui change une communauté, et qui a effacé toute trace de religieux, puisque désormais l’atelier sculpte le « Dieu » au pouvoir, le dictateur. Cela signifie oppresseur et oppressés, violence, résilience et croyances clandestines. En cinq minutes sont installées à vue l’oppression et la violence, c’est-à-dire la situation dans laquelle va évoluer l’action, en cinq minutes le spectateur comprend le drame, et le contexte. On peut reprocher à Barkhatov la disparition de la relation entre l’envahisseur et le peuple envahi, l’ennemi, mais on va le voir, l’envahisseur a envahi la Gaule il y a très longtemps et les relations ne peuvent avoir cette âpreté des premières années, et d’autre part, Barkhatov pense que les relations avec l’ennemi sont plus claires et moins douloureuses que les relations d’une société déchirée par un coup d’état, et tombée en dictature, et qui doit se positionner. Il est russe. Il sait de quoi il parle.

Avant d’aller plus loin il convient justement de revenir sur le contexte : que ce soit chez Soumet qui signe le texte d’origine[1] ou chez Romani, la relation entre Pollione et Norma est une relation de longue date. Il est proconsul, c’est-à-dire gouverneur dans une Gaule conquise, elle est la prêtresse d’un groupe de gaulois, plutôt réfractaires, plutôt réactionnaires notamment dans l’observance stricte des rites (sacrifices etc…), plutôt réfugiés dans le passé et ils doivent tous deux composer. Ce sont deux êtres politiques.
Que cette relation politique ait ensuite dérivé vers une relation de couple, enracinée, avec des enfants n’est pas forcément étonnant dans une Gaule romanisée. Nous sommes en période impériale, le temps est passé, la Gaule est conquise depuis plusieurs siècles et les mariages mixtes ou relations mixtes entre les deux communautés n’ont sans doute plus rien d’étonnant ni rien qui ressemblerait à une trahison.
La trahison de Norma, c’est non d’abord envers son peuple mais d’abord envers sa religion qu’elle s’exerce avec les vœux qu’elle a prononcés auxquels elle a renoncé depuis longtemps en secret, et qu’Adalgisa elle aussi s’apprête à « trahir » aujourd’hui.

Casta diva : le rituel : Asmik Grigorian (Norma), Aigul Akhmetshina (Adalgisa), face aux reliques

C’est aussi un signe que cette religion est chose du passé, que ses valeurs et interdits vacillent.
L’autre aspect du livret, c’est la position « politique » de Norma qui cherche à maintenir la paix, c’est-à-dire en fait la pax romana entre gaulois et romains, quand le groupe de gaulois mené par Oroveso voudrait « guerra !! ». Là encore, Norma est une intermédiaire entre les romains et les gaulois, qui sait parfaitement que la situation est stabilisée, qu’un conflit ne mènerait à rien : ça c’est sans doute la femme politique qui est en elle qui le lui enseigne. L’avantage, c’est que la situation pacifiée lui permet un statu quo, une vie avec des enfants protégés, tant que Pollione est là et qu’entre eux fonctionne le gentleman agreement « tu maintiens tes gaulois tranquilles, je me charge de protéger les enfants ». Dans cette affaire ce sont les gaulois les derniers des Mohicans.
Aussi bien Pollione n’est pas forcément la grosse bête furieuse sans grande tête ou le mâle qui trahit sa femme pour une jeunette qu’on pense généralement. Après tout, une relation de dix ans entre deux êtres peut aussi s’éteindre, chaque jour nous en apporte la preuve aujourd’hui, et son amour pour Adalgisa peut aussi entrer dans une sorte de normalité.

Norma d’ailleurs semble plus ulcérée par une rupture de contrat entre les deux (qui tient aux enfants !) que par la fin d’un amour. Il n’est pas certain non plus que Norma aime encore Pollione, même si elle représente un système de valeurs « anciennes » où un contrat doit être respecté et où on ne peut transiger ; ce que suggère la mise en scène, c’est une Norma qui doit garantir un équilibre entre représenter son groupe, et le contenir, et masquer l’existence de ses enfants pour les protéger. Elle a malgré tout en elle les valeurs spécifiques peut-être archaïques comme dit Barkhatov qui font qu’au-delà de l’amour, il y a un pacte entre les deux. ils ont besoin l’un de l’autre pour des raisons qui ne tiennent plus à leur amour mais à la situation créée. Mais que l’amour au sens romantique du terme, au sens de celui qu’éprouve Adalgisa, n’existe plus, le livret elle-même le met au passé dans la bouche de Norma au deuxième acte (acte II, scène six) quand elle attend confiante le retour d’Adalgisa :
il sol m'arride
come del primo amore ai dì felici.
(Le soleil m’enchante, comme aux jours heureux de l’amour naissant). Elle est en train de rêver de revenir à ces feux de l’amour des premiers jours, signe que cet heureux temps n’est plus
La fin du premier acte marque la fin d’un arrangement décennal et la question du deuxième acte sera « que faire ? ». La question tragique.

Le premier acte

Ainsi Vasily Barkhatov fait de l’espace principal un vaste espace tragique, un espace politique où les bustes de dictateur sont sculptés et chauffés en série dans trois fours (décor de Zinovy Margolin) où entrent des chariots, un niveau supérieur, au-dessus des fours qui servira de « tribune »  et devant les fours, l’espace de jeu, entre bustes en préparation, tables, chariots en attente, un espace de travail où les opprimés sont contraints. Et de fait on trouve les données initiales de Norma, celles que nous avons évoquées dans notre article précédent sur Norma à la Staatsoper et que nous venons de préciser. Barkhatov sans insister fortement a fait comprendre en ce début l’atelier initial, avec ses statues religieuses, ses images d’anges et de vierges était animé par la foi des ouvrières et que ce même atelier désormais était celui de la contrainte où il s’agit de faire des images du pouvoir en place. Le culte religieux est remplacé par le culte de la personnalité, là où régnaient foi et sérénité règnent contrainte et défiance…

Alors comme souvent, le religieux va devenir un élément de réunion et de résistance qui vire au politique et à l’identitaire.  On est donc exactement dans la problématique de l’œuvre, celle de Felice Romani comme celle de la tragédie de Soumet.
Mais on l’a souligné, ces questions masquent bien autre chose et d’abord un drame humain d’individus pris dans l’écheveau de l’histoire. Que Pollione au moment du « coup d’état » cherche à protéger Norma et ses enfants nous dit que leur relation était antérieure, à un moment où Pollione n’avait pas de « position » politique, où cette histoire pouvait être plus sereine.
Dix ans après, quand les enfants ont grandi, quand Pollione est le représentant local du pouvoir, il a prémuni Norma en lui garantissant un statut pour protéger les enfants, mais en même temps Norma en uniforme nous indique qu’elle le sert à un autre niveau. Le gentleman agreement dont il était question plus haut s’applique. En échange du maintien de « l’ordre nouveau », Norma a le gite, le couvert, et la cache des enfants.

Enfin, que Vasily Barkhatov soit russe n’est évidemment pas un hasard, il connaît bien par l’histoire de son pays, le pouvoir dictatorial et le culte de la personnalité, mais aussi l’importance du religieux, et la foi qui malgré les efforts du régime soviétique, ne s’est jamais éteinte ainsi que l’existence de foyers de résistance occulte. Ce sont des faits d’aujourd’hui, de l’histoire récente, mais qui n’écrasent absolument pas la trame de l’opéra, et Barkhatov travaille par allusions lisibles qui permettent au spectateur de comprendre sans que les choses ne soient surlignées.

Il dépeint un univers collectif et privé, grâce aux décors de Zinovy Margolin, qui à part le vaste atelier de sculpture et de céramique, aux briques rouges ou roses assez XIXe, montre aussi des espaces intimes (essentiellement des espaces pour les femmes), gris et sinistres. Un couloir sans grâce qui laisse entendre que les « ouvrières » ou les « cadres » sont logées ensemble (allers et retours des douches) et un espace intérieur aux meubles frustres, lits de fer, mezzanine, avec encombrement de bagages entassés comme pour une sorte de provisoire définitif, mais permettant aussi de dissimuler les enfants. Et surtout, on respire une atmosphère presque paramilitaire faite de secrets et où l’on espionne : quand Pollione sort à la fin du premier acte un groupe de gens est derrière la porte écoutant ce qui se passe à l’intérieur, ce que Clotilde essayait de dissimuler en bloquant la porte derrière elle. Dans ce monde, les secrets sont difficiles à masquer.

Cet univers est paramilitaire, nous l’avons dit :  Norma porte un uniforme (surveillante ? contremaître ?) ce qui indique sa proximité avec Pollione et lui a donné un statut, une sorte d’intermédiaire entre ses compagnons et compagnes et les « autorités ». Là encore, Barkhatov laisse entendre, il laisse le spectateur percevoir les signes qui montrent que la relation Pollione/Norma lui a permis d’acquérir un statut d’intermédiaire, de go-between entre ses compagnons et compagnes et des « autorités » qui n’apparaissent plus en uniforme, mais en costume trois pièces car ces autorités font partie de la même communauté, elles oppressent leurs frères et sœurs . On suppose que Pollione est le directeur de cette usine de fabrication de statues du maître, Ainsi Barkhatov accentue la situation inconfortable de Norma, tiraillée entre son secret et en même temps référence spirituelle et morale de ses compagnons. Il en accentue le rôle  de « frein social » qu’elle a parfaitement accepté.  Il la met clairement en évidence dans son rôle à la fois blanc et noir. Pollione et Norma, nous l’avons déjà dit, son deux « politiques », ce que ne sont ni Adalgisa, ni même Oroveso. Ce statut se lira parfaitement à la fin du deuxième acte quand, le groupe sorti à la demande de Norma, Pollione et Norma cigarette au bec vont discuter pour se dire « Et maintenant… comment sortir par le haut ? ».

Dans ce contexte, Oroveso est le représentant des ouvriers et ouvrières de la fabrique, il maintient le groupe dans son identité religieuse et dissimule les reliques, c’est l’irréductible gaulois. Des reliques dont Pollione a parfaitement connaissance (il en ouvre une des boites et jette son contenu devant le groupe au début du premier acte), mais dont il sait aussi que c’est ce qui maintient la cohésion et la paix armée, grâce à Norma…
Cet ensemble de signes se construit dans la première partie du premier acte, expose les données. Et ces signes nous disent beaucoup.
Casta Diva prend alors un sens beaucoup plus fort de cérémonie clandestine (ou supposée telle) où les reliques sont apportées, sorties de leurs boites et dévoilées, une sorte de cérémonie du Graal clandestine dont Norma est la médiatrice, une cérémonie qui a une valence tout aussi religieuse qu’identitaire : les vieux dieux qui subsistent et auxquels on croit encore malgré l’oppression et les interdictions, vaguement réactionnaire mais aussi une valence culturelle. Ce sont aussi des reliques d’art religieux, quand les ouvriers dix ans après ne font que de la reproduction de la tête du dictateur. La question de l’art, de la nécessaire spiritualité qu’il implique est aussi sous-jacente.
Barkhatov nous indique que l’oppression dictatoriale porte aussi sur l’art, sur une culture, sur une spiritualité qu’on essaie de tuer. Rappelons le texte de Staline contre la Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch sur l’art à donner aux masses…

Casta diva, le rituel

Mais pour Norma, Casta Diva est aussi un discours politique sous-jacent, destiné à pacifier les âmes et calmer les ardeurs. Nous avons écrit dans notre article sur la production de la Staatsoper que c’est un discours totalement blasphématoire. Norma (elle dira plus tard Norma non mente/Norma ne ment pas) est engluée dans tous les mensonges possibles, mais c’est peut-être, sûrement, comme disent les stoïciens, un mal présent en vue d’un bien futur. Elle célèbre un rite auquel elle ne croit sans doute plus, mais dont elle connaît la valeur fédératrice, un baume apaisant : typique geste politique… d’où l’importance de la manière de dire ce texte et de chanter l’air, le clair de lune est sans doute romantique, mais c’est ce qui se gère hic et nunc qui l’enjeu réel. Il n’y a plus rien de romantique là-dedans, adieu voiles et fleurs et chênes feuillus, adieu douce Gaule, cher pays de mes amours…

Barkhatov nous offre la vision crue d’un monde opprimé, de populations soumises, mais qui sont, comme on dit aujourd’hui résilientes, et il nous fait voir les rapports de force entre les groupes, dès le lever de rideau. L’oppression n’est pas invisible, elle se constate et se déduit.

Et le contraste avec la deuxième partie du premier acte où se noue l’intrigue est d’autant plus fort. Il nous dit d’une part qu’en dix ans, l’ennemi, l’oppresseur est aussi entré dans l’habitude, on vit avec, et forcément on cherche des accommodements et forcément on tombe amoureux de celui d’en face, sans forcément trahir, mais parce que quelque chose s’est installé d’un mode de vie et qu’il faut « tenter de vivre ». Les relations amoureuses, sont donc un peu dans l’ordre des choses, comme toutes les relations humaines… une espèce de syndrome de Stockholm à la gallo-romaine. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas nous a dit Blaise Pascal, mais il s’agit là encore de quelque chose de plus profond.

Barkhatov dans sa vision nous fait sortir de l’opéra héroïque ou tragique, de l’absolu de la tragédie lyrique pour nous faire entrer dans les accommodements humains. Pollione, avec son trois pièces couleur brune, sa coupe au cordeau et sa petite moustache a certes l’air un peu fascistoïde ou un peu mafieux, mais il y a derrière aussi une sorte de père de famille pris dans un étau, un individu de triangle amoureux pas vaudevillesque, mais presque, pas très à l’aise malgré son pouvoir et dont le seul credo, tout surprenant qu’il soit, est l’amour… Ne serait-il pas lui le plus actuel, le plus ouvert, le moins engoncé dans les postures ?
À la fin du premier acte, c’est un château de cartes fragile qui s’écroule, un équilibre qui s’était trouvé entre un Pollione qui avait sans doute aimé Norma et qui lui avait fait deux enfants, et qui aussi l’utilisait à des fins politiques. Norma tenait Pollione et Pollione tenait Norma.

Adalgisa qui tombe amoureuse de Pollione (et vice-versa) est l’élément perturbateur de l’équilibre qu’avait trouvé le couple, où l’intérêt réciproque (et la protection des enfants) avait peut-être pris le pas sur l’amour.
Le problème n’est pas pour Norma, qu’Adalgisa soit amoureuse de Pollione elle le fut avant elle, et donc Adalgisa est encore moins « traitresse » que Norma, d'autant qu'elle n'est pas tenue par des vœux . Nomra lui dit : te ancor non lega eterno nodo all'ara (tu n'es pas encore liée par le voeu éternel devant l'autel)
Norma tomba sans doute amoureuse de Pollione avant le « coup d’état », Adalgisa dix ans après, quand ladite oppression est devenue « routine », comme nous le suggérions plus haut, elle est sans doute une jeune fille parmi tant d’autres et sa « trahison religieuse » ‑qui ne l'est pas encore tout à fait- trahit sans doute que cette religion est surannée. Mais pour Norma le risque est grand que le fragile équilibre des intérêts croisés ne se brise sur un amour qui emporte tout, et en même temps, cet amour nouveau est révélation que son temps est passé.

D’emblée dans la scène finale de l’acte I, l’enjeu est entre Norma et Pollione, bien plus qu’Adalgisa, noyée dans sa douleur, clairement mise de côté par la mise en scène qui là, fait de la direction d‘acteurs au cordeau. En fait, Pollione veut partir à Rome avec Adalgisa, et donc l’édifice construit par Norma pendant dix ans s’écroulera.
Cette scène est d’ailleurs merveilleusement bien construite et rigoureuse, dans un cadre d’une grande tristesse, et d’une certaine rudesse, même si on comprend que c’est la chambre de Norma que Pollione a dû lui trouver comme « cache » des enfants. Le décor nous dit tout de l’ambiance du contexte, du régime. De son côté le livret est miracle de justesse et d’équilibre.

Asmik Grigorian (Norma), Aigul Akhmetshina (Adalgisa),

D’abord l’aveu d’Adalgisa qui aime, (selon ses fonctions, elle ne devrait pas, mais comme Norma sous ce rapport n’est pas un modèle, elle l’écoute avec disponibilité dans une conversation qui semble celle de deux amies proches où l’une raconte et l’autre se souvient « Oh ! rimembranza ! io fui
così rapita al sol mirarlo in volto
 »
(Oh souvenir ! Je fus aussi prise dès le premier regard). Norma revit l’amour passé, signe qu’il est aussi éteint, mais en même temps Adalgisa est aussi son double jeune (ce qui vocalement est aussi plein d’enseignements).
Norma a accueilli cet aveu qui la renvoie à son amour naissant et elle en est terriblement troublée. Norma constate qu’elle fut amoureuse, qu’elle a vieilli, et ce trouble a quelque chose d’une Madeleine de Proust. Elle est si troublée qu’elle en casse une tasse en la donnant à Clotilde et la manière dont la mise en scène montre l’apparence, la contenance distante du personnage et, l’être, le trouble terrible qui l’assaille est magistrale (et puis il y a Grigorian…).
Alors, Norma demande légitimement de qui il s’agit, et dès qu’Adalgisa avoue qu’il fait partie du camp d’en face, un sixième sens très proustien avertit Norma… elle ouvre la porte et derrière, apparaît Pollione en gilet, venu sans doute voir les enfants… Magnifique moment de mise en scène géré comme un coup de théâtre…

Freddie De Tommaso (Pollione), Asmik Grigorian (Norma), Aigul Akhmetshina (Adalgisa) Pollione debout, Norma assise

Barkhatov laisse Norma assise et Pollione debout avec Adalgisa atterrée contre mur ou fenêtre. Norma assise et Pollione debout, signifie ici que Norma (une Asmik Grigorian confondante de naturel, chantant – et quel chant- comme elle parlerait, avec des regards, des gestes comme machinaux avec ses cheveux) est en position de pouvoir et que Pollione est désemparé, ne sachant plus entre les enfants que Norma lui oppose et Adalgisa prostrée vers qui il doit aller. La scène est réglée d’une manière qui fait régner désolation et colère froide, mais le ton monte, et plus il monte plus il fait du bruit, et plus Clotilde s’affole, car cette chambre abrite des secrets inavouables. Elle se place devant la porte, Pollione en sort, derrière la porte des gens agglutinés… quand l’oppression règne, les secrets sont difficiles à garder…
À partir de ce moment, c’est le drame humain qui va prendre le dessus, et tout le deuxième acte n’est qu’un long cheminement à la recherche d’une solution qui essentiellement sauve les enfants et aussi l’honneur perdu, c’est-à-dire la face…
Rideau.

Freddie De Tommaso (Pollione), Asmik Grigorian (Norma)

Au terme de ce premier acte, Barkhatov a structuré trois espaces. Un vaste espace public, politique, social, religieux, l’espace où chacun défend une sorte de façade, l’espace où Norma exerce sa fonction secrète de « médiatrice » pour Pollione, et de fédératrice pour le groupe des ouvriers-ouvrières.
Deux espaces privés, un corridor de portes de chambres « cellules » d’une résidence pour femmes, sans doute des fonctionnaires au service du régime, ambiance de caserne, d’un gris triste et sale, et la chambre de Norma, où elle cache ses enfants, sans doute la cache que lui a trouvé Pollione, où elle assume aussi une fonction de couverture, avec un uniforme, c’est-à-dire qu’elle est à la fois fonctionnaire du régime et fédératrice des opprimés. Barkhatov nous donne visuellement des clefs de situation, avec les contradictions inhérentes et une sens du réalisme qu’il puise dans l’expérience qu’il connaît de la tradition d’où il vient. Comme tous les metteurs en scène russes qui travaillent en Europe et notamment en Allemagne ou en Autriche, il nous livre une vision d’un monde où la guerre n’est jamais loin où l’oppression n’est jamais loin, où les hommes doivent composer pour survivre. Qu’il réussisse à ce point à faire glisser dans cet univers celui de Norma, en lui donnant un relief, une justesse et une cohérence sans une seule déviance ni un seul accroc, est simplement stupéfiant. Cela s’appelle une mise en scène.


Le deuxième acte

Ce qui va dominer le deuxième acte, c’est non l’idée de sacrifice ou d’héroïsme, mais celui d’humanité. C’est d’abord le retour aux individus, à la recherche de solutions face à leur drame intime que présentent les deux premières scènes de l’acte.
La question centrale de l’acte n’est pas tant Norma que la destinée et le futur des enfants, ce sont l’enjeu, et en même temps ils ramènent la tragédie politique et religieuse à la question des individus.
La première est celle où Norma a décidé de sacrifier ses enfants, comme Médée.
Mais toute la vérité de l’œuvre est de montrer justement que Norma n’est pas Médée. La raison en est simple : Médée les tue, mais pas Norma. D’ailleurs, si elle brandit devant Pollione un poignard à la fin pour lui faire peur, dans cette scène, il n’y a que larmes, attendrissements et amour maternel.

Médée est une héroïne mythologique et Norma une simple mortelle, une mère, enfermée dans un drame personnel. Décider de les supprimer est le prologue à son propre suicide. C’est un drame familial terrible, mais dont on trouve des exemples dans pas mal de faits divers du réel. La banalité de l’humain qui fait de Norma non plus la prêtresse opératique et romantique, mais la femme dévastée.
C’est bien cela que Vasily Barkhatov met en scène.

Asmik Grigorian (Norma), Viktoria Leshkevich (Clothilde) amenant le chariot et les enfants dissimulés dessous

La première scène se déroule pendant la nuit, dans l’atelier déserté, et n’est pas un monologue, mais un dialogue avec Clotilde, ce qui est d’ailleurs un signe que Norma ne peut à ce moment poignarder les enfants, Clotilde présente et aussi fortement opposée. Les deux femmes arrivent en scène, poussant un petit chariot, Clotilde soulève la couverture et les deux enfants se lèvent et gambadent entre les bustes, grimpent en tribune, s’amusent comme tous les enfants pendant que Norma assise pleure et que Clotilde la regarde. Tout cela est réglé avec beaucoup de pudeur et montre la situation. Puis les enfants descendent, entrent dans un des fours éteints mais encore chauds et en ressortent pour s’étendre et s’endormir sur le chariot central, celui qu’à la fin Norma voudra emprunter pour son suicide. Toute la scène est une scène d’amour maternel intense traversé de noires perspectives, sans pathos, sans poignard théâtralement agité, sans « théâtre ». Le texte est pure réflexion dialectique qui part, c’est essentiel, de l’idée que de toute manière Norma a décidé de mourir, mais pense alors qu’il est impossible de laisser les enfants vivre

  1. Restés dans la communauté gauloise, ils seraient massacrés et partis à Rome, ils seraient esclaves méprisés d’une marâtre. Le texte laisse d’ailleurs en suspens s’ils seraient avec Pollione ou non, un Pollione remarié (et pas avec Adalgisa…), ou simplement des sortes de prises de guerre…
  2. Ce sont les enfants de Pollione, les tuer ce sont les lui retirer et créer en lui une souffrance insondable, des remords infinis. C’est la « vengeance de Médée ».
  3. Mais ce sont aussi les enfants de Norma, et elle est incapable de les tuer. Alors elle va chercher une autre solution.

Asmik Grigorian (Norma), méditant pendant que dorment ses enfants

Dans cette scène, d’une jolie finesse psychologique est affichée toute la différence entre le raisonnement qui mène à ce qu’on croit la seule solution possible, et le sentiment maternel qui est au-delà de tout raisonnement. On pensait impossible de les sauver, mais on va chercher désormais les possibles… Norma va essayer de jouer une redoutable partie d’échecs.

Toute la scène fait apparaître non plus la femme politique, du premier acte qui avait trouvé les arrangements qui sauvaient son statut et ses enfants, mais « la mère coupable », incapable de faire tomber sur ses enfants sa propre culpabilité. On avait vu au premier acte une Norma contenue qui masquait ses troubles et ses sentiments, désormais ils éclatent, elle est elle-même, et elle affronte la réalité en n’entraînant pas ses enfants dans son drame et sa déchéance.
Elle appelle donc Adalgisa.

La scène avec Adalgisa est aussi d’une très grande finesse psychologique et théâtrale, et plus on lit le livret, plus en apparaissent les qualités et les subtilités. C’est le moment des tragédies où naît un fol espoir, celui où l’on croit que les choses peuvent s’arranger, où tout peut être résolu, où peut-être on va revenir au statu quo ante.
Vasily Barkhatov la structure en deux moments, le premier dans le corridor et l’embrasure de la porte vers la chambre de Norma, le second dans la chambre que nous avons vue au premier acte.

Le jeu scénique est serré, Adalgisa, avec sa longue tresse de jeune fille qui souligne son âge et ses habits (lourd cardigan de laine) très simples, tranche face à Norma en uniforme qui apparaît plus mûre. La jeune fille est gênée, se tord les mains, regarde ailleurs. Dans cette première partie, Norma confie son désir de se donner la mort et de confier ses enfants à Adalgisa qui se marierait avec Pollione, pendant qu’elle-même s’effacerait.

Asmik Grigorian (Norma), Aigul Akhmetshina (Adalgisa),

Par un seul geste, en entrebâillant la porte pour laisser voir les enfants endormis (du moins on le suppose), elle fait comprendre que l’enjeu, c’est eux et que le reste (le mariage d’Adalgisa avec Pollione) est juste le cadre idéal de leur protection. Geste apparemment noble qui laisse Adalgisa à son amour, et geste en réalité qui nie le drame vécu par Adalgisa et ce qu’elle veut vivre. D’ailleurs, la jeune femme réagit, dénoue les mains et pour la première fois regarde Norma dans les yeux. Alors elle se glisse dans la chambre dont une fois encore Norma a entrebâillé la porte.
C’est une scène de théâtre pur où les mouvements, les regards, les échanges entre les deux personnages comptent autant que la musique et les voix.

Dans la deuxième partie de la scène, on retrouve la chambre de Norma, les enfants qui dorment, et de nouveau un dialogue et des gestes qui par leur simplicité vont accentuer l’émotion de la scène, moment musical de l’air et duo mira o Norma, un des grands moments musicaux de l’œuvre.

D’un côté, Norma qui en entendant Adalgisa (mais sans l’écouter) prépare la valise des enfants. En réalité, elle est aussi psychologiquement dans son propre départ, son propre suicide, une idée qui la poursuit depuis le début de l’acte dont le seul frein est le sort de ses enfants. C’est pourquoi après avoir renoncé à les tuer, elle va utiliser Adalgisa, pour les remettre à Pollione, mais aussi l’empêcher par ce biais de vivre un parfait amour, car les enfants au milieu seront inévitablement une incarnation de la présence de Norma. D’une certaine manière, le couteau (qu’on ne voit d’ailleurs pas dans cette mise en scène à ce moment)  dans la première scène et Adalgisa dans la deuxième sont des outils pour obliger Pollione à prendre en compte non plus « l’amour » abstrait, éthéré et romantique pour Adalgisa, mais la réalité de la vie et de ce qu’il a fait.

En même temps, Norma, forte femme et forte personnalité, nie Adalgisa dans sa chair, son amour, ses blessures et ses réactions. Pour Adalgisa, plus question de Pollione, plus question de vivre avec cet homme qui l’a trompée, malgré leur amour réciproque, et sans doute encore moins avec les enfants de Norma, qui pour elle aussi seront une sorte de présence permanente de ce drame initial (notamment si Norma se suicide).
Adalgisa a une sorte de relation filiale à Norma, et dans sa tête de jeune fille qui croit aux grands sentiments humains, elle s’offre alors en ambassadrice de réconciliation avec Pollione.

Toute la scène est un vrai/faux dialogue, où Norma fait la valise des enfants, y glisse les habits (et même le pot de chambre) tandis qu’Adalgisa lui rétorque qu’elle ne prendra pas les enfants mais ira voir Pollione pour le persuader de reprendre Norma, et revenir à la « vie d’avant ». Adalgisa croit en ce qu’elle dit au moment où elle le dit, parce qu’elle croit encore au pouvoir de sa parole sur Pollione, et qu’elle a cette forte relation à Norma.

Norma en essayant de la convaincre a des gestes tendres, elle se caresse la joue doucement avec les habits des enfants comme si à travers leurs habits, elle se couvrait de leur amour, mais Adalgisa de son côté, tout en lui soutenant qu’elle gardera l’amour de Pollione et qu’elle gardera ses enfants avec elle, lui tend quand même des habits, signe qu’elle ne sait plus trop bien où elle en est.

Asmik Grigorian (Norma), Viktoria Leshkevich (Clothilde), et les enfants

Un des moments les plus frappants est sans doute celui où l’orgueil de Norma lui impose de cesser de discuter et d’intimer à Adalgisa (qui a juré) de partir avec les enfants, elle les réveille, les chausse en si grande hâte qu’un des deux a seulement une chaussure et elle le pousse dans les bras d’Adalgisa : il y a là sans cesse des signes de tension extrême, de gestes secs (pas vraiment brutaux) où les enfants sortis du sommeil ne savent plus ce qu’il en est et où commence mira o Norma, comme un retour à la tendresse après la vive tension. Et Norma recouche les enfants et se love contre eux. Encore là, du très grand théâtre, fait de gestes simples et justes, sans cohérence, contradictoires comme ceux qu’on fait quand on ne sait plus où on est, signe qu’Adalgisa dans cette sorte de combat dialectique est en quelque sorte en train de gagner la partie et de la convaincre. D’ailleurs, Norma prend la valise, et commence à la défaire, à vider ce qu’elle avait préparé, tout en se disant convaincue, et en chantant avec Adalgisa un chant d’amitié éternelle avec promesse de fuite ensemble au cas où… C’est le moment où l’on croit que tout est possible, où Norma a décidé de vivre…

Arrivent alors toutes les scènes finales, et notamment les scènes de groupe.
Les scènes de chœur et de groupe dans Norma sont celles où Norma n’est pas elle-même, elle est dans une autre posture, et elle va prendre tout le monde à revers.

Le groupe est en attente de Norma parce que Pollione rentre à Rome et que son successeur est bien plus dur. Oroveso qui n’a pas de nouvelle de Norma, conseille prudemment l’attente, et le silence, le silence trompeur en quelque sorte. Il n’a pas envie d’être en porte à faux par rapport à la prêtresse. Dans le doute abstiens-toi. C’est le moment des angoisses, celui où l’action est suspendue.

Là encore le livret prépare le coup de théâtre. Le groupe a décidé sous l’inspiration d’Oroveso de ne rien tenter contre les romains. Norma de son côté s’est laissée convaincre que Pollione lui reviendra sous l’impulsion généreuse d’Adalgisa. Pour tendre plus la situation, Barkhatov travaille en séquences.
– séquence 1, le chœur qui nous l’avons vu, attend Norma avec Oroveso qui tient le groupe. Rideau
– séquence 2, Norma, devant la porte de sa chambre, attend le retour d’Adalgisa, dans une folle espérance, ce moment où, nous l’avons dit on croit que tout est possible. La porte s’entrebâille et elle finit d’habiller les enfants, pour les tenir prêts : en fait là où on entend toujours un monologue, elle s’adresse à eux pour leur dire que bientôt leur père reviendra. Et souvent dans cette mise en scène, notamment en ce deuxième acte, les monologues de Norma s’adressent à des tiers : dans la première scène (quand elle veut tuer ses enfants), Clotilde est là et elle s’adresse aussi bien à ses enfants qu’à elle. Barkhatov crée des situations de théâtre, de drame, il évite sans cesse (et on verra à la fin comment il en joue) le pathétique ou le grandiloquent de la tragédie.
Mais Clotilde arrive et avertit qu’Adalgisa est revenue bredouille. Bien plus, alors qu’elle veut retourner au temple, Pollione tient à son amour avec elle, et veut l’enlever dans le temple. Tous les plans s’écroulent, mais Pollione en voulant l’enlever souille le temple, insulte la prêtresse qu’est Norma et aussi le désir d’Adalgisa de revenir à ses vœux. Alors Norma n’a alors plus qu’une solution, celle en laquelle elle n’a jamais cru, celle qu’elle a combattu pendant dix ans, la guerre.

Guerra ! Asmik Grigorian (Norma), Arnold Schoenberg Chor

Elle la déclenche en jetant un coup de pied dans les tas de tête de dictateurs, en allant chercher les reliques avec le chœur fameux guerra, exécuté à l’inverse de la Staatsoper, avec coda mais pas pour une raison musicale mais théâtrale. Puisque la femme et la mère ont échoué, la femme politique se lance dans l’action ultime avec l’énergie du désespoir, et elle célèbre le rite en dévoilant les reliques.
Oroveso demande alors la victime : les gaulois célèbrent les rites avec les sacrifices afférents, des rituels dépassés, mais auxquels on se rattache par volonté identitaire,  et Barkhatov prend un soin jaloux à jamais ne faire se rapprocher Norma d’Oroveso, comme si entre eux deux il y avait un monde, une béance : il est comme son exécutant, mais jamais on ne sent une relation paternelle, une proximité, même à la fin, comme on va le voir.
Toute la partie finale est l’exemple même d’un travail théâtral microscopique où chaque moment compte, chaque geste pour enrichir psychologiquement les personnages et faire de cet opéra, qui est sans doute un des emblèmes universels de l’art lyrique, non plus un opéra, mais du plus pur et du très grand théâtre musical. En fait, nous décrivons par le menu la mise en scène, mais tout est théâtre ici, et il faut aussi saluer le travail incroyable de l’orchestre, les Wiener Symphoniker et du chef Francesco Lanzillotta qui gagne là ses galons de grand chef lyrique, parce qu’il suit pas à pas le plateau, il respire avec la mise en scène aux mille détails qui ne cesse de nous étonner.

Norma accomplit le rite et va sans doute se dénoncer à ses « fidèles », au moment où Oroveso demande la victime, jouant sur l’interrupteur des fours, qui dans cette mise en scène font aussi office de bûcher aussi efficaces :  le jeu sur l’interrupteur que tantôt Oroveso et tantôt Norma (quand arrivera Pollione) manient est répétitif, et en même temps est un signe : celui qui commande et déclenche le four est le vrai chef. Mais coup de théâtre : Pollione a été pris dans le temple cherchant à enlever Adalgisa, le voilà qui arrive, bouche ensanglantée, prisonnier, et surtout le voilà dans les mains de Norma.
Tout change alors, mais Norma, qui a décidé de se dénoncer, et d’aller au supplice, va jouer alors une dernière carte improvisée, tout en reculant devant la perspective de tuer Pollione qui est désormais son prisonnier. Elle va jouer un jeu triple. Pour le groupe, elle est la prêtresse qui tient l’ennemi en mains, pour Pollione, elle est celle qui va se venger d’Adalgisa, pour elle c’est une manière autre de baliser son suicide, un jeu de dupes à plusieurs niveaux…
D’abord, elle fait éloigner le groupe sous le prétexte (évidemment fallacieux) de faire révéler la coupable à Pollione, un stratagème qui lui permet  de se retrouver seule avec Pollione à qui elle essuie tendrement le sang au coin de la bouche avec le mouchoir dont avait usé Pollione dix ans auparavant (voir commentaire très juste ci-dessous). Rimembranze… Sa relique privée en quelque sorte…

Asmik Grigorian (Norma), Freddie De Tommaso (Pollione):

Le duo avec Pollione est étonnant, il commence par l’émotion, la femme qui retrouve le père de ses enfants, la tendresse aussi, et puis, elle le libère de ses liens et, cigarette en main, elle essaie de négocier avec lui : la vie sauve mais il laisse Adalgisa à son destin et il reprend les enfants. Elle a besoin d’un Pollione libre pour cette négociation, d’un Pollione qui ne soit pas son prisonnier, d’un Pollione qui reste son partenaire. Mais Pollione qui a pris la cigarette, signe de connivence, l’écrase et refuse une solution de lâcheté, humiliante, qui serait simplement un accord sur sa propre vie sauve et les enfants sans assurance pour Adalgisa. Pollione est amoureux d’Adalgisa, encore… Alors, dans un deuxième moment, elle joue sur cet amour, en montrant à Pollione la bague de fiançailles qu’il a offerte à Adalgisa dans son étui. Montrant aussi par là qu’Adalgisa en remettant la bague à Norma a décidé de la fin de cet amour, elle jette l’étui et la bague dans le four, et celui-ci prend feu, c’est évidemment métaphorique. Elle joue la jalouse et la vengeresse, elle joue Médée. Elle « joue » Médée parce que l’une des leçons de cette mise en scène est que Norma n’a jamais voulu être une Médée, et qu’elle n’est pas une héroïne tragique. Elle lui brandit le couteau sacrificiel qu’elle n’a même pas saisi quand elle était prête à sacrifier ses enfants…

Mais là elle cherche à écraser Pollione, à jouer avec sa souffrance, et donc lui fait croire qu’Adalgisa sera suppliciée, jusqu’à ce qu’il crie pitié… Elle lui glisse alors discrètement que la coupable c’est elle et pas Adalgisa, innocente. Laissant encore Pollione dans le doute. C’est tout un jeu de pouvoir un jeu presque politique qui est ici mené.
Et à partir de ce moment, elle va mettre en scène sa fin.
D’abord, l’aveu au groupe : celle qui a trahi, c’est elle.

Coup de théâtre, de nouveau, Adalgisa dans un coin s’écroule, et Norma se dresse seule face à tous. Pollione essaie cette fois d’intervenir de la sauver et elle répond Norma non mente qui est une affirmation hautaine, et grandiose, suivie par devers elle d’un rictus d’auto-ironie : elle n’a cessé de mentir à tous, et elle vient de mentir à Pollione.

Asmik Grigorian (Norma) au moment de se sacrifier

C’est la cérémonie de la mort dans la grandeur, du sacrifice qui est aussi religieux, et en même temps Clotilde lui amène ses enfants, et sous les yeux de tous, elle confie les enfants à Pollione. Elle veut mourir seule, sans Pollione, elle construit sa mort tragique.
Elle ritualise aussi l’adieu aux enfants, en leur confiant deux des trois reliques, comme si elle leur transmettait à la fois un reste de sa nature et de sa spiritualité, mais qu’elle transmettait une identité en suppliant son père de les garder. Une manière pour elle d’exister par-delà la mort. Et de nouveau, en un étrange ballet, elle parle à son père, mais Oroveso a le dos tourné au milieu du groupe à droite, et elle parcourt le groupe pour des adieux aux uns et aux autres à gauche, et elle semble parler à Pollione comme si elle lui confiait les enfants.

Barkhatov nous fait ressentir quelque chose qui ressemble à un adieu rêvé, le rêve d’un père qui accueillerait ses enfants, comme si elle était déjà partie ailleurs et que ce n’était plus tout à fait la réalité. Elle refuse à Pollione de l’accompagner, les enfants lui restent et elle s’adresse de son côté à un père fantomatique, comme si elle rentrait dans une autre dimension. La musique devient plus pressante, elle appuie sur l’interrupteur, le chariot entre dans le four, tous sortent sauf Adalgisa, prostrée, et au dernier moment, Pollione qui lui a redéclaré un amour qui revit devant une telle noblesse, l’arrache au chariot, il la traine hors du four et elle hurle, et se débat, comme si elle voulait sa mort grandiose et comme si il voulait la ramener au monde, au simple monde des hommes et non des prêtresses sacrificielles.

Asmik Grigorian (Norma), Freddie De Tommaso (Pollione): Norma sauvée

Norma ne meurt donc pas, mais elle aura tant de travail à revenir au réel, à la réalité des sentiments, à la simple vie de femme. Elle voulait mourir en héroïne tragique, et la voilà qui crie comme un enfant ou un petit animal qu’on empêcherait de jouer, comme un être soumis. Norma rentrée dans la norme.

Cette mise en scène, qui sans doute a incommodé les nostalgiques du gui et des bois de chênes, fait de cette histoire une histoire de femme blessée, une grande histoire individuelle et complexe et paradoxalement donne au livret une profondeur qu’on ne lui connaissait pas : elle en révèle les complexités, tant dans le comportement des groupes que dans celui des principaux personnages. Barkhatov évince Oroveso et en fait un personnage secondaire, sans force sur la trame, un obstacle, ou un réactionnaire obtus. En revanche il fait de Pollione non pas un traître ou un veule, mais un amoureux, qui veut aller jusqu’au bout d’un amour tout neuf, il en fait un personnage presque « moderne » face à une Norma prisonnière de valeurs antiques.
La relation de Norma avec Adalgisa est une relation presque filiale, une relation spirituelle forte, que le drame traversé ne réussit pas à briser, ce qui est parfaitement conforme au livret. La mise en scène donne à Adalgisa, notamment grâce à la voix large et forte d’Aigul Akmetshina, un profil de jeune fille elle aussi détentrice de valeurs, généreuse et qui tient à rester maîtresse de son destin, et il en fait une interlocutrice de Norma, et non pas une jeune fille faible et soumise face à la forte femme.

Norma, c’est une énergie, une intelligence qui sans cesse doit calculer et se prémunir, sans cesse être dans un rôle, visible de tous (d’où l’uniforme qui est marque d’un rôle dans une collectivité), d’où à la fois une certaine retenue et froideur extérieure, mais une tension interne inouïe que l’interprétation d’Asmik Grigorian sait parfaitement traduire par des gestes, par une certaine nervosité quelquefois lisible par instants. Il traduit ainsi la double postulation du rôle, femme et icône, être et apparence. Et il finit par faire triompher l’être, que Pollione force à enfin faire sortir, au lieu de l’héroïne pour la façade. Un magnifique travail, très fouillé, qui jamais ne trahit le sens du livret et des personnages. Et qui fait découvrir une modernité de l’œuvre qui bien peu soupçonnaient.

 

De la musique avant toute chose

Nous l’avons déjà esquissé ce spectacle est un tout, et il est profondément musical au sens où jamais le théâtre ne « perturbe » la musique, mais au contraire l’explique, l’éclaire, la prolonge tout comme la musique éclaire la scène. C’est, nous l’avons déjà esquissé, de l’authentique théâtre musical, distillant une émotion indicible à tous niveaux, à cause de l’adhésion de tous au projet. On sent derrière ce travail une intelligence collective à laquelle tous, orchestre, chef, metteur en scène, artistes, ont participé. « Gesamtkunstwerk ». Et c’est cela qui fait porter le spectacle au triomphe.
Évacuons d’abord les horizons d’attente, si nombreux dans Norma parce que, nous l’avons écrit par ailleurs, horizons fantomatiques ou fantasmatiques avec des images gravées qui remontent à des dizaines d’années en arrière. Rien d’aujourd’hui évidemment. Des images que la mise en scène de Vasily Barkhatov perturbe… c’est toujours le même processus pour ce type d’œuvre qui a fait tellement rêver qu’un regard aussi chirurgical que celui de cette mise en scène ne peut que perturber certains. Il faudra essayer d’expliquer en quoi il trahit l’œuvre… parce que je ne vois aucune trahison, mais un éclairage fort des enjeux.

Musicalement également l’horizon d’attente est grand, d’abord parce que les travaux musicaux des trente dernières années sur le baroque ont déteint sur le regard qu’on a sur le belcanto, sur ses origines, sur la délicatesse du son, la souplesse des enchainements, sur une force dramatique modérée par l’éther. La direction de Michele Mariotti à la Staatsoper était un miracle d’équilibres sonores, replaçant la musique de Bellini dans sa sphère, l’éloignant de Rossini-Donizetti ; je souligne depuis longtemps la tendance du jour à tout tirer vers au mieux, Verdi au pire, le vérisme (aussi bien dans la fosse que dans les gosiers) pour ne pas avoir joui de cette approche merveilleusement subtile de cette musique.
Par bonheur, nous avons la une lecture très différente, et une approche tout aussi rigoureuse, mais qui part peut-être d’autres racines. Et pourtant, cela fonctionne aussi, avec un son différent, un orchestre différent mais de grande qualité, et un chef attentif au projet scénique. Nous allons y revenir en détail mais ce Bellini-là m’est apparu moins « spécifiquement bellinien », tirant vers un dramatisme presque beethovénien.
Et bien entendu, la bagarre générale explosera autour des horizons d’attente du chant. Pas un des protagonistes ne peut être pris en défaut, tous sont à leur place, et tous veillent à donner une couleur théâtrale à leur chant, tout en respectant chaque note. Si bien que le spectateur est comme happé. Alors, si vous êtes aimanté par ce que vous entendez, peu importe qu’Asmik Grigorian « ne soit pas une Norma » puisque chacun a sa Norma fantôme dans sa tête… et laissons-nous aller à cette Norma-là.

Les voix

Freddie De Tommaso (Pollione), Gustavo Quaresma (Flavio), Arnold Schoenberg Chor

La distribution réunie est équilibrée, avec un Flavio très correct, Gustavo Quaresma, la voix est légère, mais bien projetée, avec phrasé et diction au rendez-vous.

Asmik Grigorian (Norma), Viktoria Leshkevich (Clothilde)

Clotilde, c’est la jeune biélorusse Victoria Leshkevitch actuellement en troupe à Braunschweig, en Basse-Saxe. Les troupes en Allemagne sont évidemment un réservoir de voix et permettent d’acquérir un répertoire large. Elle est ici un vrai personnage, qui connaît tous les secrets, et qui participe à l’action souvent comme une sorte de « chœur muet ». Barkhatov ne laisse aucun personnage en dehors (voir le rôle de Clotilde quand Norma pense à tuer ses enfants). La voix est ouverte et expressive ; À suivre.

Asmik Grigorian (Norma), Tareq Nazmi (Oroveso), Arnold Schoenberg Chor 

Nous connaissons bien Tareq Nazmi, qui dans ce rôle a la voix et la puissance, le profil aussi voulu par la mise en scène, mais pas le style « belcantiste » ou l’élégance de phrasé d’un Ildebrando D’Arcangelo à la Staatsoper. Mais théâtralement il est un vrai personnage, sorte de représentant du groupe auprès de Norma, moins qu’un père, dont la mise en scène fait un « primus inter pares » plus qu’un chef ou qu’un leader sans jamais souligner la relation père-fille qui n’intéresse pas la mise en scène.

Aigul Akhmetshina (Adalgisa)

Aigul Akhmetschina est une magnifique Adalgisa, sa voix large, magnifiquement projetée, aux aigus puissants, particulièrement expressifs rend le personnage particulièrement vrai, naturel et émouvant. Vasilisa Berhzanskaya à la Staatsoper faisait du style belcantiste un atout d’expression qui s’alliait merveilleusement avec la direction de Mariotti et c’était céleste. La voix est moins « sopranile » que Berzhanskaya, et donc tire plus vers la « tradition » Norma-Soprano/Adalgisa-mezzo, le style d’Aigul Akhmetschina n’est pas belcantiste au sens strict, il tirerait plutôt vers Verdi, mais il n’y aucune faute de goût et aucun problème technique et de plus elle est tellement expressive, tellement émouvante dans ses gestes, tellement présente en scène qu’elle emporte le spectateur avec un triomphe final mérité. C’est une des grandes voix d’aujourd’hui, à condition de ne pas se laisser séduire par toutes les propositions (sa Carmen n’est pas convaincante par exemple). Ici ce personnage de jeune fille qu’on croit fragile mais qui sait ce qu’elle veut est merveilleux de justesse.

Asmik Grigorian (Norma), Freddie De Tommaso (Pollione), le jeu de l'interrupteur

Pollione, nous l’avons déjà écrit précédemment (voir notre article sur Norma à la Staatsoper de Vienne) est en principe un rôle de fort ténor, dans lesquels ont brillé Corelli, Vickers, Domingo. Freddie De Tommaso ténor britannique déjà engagé dans un début de carrière à succès, chante depuis quelques années à Vienne où il a été brièvement en troupe à la Staatsoper. C’est une voix très lyrique, dotée d’un timbre flatteur qui n’aurait pas a priori les caractères d’un Pollione traditionnel (mais à la Staatsoper, Juan Diego Flórez ne l’était pas plus a priori). Mais comme on peut souvent le dire, qu’est-ce que la voix du rôle ? Elle est ce que les grands artistes en font. Une Marlis Petersen fut une Salomé mémorable à cause de son intelligence, de son sens de la scène et de sa science du dire, comme une Anja Harteros une Isolde, ou même Mirella Freni jadis une Aida. Toutes inoubliables « qui n’avaient pas la voix du rôle ». Un rôle est ce qu’on en fait, et la manière dont on insère son interprétation dans un projet collectif qui fait sens. On chante avec la tête.
Si Freddie De Tommaso apparaît un peu timide au début, il prend sans cesse plus d’assise et d’assurance dès le final du premier acte et toute la scène finale est absolument remarquable d’expression, d’engagement, de couleur. Il est aussi très engagé dans la mise en scène et compose un vrai profil, un vrai personnage (ce que la mise en scène de Cyril Teste à la Staatsoper ne travaille pas, laissant aux artistes l’initiative). Et ce personnage est juste, et même ce qui est étrange pour Pollione qu’on n’aime pas vraiment d’habitude, il est émouvant et surtout plus terre à terre, plus réaliste, presque plus humain. La voix est tenue, tendue aussi, mais sans jamais être aux limites. Il sait jouer des nuances avec intelligence et sa diction est remarquable. Certains ont affirmé bien sûr qu’il n’avait pas la voix du rôle, lui non plus (décidément, il faudrait faire une distribution des morts et les faire chanter par hologramme), or, il est toujours juste, dans l’esprit de la production et dans la couleur de la direction musicale d’ensemble. Très belle performance.

Asmik Grigorian (Norma), Viktoria Leshkevich (Clothilde)

Et puis évidemment il y a Asmik Grigorian… Salomé, Senta, Chrysothémis, Rusalka, Turandot, Lady Macbeth (Verdi), Lisa… et désormais Norma. La diversité des rôles peut dire ou l’inconscience (selon certains, ceux-là même ou leurs ancêtres qui avaient dit de Domingo après son premier Otello en 1976 que la voix ne tiendrait pas deux ans…) ou l’incroyable ductilité et solidité d’une voix qui évidemment n’est pas a priori une voix de belcanto : elle n’en a pas la fluidité ni la délicatesse notamment dans les agilités, mais qui est une voix qui sait toujours ce qu’elle chante ou comment le chanter simplement parce qu’avant de chanter elle dit le texte et l’exprime. Et puis ce chant, que les puristes pourront discuter à l’infini affronte avec cran la partition, avec toutes les notes, sans jamais savonner, sans jamais éviter les sommets, avec une technique de fer. Il est clair que la mise en scène est construite autour de cette personnalité scénique sans équivalent aujourd’hui, crédible aussi bien en jeune fille fragile et décidée (Salomé), en enfant fiévreuse et rêveuse (Rusalka)  qu’en Lady Macbeth monstrueuse et déchirante (avec Warlikowski à Salzbourg).

Elle est ici évidemment une Norma « hors normes » (qu’on me pardonne cette facilité) au sens où tout ce qui faisait les Norma de rêve disparaît.

Maria Callas dans Norma (Archives INA)

Toujours dans le secret des âmes lyricomaniaques sommeille la photo de Callas en prêtresse avec sa couronne de fleurs. Norma n’est pas ici une prêtresse, mais d’abord une manipulatrice politique et ensuite une femme, elle est double dans sa fonction publique et ses déchirures privées, et reste (ou essaie de rester) comme nous l’avons dit maîtresse de ses émotions. Mais Grigorian a l’art de faire ressentir les émotions enfouies, les tensions internes qu’on essaie d’étouffer et déjà son casta diva qui suit la mélodie fameuse avec un soin jaloux et sans aucun accroc n’a pas cette allure éthérée et lunaire (c’est une prière à la lune), mais particulièrement mélancolique et consciente qu’en le disant elle trompe tout son monde, il y a là quelque chose qui étreint, parce qu’on sent dans le personnage une retenue qui n’a rien de rêveur, mais qui laisse entrevoir la double face. Elle est sérieuse, concentrée en elle-même à un point inouï de tension, et provoque un sentiment intense chez le spectateur (au moins ce fut mon cas). Jamais le chant n’est pris en défaut, et toujours il est en situation théâtrale, aussi bien la scène finale du premier acte avec Pollione, où là encore, elle essaie de garder une froide distance mais ses gestes trahissent un bouleversement absolu et ce jeu entre l’expression du chant et les gestes (mains, cheveux, regards) a quelque chose de fascinant, d’inédit.
De même dans la scène où elle veut tuer les enfants, que Barkhatov gère presque exclusivement dans la tendresse et les larmes révèle une autre facette, celle de la mère « coupable », qui s’attendrit, qui pleure, qui devient toute fragilité, se reprenant ensuite toute à son projet avec Adalgisa, mais se laissant aller peu à peu au rêve du bonheur. Il y a quelque chose d’intense à chaque minute, dans les automatismes des gestes, mais aussi dans la manière d’épouser la possibilité du bonheur par l’allègement du chant, le duo qui suit (mira o Norma) est à ce titre miraculeux car les deux voix semblent fusionner en un rêve commun.
Elle montre sans cesse la carapace, l’armure, et la fragilité et la tendresse dissimulées comme dans l’admirable scène avec Pollione ou elle se love tendrement sur son épaule, lui essuie sa blessure et puis passe à la « négociation » où elle redevient la « politicienne » avec sa cigarette. Elle affiche toujours le souci d’être une façade, avec le groupe, avec les autres, voire avec Adalgisa, et puis derrière le mur, le désordre, la tension, l’interrogation.

C’est pourquoi elle est si impressionnante dans son discours au groupe quand elle s’accuse et veut aller vers la mort, se donner ce statut public, c’est écraser toute velléité de tendresse envers elle-même (rappelons le rictus qui suit Norma non mente), mais Barkhatov la dirige d’une manière suprême lorsqu’elle veut donner ses enfants à son père, car là son chant devient presque éthéré, aérien, ailleurs, pour faire comprendre qu’elle transcende la situation (Oroveso dont on entend la voix est presque absent physiquement, dissimulé dans la masse des compagnons, comme si c’est elle qui entendait une voix intérieure alors qu’elle s’adresse à celui-ci ou celle-là dans le groupe, des anonymes, ou à Pollione. Barkhatov en fait un monologue intérieur, le monologue intérieur de l’héroïne tragique qui va mourir. Et puis ce dernier coup de théâtre où cette femme qui soignait sa grandeur est trainée hors du supplice et hurle comme une enfant qui se débat dans les bras d’un Pollione qui lui refuse la mort et l’oblige à revenir au monde. Et ses petits cris sont incroyables ils font émerger une autre vérité, celle du théâtre à l’état pur, qui nous fait entendre une autre voix, presque d’un animal blessé et sans défense. Inoubliable.

Asmik Grigorian (Norma),

Ainsi Asmik Grigorian dans ce rôle atteint à la légende, parce que cette Norma est autre, différente, d’un autre ordre, singulière, et qu’elle nous bouleverse et nous fait comprendre pour toujours la nature profonde du personnage, l’incroyable modernité du livret, transcendant tous les horizons d’attente et rendant le mythe au monde. En y repensant, on en est encore tout tremblant. L’opéra dans sa vérité.

Le chœur

J’ai pour le chœur Arnold Schoenberg dirigé par Erwin Ortner (mythique fondateur et directeur artistique, né en 1947) une particulière sympathie parce qu’il fut part de spectacles et de concerts mémorables liés à Claudio Abbado (à commencer par Fierrabras au Theater an der Wien, en 1988, mais aussi aux plus beaux Gurrelieder de ma vie à Salzbourg le 14 août 1996, et aussi entre autres, au Fidelio qu’il dirigea en 2008 en divers lieux (Baden-Baden, Reggio Emilia, Madrid…) puis à Lucerne en 2010. On retrouve la clarté de l’expression, le phrasé, la parfaite perception du texte, mais aussi l’adaptation aux mouvements de mise en scène, tout cela fait de ce chœur, si lié aussi à Harnoncourt, l’une des grandes formations européennes et il contribue naturellement à la haute qualité musicale d’ensemble.

Ensemble, Arnold Schoenberg Chor (coup d'état prologue)

 

Direction musicale

Autre orchestre et donc autre son en fosse où officient les Wiener Symphoniker, qui partagent avec l’orchestre de l’ORF la fosse du Theater an der Wien, et qui sont aussi liés aux Bregenzer Festspiele. C’est un excellent orchestre, fondé en 1900, actuellement dirigé par Petr Popelka, qui a connu des directeurs musicaux aussi prestigieux que Wilhelm Furtwängler, Josef Krips, Herbert Von Karajan, Wolfgang Sawallisch, Carlo-Maria Giulini, Georges Prêtre, Guennadi Rojdestvenski et plus récemment Fabio Luisi ou Philippe Jordan.
C’est Francesco Lanzillotta qui est au pupitre, un chef peu connu en France, de deux ans plus âgé que Michele Mariotti et qui devient une référence en Italie où il dirige régulièrement un peu partout, mais aussi désormais dans l’aire germanophone (Francfort). Il est passionnant de comparer les deux approches assez différentes, qui montrent d’ailleurs le poids de la mise en scène dans une production. Mariotti a travaillé sur le style, sur le phrasé, sur la couleur, offrant une des plus belles occasions d’entendre un Bellini belcantiste, singulier, mais qui n’est pas relayé par une mise en scène qui reste illustrative et extérieure au propos musical, elle respecte la musique mais ne la pénètre pas .
Lanzillotta se propose d’abord de travailler le théâtre, en lien avec les respirations du plateau et la couleur de la mise en scène. Il montre la complexité de la musique de Bellini, et son lien avec le livret, les variations de la versification mais aussi la tonalité (choix du fa mineur, la tonalité tragique pour le duo entre Adalgisa et Norma au premier acte par exemple) : il est très attentif aux couleurs et à leur traduction musicale dans la complexité psychologique de Norma. Bellini rompt complètement avec les traditions du melodramma (peu de structure avec air et cabaletta : casta diva est interrompu par le chœur et la cabalette en est séparée, pas de final du premier acte avec concertato) et Lanzillotta propose une vision charnue, dramatique, attentive à chaque respiration du plateau. Il en résulte l’impression d’une adhésion forte à la mise en scène qui décrit largement la psychè de Norma que la direction musicale essaie de traduire, par des variations de tempo et de couleur, mais avec un son plus compact que celui entendu à la Staatsoper, plus sombre peut-être aussi, ce qui lui donne par moments une couleur presque beethovenienne, ou pour rester dans la tradition italienne, cherubinienne. Tout sera discutable mais il en résulte une cohésion incroyable de la fosse et de la scène, un suivi pas à pas des évolutions de la voix, un jeu sur les volumes, sur les silences, sur les rythmes qui sont en parfaite osmose avec les mouvements scéniques et surtout avec les moments vocaux. C’est effectivement une impression de globalité, de Gesamtkunswerk au sens où jamais on a l’impression que la fosse se détache de la scène, ou qu’elle suivrait un chemin autonome. L’impression est celle d’une compréhension mutuelle et de la part du chef, un souci permanent de traduire musicalement la complexité de l’âme de l’héroïne. Un travail de dentelle musico-scénique qui montre en Francesco Lanzillotta un très grand chef d’opéra qui ici a parfaitement compris qu’il s’agissait d’un projet global, qui devait traduire un profil peut-être nouveau pour cette œuvre trop mythifiée et insuffisamment théâtralisée ces dernières années. Il nous montre ce qu’est le théâtre musical dans toute sa puissance, et sur cette œuvre-là, c’est tout simplement miraculeux.
Il serait intéressant de revoir cette production à la Staatsoper de Berlin en avril prochain (du 13 au 29 avril 2025), coproducteur. Mais la distribution ne dit pas grand chose de très attirant et il sera difficile d’arriver à ce degré d’osmose qui a mis le public du Theater an der Wien, et donc celui qui écrit, dans un état émotionnel rarement vécu ces dernières années à l’opéra.

[1] Norma ou l’infanticide, tragédie en cinq actes et en vers d’Alexandre Soumet (1786–1845), créée au théâtre de l’Odéon le 6 avril 1831.

Asmik Grigorian (Norma),
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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3 Commentaires

  1. Effectivement une émotion rarement atteinte à l’opéra. Et Grigorian qui ne donne pas l’impression de chanter… un petit détail que vous n’avez pas souligné : le mouchoir dont se sert Norma pour essuyer la blessure de Pollione est le même que celui utilisé par Pollione dix ans auparavant quand il le sort de sa poche pour essuyer la même blessure de Norma. Donc elle a gardé ce mouchoir , et elle le ressort d’ailleurs de sa poche au premier acte je crois. Preuve qu’elle est toujours amoureuse de Pollione..

  2. Et d’ailleurs je m’en souviens maintenant quand elle essuie la blessure de Pollione ellelui met le mouchoir sous les yeux, lui montrant qu’elle a conservé ce mouchoir. Petit détail qui m’est apparu à la vision sur Arte, l’intérêt des gros plans !!

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