Pavel Haas (1899–1944)
Symphonie, arrangement de Zdenek Zouhar (1994)
Pause
Gustav Mahler (1860–1911)
Symphonie n° 4, créée le 25 novembre 1901 à Munich.

Christina Nilsson soprano

Joshua Weilerstein direction

Kungliga Filharmonikerna

Stockholm, Konserthuset, Samedi 15 février 2025, 15h

Le nouveau chef de l’Orchestre National de Lille, l’américain Joshua Weilerstein, dirige la lumineuse 4esymphonie de Mahler et propose en ouverture de programme la Symphonie de Pavel Haas, compositeur tchèque gazé dès son arrivée à Auschwitz… Deux œuvres en opposition apparente mais travaillant en leur cœur reliefs vifs, grotesque de l’existence, joie de vivre (ou au moins pulsion de vie pour Haas) et mélancolie profonde. Joshua Weilerstein joue sur son enthousiasme, voire sa ferveur, pour l’œuvre rare de Haas et prend, pour Mahler, l’option de la clarté avant tout, tout à fait typique de l’école américaine.

Joshua Weilerstein  est visiblement enthousiaste à l’idée de nous faire découvrir la Symphonie de Pavel Haas et prend beaucoup de plaisir à nous raconter la vie et les conditions de composition de cette œuvre inachevée et complétée en 1998 par Zdenek Zouhar.

Joshua Weilerstein, pédagogue

Compositeur tchèque juif et élève de Janacek, Pavel Haas a écrit sa symphonie entre 1940 et 1941, sous l’occupation nazie, juste avant d’être déporté à Theresienstadt puis à Auschwitz. L’œuvre est imbibée de cette atmosphère sombre incorporant choral de Saint Wenceslas et chants juifs, Horst Wessel Lied déconstruit (avant l’heure…) à base de sonorités jazz, parodie de chants nazi et résurgences de marche funèbre de Chopin. Une œuvre a la grande, pensée pour (très) grand orchestre et dont seul le premier mouvement fut orchestré par le compositeur. Enfin Joshua Weilerstein souligne la rareté de l’œuvre, sans doute jouée pour la 7e fois seulement à ce jour, et prend soin d’introduire l’œuvre au public en présentant les thèmes récurrents et leur signification. Plaisir d’offrir et joie de la pédagogie.

Le premier mouvement, meditativo, incarnation musicale de l’identité de Haas joue sur le mélange de deux thèmes : chant juif et choral de Saint Wenceslas. Weilerstein laisse se déployer les cordes graves (violoncelles, contrebasses), le piano ainsi que les cuivres dans une pâte vibrante avec beaucoup de liaisons dans les pupitres. Il accorde une grande attention à ce mélange serré, créant vagues sur vagues avec de très beaux rehauts de harpes et percussions. Soulignons aussi le gong grave final, très solennel et ne laissant aucun doute sur la scansion morbide de la fin d’un monde (ce gong reviendra à chaque fin de mouvement).

Rupture totale avec le second mouvement, allegro vivace e risoluto energico : une atmosphère tout à fait profane, pleine de vie (disons comme un sursaut…), d’inspiration jazz (piano, caisse claire). Weilerstein joue à la fois sur le lien (cf. la première partie) mais aussi sur les ruptures d’éléments disparates, à réunir dans cette fresque agitée d’un monde en opposition. On entend ici un cor anglais oriental, une musique éminemment martiale mais brisée, heurtée, des flûtes comme des fifres guerriers mais grotesques dans des tutti dissonants. Outre l’identité du juif d’Europe de l’est, on voit ainsi musicalement les rapports entre Haas et Mahler dans ce programme qui joue des oppositions et des mariages de culture.

On entend ici ou là un hautbois qui rappelle le thème de la désolation de Tristan, des valses grotesques (superbes accords violons, cuivres et flûte piccolo) ou, c’est étonnant, le chant nazi Die Fahne hoch, version jazz et bombardé dans les trombones jouant de la sourdine. Et, en ultime écho, la marche funèbre de Chopin, fantomatique, qui erre. Et encore et toujours le gong fatal.

Dans la dernière partie, misteriosamente (fragment), on retrouve une atmosphère plus méditative et sombre, ne laissant aucun doute sur le caractère funèbre de l’Europe à cette époque et sur le destin personnel de Haas. Weilerstein s’appuie sur des cordes lentes et désolées, comme un acte III de Parsifal moderne. On pense aussi à Chostakovitch même si le thème est issu d’un chant de guerre Husite (de Jan Hus, réformateur de la Bohème au XVe).

Enfin, la pièce se termine sur les cordes en sourdine et Weilerstein est très attentif à mener l’orchestre vers son évanouissement dans un quasi silence de cordes frottées, ultimes souffles, avec coups de gong, répétés cette fois-ci. C’est une musique de résistance, une protestation musicale dans l’affirmation de ce qui le constitue culturellement et du monde qui l’entoure et Weilerstein, avec beaucoup de cœur et d’engagement, a largement mené à bien cette entreprise compliquée, mosaïques de thèmes et de masses orchestrales.

Le Philharmonique élargi pour la Symphonie de Haas. Direction Joshua Weilerstein

Sur la Symphonie n°4 de Mahler au contraire, l’option suivie par Weilerstein est de clarifier et de distinguer les propos distincts de Mahler. Ainsi il s’attache à bien surligner à la fois l’hommage au classicisme et la modernité. C’est donc un orchestre absolument clair et lumineux, totalement en opposition avec son interprétation de la symphonie de Haas, qui se découvre ici.

Dans le premier mouvement, les cordes sont ainsi presque hachées, dans des mouvements très classiques mais modernes dans leurs ruptures entre les thèmes. Les violons se veulent soyeux mais aussi incisifs, les flûtes aigres (on voit à nouveau les rapports avec Haas). Weilerstein appuie aussi sur l’inquiétude sourde qui habite cette symphonie plutôt lumineuse de Mahler (magnifiques cors, notamment le solo, écho à celui de la 3e) comme si le chef voulait souligner les liens à venir de Haas avec Mahler. Nous ne sommes pas du tout dans les mêmes périodes de composition mais on voit les rapports entre une période de paix, joyeuse et les affres à venir…

Tout est donc déjà dit dans le premier mouvement et le second s’engouffre dans cette porte ouverte avec l’arrivée des dissonances (peut-être un écho du classicisme Mozartien en transition vers la modernité avec le quatuor n°19 dit Dissonance de Mozart ou le n°10 dit des Harpes de Beethoven ?). C’est aussi la fameuse valse, trébuchante, de la Mort avec le violon désaccordé, celui du diable qui mène la danse (superbe jeu de Joachim Svenheden, à la fois dissonant, dansant et léger : très séduisant). On apprécie particulièrement l’engagement des vents du Philharmonique notamment les clarinettes, et les cordes sombres : le danger est on ne peut plus présent et c’est ce que Weilerstein semble souligner dans une 4e de Mahler finalement tirée vers le politique sans le dire. Weilerstein joue aussi toujours sur le côté très moderne du son pour le son de chaque pupitre, très individualisé, sans appuyer sur les mélanges. D’où des clarinettes qui claquent comme les pizzicati très secs des violons et de la harpe.

Weilerstein ou l'enthousiasme

Weilerstein pour le troisième mouvement, comme un écho du premier, joue une fois de plus des oppositions entre classicisme et modernité avec des cordes tout à fait XVIIIe mais qui ne laissent aucun doute sur leur réemploi au XIXe (avec des silences bien marqués par exemple, comme une suspension dans la musique). Le chef semble aussi vouloir mettre particulièrement en valeur les liens entre les différents éléments  de son programme voire entre les différentes symphonies de Mahler. Ainsi, ici, on ne peut s’empêcher de voir le lien avec l’Adagietto de la 5e à venir, comme quasi surligné dans l’interprétation.

On apprécie tous les petits détails que Weilerstein semble s’amuser à mettre en valeur. Ici un basson, oiseau nocturne de malheur (comme un écho aux volatiles du deuxième mouvement), là un tutti grave et profond, ou encore un solo de cor au velours magnifique. Et toujours des cordes classiques et majestueuses mais absolument et très volontairement dégagées de tout pathos en insistant sur le côté alerte ou les silences toujours appuyés. Weilerstein joue décidément, pour Mahler, des césures, guidé sans doute dans son choix par le tutti « ouverture des portes du paradis » qui clôt le 3e mouvement et ouvre vers le dernier.

Enfin le quatrième mouvement voit l’arrivée de Christina Nilsson, jeune soprano suédoise très appréciée ici (et à réentendre cet été à Bayreuth dans la Freia de Rheingold) et qui vient apporter le petit supplément d’âme nécessaire à cette direction qui manque un peu d’émotion. On retrouve les qualités de Nilsson : diction précise, aisance dans les couleurs et surtout cette fraîcheur qui la caractérise tout comme sa consœur de la même génération Joanna Walroth, présente dans la salle et qui nous avait enchanté lors du Don Giovanni de Berwaldhallen, sous la direction de Daniel Harding et justement elle aussi dans la 4e de Mahler, il y a quelques années, sous la baguette du même chef. Christina Nilsson apporte tout simplement l’humanité nécessaire dans un mouvement qui est tout de plaisir physique, comme la harpe de Laura Stephenson, vrai régal de profondeur.

Une belle matinée en somme, avec une vraie découverte (la Symphonie de Haas) et des œuvres et compositeurs mis en regard avec une certaine acuité même si on reste un peu sur notre faim (où étiez-vous Sainte Marthe, cuisinière céleste ?) niveau émotions.

Christina Nilsson, âme du concert.
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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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