Gaetano Donizetti (1797–1848)
La fille du régiment (1840)
Opéra-comique en deux actes
Livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Jean-François Bayard,
Créé le à l'Opéra-Comique de Paris.

Direction musicale Michele Spotti
Mise en scène Luis Ernesto Doñas
Décors Angelo Sala
Costumes Maykel Martinez
Chorégraphie Laura Domingo
Lumières Fiammetta Baldiserri
Dramaturge Stefano Simone Pintor
Assistante mise en scène Vanessa Codutti
Assistante décors Denia Gonzalez
Assistant lumières Emanuele Agliati

Orchestra Donizetti Opera
Coro dell’Accademia Teatro alla Scala
Chef des chœurs Salvo Sgrò

La Marquise de Berkenfield Adriana Bignagni Lesca
Sulpice Paolo Bordogna
Tonio John Osborn
Marie Sara Blanch
La Duchesse de Krakenthorp Cristina Bugatty
Hortensius Haris Andrianos
Un caporal Adolfo Corrado
Un paysan Andrea Civetta

Percussions Ernesto López Maturell

Coach vocalEdwige Herchenroder
Coach linguistique pour le chœur Alexandre Dratwicki

Nouvelle production de la Fondazione Teatro Donizetti en coproduction avec le Teatro Lírico Nacional de Cuba

Bergamo, Teatro Donizetti, Vendredi 26 novembre 2021, 20h

À la veille d’une vague nouvelle de coronavirus, et pour marquer le retour du Festival après la crise de l’an dernier et le tribut terrible que Bergame a payé à la pandémie, la direction du Festival Donizetti a opté pour la joie au moins pour les deux oeuvres de Donizetti au programme affichées qui plus est sous les ors d‘un teatro Donizetti refait à neuf. En bref, une édition de la „renaissance‘.

En affichant la Fille du régiment dans sa version originale française, et dans une édition particulièrement pétillante, Francesco Micheli a gagné son pari. Sans aucun doute cette production réalisée en commun avec le Teatro Lirico Nacional de Cuba, par le metteur en scène cubain Luis Ernesto Doñas sous la direction excellente de Michele Spotti répond en tous points à la fois aux exigences musicales de l’œuvre, mais aussi à ses exigences scéniques : résultat, une salle (pleine) en délire. 

Tonio (John Osborn), Marie (Sara Blanch), Sulpice (Paolo Bordogna)

Le Festival Donizetti a de l’avenir car il se consacre à un compositeur si prolifique qu’il faudra à deux ou trois spectacles par an quelques dizaines d’années avant d’épuiser la production donizettienne à laquelle s’ajoute celle du maître de Donizetti, le bavarois, bergamasque d’adoption, Johann Simon Mayer qu’on appelle plus communément Giovanni Simone Mayr (oh mon Dieu, encore un problème d’identité…). Si le Festival continue sur sa lancée inventive et originale, il pourrait bien devenir très vite Festival international de référence en Italie, d’autant que Bergame est une ville aux trésors d’art multiples, et qui mérite amplement la visite. Sous l’impulsion de Francesco Micheli, ébouriffant directeur artistique, sorte de « Monsieur 100000 volts » aux initiatives multiples, la qualité et les idées sont au rendez-vous, comme cet accueil de saltimbanques sur le parvis du théâtre récemment réaménagé et désormais piétonnier.
Dans les vingt dernières années, « La Fille du Régiment » a été bien servie, essentiellement grâce à la production de Laurent Pelly, vue à Londres, au MET, à Vienne, à Paris et devenue une sorte de référence canonique.
La production de Bergame a été d’abord présentée à Cuba, et de fait elle s’inscrit dans un contexte « révolutionnaire » qui lui sied parfaitement. Traditionnellement, l’action est située au Tyrol, dans les rangs de l’armée française, qui porte les idéaux de la révolution.
Plusieurs éléments historiques sont à rappeler : l’année de la première de la fille du régiment, 1840, c’est aussi l’année du retour des cendres de Napoléon à Paris, c’est le plein moment de la légende napoléonienne et des nostalgies qu’on agite, notamment de la part d’une Monarchie de Juillet qui vient pendant les dix années précédentes de frapper durement les révoltes ouvrières (canuts de Lyon par exemple) et qui a besoin de ranimer les légendes.
Par ailleurs, en 1839 paraît La Chartreuse de Parme de Stendhal, fort discrètement (le roman ne connaîtra la gloire que bien plus tard) qui met en scène le héros, Fabrice Del Dongo, fasciné par Napoléon et ses armées, qui les rejoint à Waterloo, en ne voyant de la bataille que les petit détails fragmentés du terrain, recueilli par une cantinière, figure maternelle et tutélaire.
Cantinière, c’est un peu la fonction de Marie, dans la Fille du Régiment, qui gère l’intendance des soldats, lave le linge, réchauffe les cœurs. Mais il y a plus troublant : Fabrice serait le fruit des amours du Lieutenant Robert et de Gina del Dongo, la future Sanseverina. Et Marie le fruit des amours clandestines d’un certain Capitaine Robert et de la marquise de Berkenfeld. Étrange coïncidence où les deux pères des deux enfants de l’amour s’appellent Robert, tous deux officiers de l’armée française. Les librettistes seraient-ils des happy fews ayant lu le roman de Stendhal ?
En tous cas, il règne dans ce livret un parfum de révolution, d’armée de conquête qui ressemble à l’armée napoléonienne, et d’officiers qui séduisent les jeunes filles nobles des territoires conquis dans une ambiance où l’armée napoléonienne devient bon-enfant et non plus cette masse d’ogres sanguinaires que les pays de la Mitteleuropa se représentaient volontiers.
C’est donc un contexte d’origine bien précis, apte à réveiller les ardeurs patriotiques françaises qui entoure cette première de la Fille du régiment le 11 février 1840.
Le metteur en scène cubain, Luis Ernesto Doñas transpose l’histoire à Cuba, et l’armée révolutionnaire française en armée révolutionnaire castriste, mais sans jamais en faire trop, bien au contraire, essayant de donner de la situation une vision aussi générique que possible, en ne changeant rien au livret, mais travaillant essentiellement sur les ambiances.
Aussi bien chez Donizetti, cette armée est plutôt bon enfant, et tranquille, profitant d’une sorte de repos au Tyrol, et elle apparaît moins armée de conquête qu’une armée de « protection » en quelque sorte. Ainsi, les aristocrates locaux, la marquise de Berkenfeld notamment n’en semblent pas effrayés. À Cuba, l’armée révolutionnaire s’installe dans un contexte où les riches locaux (protégés par les USA) ne semblent pas effrayés non plus.

Couleurs…

Et Doñas oppose les deux mondes par un jeu de couleurs très souligné (décors d'Angelo Sala, costumes de Maykel Martinez): l’armée armée… de pinceaux peint une sorte de fresque colorée et fleurie (de Raúl Martínez, artiste cubain inspiré par le Pop’Art américain et par là-même peu en odeur de sainteté pour le régime castriste plus fervent de réalisme socialiste) qui illustre les lendemains ébouriffants qui chantent,

Noir et blanc certes, mais désopilante leçon de chant du deuxième acte

tandis que la marquise de Berkenfeld, vêtue de noir et blanc, habite un domaine (au deuxième acte) lui aussi fait de noir et blanc, claire évocation de la bannière étoilée, avec ses étoiles et ses rayures, mais rappelant aussi discrètement les codes-barres, ceux qui ornent désormais tous les produits qu’on achète.  Tout cela n’est pas outrancier, mais plutôt gentillet, et c’est pour cela que cela fonctionne si bien, y compris avec l’ajout des rythmes cubains des percussions de Ernesto López Maturell. Il n’y a pas de charge idéologique, mais un fonctionnement par touches. Destinée à un public cubain qui voit très clairement de quoi il s’agit, la mise en scène fonctionne aussi en Lombardie, dont les habitants ont connu dans leur histoire les conquêtes des uns et des autres, espagnols, autrichiens, français, (Napoléon est sacré roi d’Italie à Monza, à une quarantaine de kilomètres de Bergame) qui depuis la Renaissance ont souvent choisi l’Italie comme champ de bataille de leurs guerres incessantes. Il suffit de relire Stendhal, encore lui, et l’ouverture de La Chartreuse de Parme « L’entrée des français à Milan » pour bien saisir cet esprit que la guerre révolutionnaire voulait porter : « Le 15 mai 1796, le Général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. »
C’est quelque chose de cet esprit que l’œuvre porte, jamais agressive, toujours optimiste dont Sulpice, le capitaine protecteur est un peu le symbole, avec son nom qui sonne étrangement religieux tout comme d’ailleurs le prénom de la fille du régiment Marie.

Une des premières images à droite Hortensius (Haris Andrianos) et la marquise (Adriana Bignagni Lesca) et le chœur de paysans dominé par une imlage de la Vierge…Marie

Juste un dernier point qu’on ne relève pas souvent, il faut bien entendre par « Fille » du régiment un sens propre et non un sens générique, Marie n’est pas une fille de régiment à l’instar des femmes (on a parlé de la cantinière de Stendhal) qui suivaient les armées, mais bien « la fille » au sens propre, puisque, enfant trouvée, elle a été adoptée par tout le régiment, qui en quelque sorte est « son père ». Son vrai père, on l’apprendra, est un capitaine de l’armée, et son père adoptif tout un régiment, le 21e, justement un régiment d’élite des armées napoléoniennes, d’où un glorieux 21 arboré par les uniformes des soldats.

Le régiment aux pinceaux (Sara Blanch, Marie)

 

Cet arrière-plan historique nourrit l’œuvre, profondément pacifique, qui repose au fond sur ce qu’on appellerait en termes de classes un mariage mixte, la marquise de Berkenfeld ayant épousé malgré ses origines un roturier, qui plus est capitaine d’une armée révolutionnaire.

Musicalement, c’est le premier opéra-comique écrit par Donizetti, qui ainsi se confronte à un genre typiquement français, né un peu moins d’un siècle auparavant dans les baraques de la Foire parisienne avec un livret français et surtout des dialogues en français, comme c’est la tradition dans l’opéra-comique.

Au total, une mise en scène qui dans sa transposition, ne viole ni le livret ni la vraisemblance, ni les yeux, tout est respecté, et tout néanmoins prend un double sens « géopolitique » qui diffuse une leçon essentielle : les révolutions promettent toujours des couleurs, et aboutissent souvent au noir et blanc.

Mais l’ensemble tient aussi par la qualité exceptionnelle du plateau qui a été réuni, et des forces du Festival Donizetti, chœur de l’Accademia della Scala, dirigé par Salvo Sgrò qui a pu travailler son phrasé français sous le « coaching » éclairé d’Alexandre Dratwicki, directeur artistique du Palazzetto Bru Zane, très engagé sur scène et au relief marqué, mais aussi grâce à l’orchestre Donizetti Opera, dirigé de main ferme et sûre par Michele Spotti, qui semble en ce moment exploser partout où il passe par l’intelligence de l’approche, la finesse de la lecture, l’énergie communicative et surtout un souci permanent de ménager le plateau, en faisant respirer les rythmes, entrainer l’ensemble sans jamais gêner les voix, les couvrir, ou aller contre le rythme de la mise en scène, tout en faisant apparaître tous les raffinements de l’orchestration donizettienne, trop souvent négligée par des représentations de routine. Point de routine ici, mais une succession de belles surprises : Il en résulte une direction vive, qui non seulement rend justice à l’œuvre, mais qui est aussi artisan principal de la réussite du spectacle, ménageant un écrin brillant à un plateau qui ne l’est pas moins. On se rappelle qu’il a dirigé Barbe bleue d’Offenbach à l‘Opéra de Lyon et on entend dans La Fille du régiment combien Offenbach doit à l’Opéra-comique, et à Donizetti outre qu’à Rossini. On y conjugue clarté, raffinement, et énergie avec une touche symphonique que Spotti ne fait jamais oublier. On a beaucoup parlé de son Guillaume Tell à Marseille, cette Fille du régiment confirme tout particulièrement les qualités de ce jeune chef d’à peine 28 ans, et il faudra aller l’écouter à Bâle dans une autre exercice ardu, le Don Carlos de Verdi… À suivre donc.

Toute la distribution réunie contribue hautement à la réussite d’ensemble, avec quelques surprises étonnantes, et quelques confirmations. Tous les rôles de complément sont bien tenus, Adolfo Corrado (un caporal) Andrea Civetta (un paysan), le toujours désopilant, mais jamais vraiment ridicule Hortensius de Haris Andrianos,

La duchesse de Krakenthorp (Cristine Bugatty)

la duchesse de Krakenthorp confiée habituellement à une immense diva sur le retour (j’avais moi-même entendu une des dernières apparitions de Montserrat Caballé à Vienne dans la production Pelly), c’est ici Cristina Bugatty qui fait une vraie composition de dame snob insupportable, tranchant avec l’humanité « réprimée » mais réelle de la marquise de Berkenfeld.

La Marquise de Berkenfeld (Adriana Bignagni Lesca), La duchesse de Krakenthorp (Cristine Bugatty)

Justement, Adriana Bignagni Lesca en fait un vrai personnage, profond, sensible et pas la caricature qu’on voit parfois, la chanteuse originaire du Gabon, qui a étudié en France fait une composition scéniquement très marquée, certainement l’un des personnages les plus travaillés par la mise en scène, et qui profite du livret révisé par Stefano Simone Pintor. Elle chante en version musical son premier air Pour une femme de mon nom elle donne sa pleine mesure au deuxième acte, avec une leçon de chant en forme de habanera (sorte d’air supplémentaire à la mode baroque de l’air de malle que les chanteurs ‑les castrats notamment- emmenaient dans leur tournées) et toute la partie plutôt émouvante où elle raconte comment elle a lutté contre sa famille pour épouser le capitaine Robert d’où est née Marie ; elle se montre belle actrice, mais surtout une chanteuse avec un spectre large, une voix homogène  avec une belle aptitude à colorer et des graves impressionnants. Chanteuse à suivre, sans discussion.

Marie (Sara Blanch) et Sulpice (Paolo Bordogna)

Le Sulpice de Paolo Bordogna n’est pas si traditionnel et passe partout. La voix est assurée, magnifiquement projetée, le français clair, les aigus larges, le timbre suave. Mais surtout, il campe un personnage qui n’est jamais caricatural, une autorité bienveillante, une humanité réelle, un personnage à la fois paternel et protecteur, et c’est cet ensemble qui allie chant impeccable et véritable incarnation qui ici frappe et séduit : c’est sans doute un de ses meilleurs rôles, où il affiche une réelle sensibilité et une véritable présence.
Sara Blanch est Marie, le soprano espagnol se montre particulièrement agile en scène, avec son air mutin, son attitude à la fois adulte et adolescente, sa voix sûre, bien projetée, son français bien dominé, ses aigus très cristallins, et surtout sa capacité à émouvoir sans larmoyance, à chanter avec naturel, sans jamais forcer ni caricaturer.  Ses cheveux roux qui rappellent ceux de la marquise, la font ressembler à une petite fille pas modèle de bande dessinée, et dans la deuxième partie, où elle se force à s’éduquer, elle est aussi à la fois désopilante et pathétique : la leçon de chant est un grand morceau de bravoure. Vraiment, une incarnation sans failles. La voix n’est pas si grande, mais tellement incarnée, tellement expressive qu’elle est une Marie marquante.

 

Tonio (John Osborn), Marie (Sara Blanch)

A ses côtés, un John Osborn qu’on ne présente pas : français d’une clarté cristalline, phrasé impeccable, ligne de chant d’une grande sûreté. Il n’est pas un double de Nemorino, il est un personnage décidé, qui sait ce qu’il veut, il le raconte d’ailleurs dans son air du second acte « Pour me rapprocher de Marie » bien mis en valeur par l’édition critique qui est un modèle de chant ciselé et raffiné. Mais bien sûr tout le monde l’attend sur les 9 « Do di petto » de Ah ! mes amis, quel jour de fête qui met la salle en délire et qu’il doit bisser pour envoyer les spectateurs définitivement au paradis. Un feu d’artifice où il montre à la fois l’étendue du spectre, la sûreté de la ligne sur tous les registres, mais aussi, un poids du personnage qui dans le contexte général, n’est pas indifférent. Un moment de grâce de l’opéra, comme rarement il nous est donné d’en vivre.

Le régiment avec au centre, Tonio (John Osborn)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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