Jacques Offenbach (1819–1880)
Die schöne Helena (La Belle Hélène)(1864)
Opéra-Bouffe en trois actes
Livret de Henry Meilhac et Ludovic Haléby
Version allemande de Simon Werle
Créé à Paris au théâtre des Variétés le .
Créé à Berlin au Friedrich-Wilhelmstädtisches Theater le 13 mai 1865

Direction musicale : Michele Spotti
Mise en scène : Barrie Kosky
Chorégraphie : Otto Pichler
Décors : Rufus Didwiszus
Costumes : Buki Shiff
Dramaturgie : Johanna Wall
Chœur : David Cavelius
Lumières : Diego Leetz

Helena : Nicole Chevalier
Pâris : Tansel Akzeybek
Ménélas : Christoph Späth
Oreste : Maria Fiselier
Calchas : Stefan Sevenich
Agamemnon : Dominik Köninger
Ajax I : Tom Erik Lie
Ajax II : Philipp Meierhöfer
Achilles : Uwe Schönbeck
Bacchis, femme de chambre d'Hélène : Christoph Jonas
Philokomus : Sascha Borris
Euthycles : Ezra Jung
Pigeon voyageur : Karlheinz Oettel
Danseurs :
Damian Czarnecki, Zoltan Fekete, Michael Fernandez, Paul Gerritsen, Daniel Ojeda, Lorenzo Soragni, Silvano Marraffa

Chœur de la Komische Oper Berlin
Orchestre de la Komische
Oper Berlin.
Berlin, Komische Oper, 8 mai 2022, 18h

C’est une version très „opérettique“ de La Belle Hélène (en version allemande) qui est reprise à la Komische Oper, parmi les nombreuses productions signées Barry Kosky. Certains auraient sûrement préféré un projet plus sage, moins délirant, plus « opéra-comique ». Cette lecture réunit tout ce que Kosky aime dans l’opérette, et l’accueil du public est particulièrement chaleureux. Un Offenbach un peu inattendu, notamment par rapport à son récent Orphée aux Enfers salzbourgeois (et berlinois).

La folle troupe avec au centre Nicole Chevalier (Hélène)

Comment jouer Offenbach ? Comment représenter Offenbach ? Questions qui se posent toujours face à cette œuvre si cultivée et si raffinée. Cultivée, parce que le livret est rempli d’allusions mythologiques que le public d’aujourd’hui peut ne pas saisir au vol : Offenbach s’adressait au XIXe à un public certes pour une part populaire, mais essentiellement bourgeois et formé (ou formaté) par une culture classique développée. Aujourd’hui ça n’est pas le cas et certaines allusions peuvent tomber à plat.
Œuvre raffinée par une musique qui plonge ses racines dans l’opéra du premier XIXe, essentiellement Rossini et Donizetti : ce n’est pas un hasard si la Komische Oper a appelé Michele Spotti, qui avait dirigé Barbe-Bleue à Lyon, de diriger cette Belle Hélène. Sa réussite aussi bien dans Rossini que Donizetti l’y prédispose.
Mais une Belle Hélène mise en scène par Kosky ne saurait être une pièce muséale. Cette Belle Hélène est une Folle Hélène, mais une folle Hélène très sérieuse, au sens où elle pose Offenbach non seulement comme le père de l’opérette du XXe siècle, mais aussi comme l’ancêtre du Dadaïsme dans la manière où il traite la guerre de Troie par l’absurde, et où il réduit les héros mythologiques à des pantins, mais surtout où il fait d’Hélène, la femme libre lassée de s’ennuyer dans son couple, qui choisit sa vie, ses hommes, et ainsi ancêtre de Carmen (notons que le livret de Carmen est aussi, comme La Belle Hélène, de Meilhac et Halévy), Lulu, Salomé. Il place La belle Hélène dans le cours d’une évolution sur le regard des femmes, sur les frontières de la bien- et de la mal-pensance, avec une certaine crudité mais sans vulgarité.
Cette production remonte à 2014, au moment où la Komische Oper explosait de succès en succès dans le paysage berlinois, et en cette dernière année de mandat de Barrie Kosky comme intendant, le programme bat le rappel des principaux succès de cette période si féconde en triomphes. C’est pourquoi le choix a été fait de proposer encore aujourd’hui, huit ans après, la même distribution ou peu s’en faut. Et ce travail par sa loufoquerie diffère sensiblement de L’Orphée aux Enfers Salzbourgeois, puis berlinois, plus sage d’une certaine manière, et reposant sur la performance étourdissante de Max Hopp.
Pour mémoire, la préparation de la production avait nécessité neuf semaines de répétitions, ce qui s’approche des temps de répétition d’un Ring entier à Bayreuth.

C’est dire l’exigence et le sérieux de l’affaire, pour proposer un spectacle au carrefour de tous les genres, au rythme endiablé mais millimétré, demandant aux chanteurs de dire, parler, chanter danser, patiner (à roulettes) etc… et au chef de diriger un Offenbach truffé de R.Strauss, Mahler, Wagner, Beethoven, mais aussi Edith Piaf et Jacques Brel dans un mix musical presque métaphorique du mix culturel personnifié par Offenbach, allemand, juif, français… Quand on s’y met, l’opérette est chose très sérieuse et surtout très complexe.

Cette Belle Hélène explosive et délirante construite en spectacle burlesque de bateleurs est en fait un éclairage du monde et des comportements, qui va au-delà du XIXe, du XXe, du XXIe siècle, un pot-pourri où s’impose une vision humaniste du monde, mais aussi l’intelligence et, oui, j’ose le mot même s’il fera frémir ceux qui ont vu le spectacle et l’ont détesté, le raffinement intellectuel. Kosky souligne avec notre regard d’aujourd’hui comment déjà en 1864 Offenbach s’attaque aux pouvoirs constitués, civils ou religieux, et à la bien-pensance, exhibant d’emblée une troupe de danseurs en culotte bavaroise, laissant apparaître des fesses à nu, rebondies et charnues. Il n’y a plus de respect pour rien.
Pour reprendre ce que nous disions des Troyens munichois il y a quelques jours, et pour comprendre ce que montre Kosky : il nous montre un Venusberg loufoque ; et après tout, Vénus est bien la déesse essentielle de l’œuvre, protectrice de Pâris, et qui envoie à Cythère Hélène et Pâris à la barbe de tous : Cythère, l’île près de laquelle naquit Aphrodite (Vénus), l’île vers laquelle les amants s’embarquent et qui est en réalité Troie ((La tradition d’ailleurs appelle toujours Hélène Hélène de Troie et non Hélène de Sparte, comme si son enlèvement lui avait donné une autre identité, correspondant peut-être plus à son désir…)).

Il faut toujours revenir aux déclarations de Kosky sur l’opérette qui est pour lui un genre « poil à gratter » de la société qui dit des vérités dans un sourire sarcastique qui ridiculise ce qu’il dénonce. Il a travaillé à ce propos l’opérette berlinoise des années 1920, portée par des compositeurs et des artistes juifs, qui va être ensuite étouffée (et pour cause) par l’arrivée des nazis. Il est clair que les origines juives d’Offenbach, l’utilisation de ce passé et de cette culture musicale dans ses opérettes, tout cela est souligné par Barrie Kosky qui note bien que Offenbach a dirigé la version allemande de la Belle Hélène à Berlin l’année qui suit la création parisienne), que la vedette de l’opérette qu’il cite si souvent Fritzi Massary, a chanté Offenbach au Metropol-Theater, l’actuelle Komische Oper, et qu’enfin Felsenstein, l’âme historique de la Komische Oper, a signé de mémorables mises en scène d’Offenbach : manière de dire qu’Offenbach est aussi chez lui à Berlin. C'est une version berlinoise, dans le style de la folie et de la liberté de ton berlinoise qui nous est ici offerte.

Dans La Belle Hélène il veut voir la première manifestation de ce genre explosif et satirique qui va fleurir notamment à berlin dans les années 1920. (Offenbach va sans cesse se moquer du pouvoir, et en France, il est impérial, un peu plus libéral à partir des années 1860, mais soumis à la censure).
La dénonciation de la guerre (à travers La guerre de Troie, mère symbolique de toutes les guerres) et des ridicules de ces rois alliés ne peut pas échapper à ce qui se passe à l’époque où les enjeux géopolitiques européens sont déterminants : en 1864, la France est occupée à guerroyer ailleurs, au Mexique ou en Corée, et elle a triomphé de l’Empire Austro-hongrois lors de la campagne d’Italie terminée en 1859 : à cette occasion, elle récupère Nice et la  Savoie et l’Italie se constitue en Royaume. Mais si la France se repose un peu (et mal, vu la catastrophe du Mexique et la guerre de 1870), la géopolitique européenne connaîtra deux ans après, en 1866, un coup de tonnerre, à la bataille de Sadowa, où les austro-hongrois sont défaits (et avec eux Bavière, Saxe, Hanovre, Wurtemberg, les gros états de l’Allemagne moyenne) qui sonne le glas de la constitution d’une future Allemagne plus « bavaroise » que Prussienne. La guerre de 1870 est en filigrane, mais Paris chante, danse et bientôt expose (en 1867).
La guerre est donc chose quotidienne et l’agitation des états peut être raillée par un Offenbach au carrefour entre monde germanique et français. L’actualité qui nous secoue depuis février montre que malheureusement nous en sommes encore là.
Et dans La Belle Hélène, il y en a contre les rois, contre les Dieux (à travers la figure tutélaire de Calchas), bref, contre tout ce qui structure le monde et la société de l’époque (et un peu la  nôtre encore). Et même si la censure intervient dans le livret, celui-ci garde ses ambiguïtés et toute sa sensualité.

Le décor de Rufus Didwiszus est fixe, une sorte de salon dont les cloisons font surgir canapés, objets divers, autour desquels se développe l’action qui se déroule aussi au cœur de la salle puisqu’une large passerelle entoure l’orchestre, et que par des jeux scéniques on utilise aussi les balcons. Tout le théâtre est la scène en quelque sorte, mais le travail est essentiellement appuyé sur la troupe. Car nous avons affaire à une production de troupe. On se rend compte que huit ans après, les neuf semaines de répétition ont créé des réflexes, un esprit, qui rend chacun à peu près irremplaçable et notamment un rythme étourdissant qui doit d’ailleurs créer des sueurs froides au chef Michele Spotti, le seul qui soit nouveau dans le cast et qui a eu quand même droit à deux semaines de répétitions pour s’accoutumer à ce délire.

Nombre de moments essentiels se déroulent en effet sur la passerelle au cœur du public, derrière le chef, et ça chante ça bouge ça patine et tout doit être fait en rythme, avec cette exactitude qui est la garantie de l’effet produit, comme dans le théâtre de Feydeau. Un accroc et l’effet se dégonfle.
C’est donc une mise en scène qui se dresse contre tous les moralismes, mais aussi contre une manière un peu trop « élégante » de représenter Offenbach, un peu trop "opéra", soi-disant pour le réhabiliter et en faire un compositeur raffiné qui fait rire la tasse à thé à la main. En faisant entrer le loufoque, le sexe (mais sans jamais sacrifier au vulgaire), en exhibant les corps, en jouant sur les genres, c’est aussi un vent de modernité qui soufflait en 2014, rendant à Offenbach une actualité qui le mettait directement en phase avec les opérettes berlinoises dont la Komische Oper s’est fait la spécialité.
Ainsi règne d’abord un extraordinaire souffle de vie qui semble inépuisable, on chante dans toutes les positions, on exhibe son corps sculptural ou non, on affronte tous les ridicules. Et dans la salle ce n’est qu’éclat de rire parce que Kosky s’appuie aussi sur nos mythologies : Pâris arrive en cow-boy d’opérette, (décalage moderne du berger de la légende), les rois sont une sorte de cour des miracles, habillés pour la plupart en hussards, comme les deux Ajax ou Ménélas en fauteuil roulant, Agamemnon est un mâle blanc en exposition, son fils Oreste est travesti, et il s’affirme sur la musique d’Elektra de Richard Strauss ( !) et Calchas, le très plantureux, très volumineux et  incroyablement talentueux Stefan Sevenich est totalement éblouissant dans ses transformations diverses et sa mobilité. Bref, on chante et on danse et on monte et on court jusqu’à total épuisement. Pas une seconde où le rythme ne s’affaisse, jusqu’au dernier moment, où Pâris, du centre du Premier Balcon avec Hélène sur son bateau en partance pour Troie (et non pour Cythère) lance un bras d’honneur à tous les autres qui hurlent vengeance.
Musicalement, comme souvent, l’opérette est truffée de citations, au mot fatalité sonne la cinquième de Beethoven, au mot tragédie sonne la Sixième de Mahler (et même avec relief), on entend aussi venus du balcon les musiciens habillés en Offenbach jouer « Hava Nagila », et puis Hélène entame Non je  ne regrette rien en français, ailleurs Ne me quitte pas (Brel), on cite aussi Aznavour, Woody Allen, Morricone, bref, il y a un côté « pasticcio » qui n’est jamais un contresens, et qui met la salle en délire à force de surprises, de confrontations musicales et de chocs.

Alors bien sûr, le rôle du chef est à la fois d’accompagner cette folie en gardant tous les rythmes, c’est fait par Michele Spotti d’une main ferme, avec un sens aigu du tempo, mais aussi avec une grande élégance, notamment pour l’accompagnement des grands airs connus de l’opérette, où les paroles sont scandées a tempo et surtout où l’orchestre sait se montrer tantôt délicat, tantôt ironique, tantôt symphonique, passant sans cesse d’une style à l’autre avec une fluidité, une vélocité, un sens de l’à‑propos stupéfiant, et en même temps toujours présent et jamais envahissant, laissant la scène exploser sans cesse en de nouvelles trouvailles.

Du point de vue de la distribution, il faut saluer d’abord une performance de troupe, comme nous l’avons déjà souligné. La troupe, cela signifie les chanteurs, mais aussi le chœur, toujours très plastique dirigé par David Cavelius, et le ballet, réglé par le complice de Kosky, Otto Pichler, avec ses danseurs toujours un peu ambigus et ici d’une incroyable vigueur.

Le ballet (Chorégraphie Otto Pichler)

Cette mise en scène est une mécanique d’horlogerie au rythme fou et sans un moment de répit, jusqu’au dernier souffle, jusqu’au dernier souffle de ce vent qui emportera Pâris et Hélène vers Troie.

Alors certes la distribution qui est parfaite scéniquement, reste un peu irrégulière du point de vue du rendu vocal, d’autant que Dominik Köninger, désopilant Agamemnon, avait fait annoncer qu’il avait perdu la voix, et qu’il a assuré la représentation (difficile de trouver un remplaçant dans ces conditions) en chantant quelquefois, en disparaissant dans les ensembles, en marquant d’autres fois, mais avec une telle présence et un tel allant qu’il était difficile de percevoir vraiment la situation. On reconnaissait les habituels excellents membres de cette troupe Tom Erik Lie et Philipp Meierhöfer en Ajax I et II en hussards pieds-nickelés, Uwe Schönbeck en Achille dont l’intervention « Musique allemande ! » après Hava Nagila a suffi à faire crouler toute la salle, le Ménélas impavide de Christoph Späth, figure prédestinée du cocu, si ennuyeux qui est en somme le vrai fautif de la situation d’Hélène, Marie Fiselier en Orest jeune (quand on pense ensuite à la citation de l’Elektra de Strauss…).
Mention particulière pour l’extraordinaire Stefan Sevenich en Calchas, le devin, l’interprète des oracles, au volume corporel très respectable et qui patine, court, saute monte avec une incroyable agilité, mais aussi avec une belle voix de baryton-basse et totalement bluffant par son sens de l’humour et sa personnalité scénique.

Nicole Chevalier (Hélène)

Un peu plus « conforme », mais le rôle de Pâris le demande aussi, Tansel Akzeybek, qui dans la troupe joue souvent les romantiques, ici avec une voix qui s’est élargie, qui monte à l’aigu facilement, avec une belle tenue de souffle, et qui se transforme sans cesse, du cow-boy au grand augure final (avec un bel habit d’évêque).
Face à lui, l’Hélène de Nicole Chevalier, à qui la mise en scène demande énormément, chanter, danser, bouger, exhiber son corps puis le cacher sous une robe de deuil (2ème partie). Elle est incroyable de mobilité et de présence. C’est une personnification étonnante, très vive, très ironique, mais la voix paie aussi le prix de son engagement. Elle est appesantie, l’aigu est moins facile, la projection moins sûre, le souffle court : ceux qui attendaient une performance vocale en sont pour leur frais. Ce n’est pas indigne mais nous n’y sommes pas ou plus. En revanche le personnage est tellement présent, s’impose tellement au spectateur qu’elle arrive à nous faire tout oublier. Magnifique performance, mais dure dure pour les cordes vocales et le souffle.

Hélène (accablée d'ennui) en version deuil…

Il y aura çà et là des faiblesses, mais nous avons vécu plus de trois heures de folies, et de rires, dans cette extraordinaire liberté de jeu avec des saluts interminables et dans l’enthousiasme et les cris du public si bien que Dominik Köninger sur un fil de voix rappelle que si la guerre ici nous fait rire et que nous pouvons librement en profiter, elle est le quotidien de l’Ukraine et il invite les spectateurs à verser un écot dans les urnes prévues à la sortie, puisque la Komische Oper finance des aides directes en partenariat avec le monde associatif. La guerre de Troie a toujours lieu, hélas.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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