Richard Strauss (1864–1949)
Salomé (1905)
Drame musical en un acte de Hedwig Lachmann d'après la pièce éponyme d'Oscar Wilde (1891)

Direction musicale : Valery Gergiev
Mise en scène : Marat Gatsalov
Décors : Monika Pormale
Costumes : Mārīte Mastiņa-Pēterkopa and Rolands Pēterkops (MAREUNROL'S)
Lumières : Alexander Naumov
Vidéo : Katrīna Neiburga
Préparation musicale : Marina Mishuk

Salomé : Elena Stikhina
Jochanaan : Vadim Kravets
Hérode : Andrei Popov
Hérodias : Larisa Gogolevskaya
Narraboth : Stanislav Leontiev
Page d'Hérodias : Svetlana Kapitseva
Les juifs : Aleksandr Mikhailov, Vladimir Babokin, Mikhail Makarov, Artiom Melichov, Nikolaï Kamensky
Premier nazaréen : Gleb Periasev
Second nazaréen : Mikhail Latr'shev
Premier soldat : Youri Vlassov
Second soldat : Denis Begansky
Un Cappadocien : Dinar Djousoiev
Un esclave : Oleg Losev

Orchestre du Théâtre Mariinsky
Production créée en février 2017

 

Saint Petersbourg, Théâtre Mariinsky, Mariinsky 2, 20h

Début d’un long séjour russe, qui permet de se faire une idée aussi diverse que possible de la vie lyrique (et un peu chorégraphique) des deux théâtres les plus importants de Russie, par ailleurs assez différents. Et ce tour commence au Mariinsky de Saint Petersbourg par Salomé, dans une production assez récente (2017) de Marat Gatsalov, aux antipodes des productions vues récemment dont l’intérêt ce soir réside dans la direction de Valery Gergiev, maître chez lui, et dans la Salomé d’Elena Stikhina qu’on voit désormais fréquemment sur les scènes européennes, puisqu’elle fut la Médée du Festival de Salzbourg 2019 et l’Aida du Grand Théâtre de Genève cet automne.

Le Mariinsky est une grosse machine qui affiche trois scènes principales, la scène historique dans son style fin XIXe un peu vieillot et particulièrement sympathique, le Mariinsky2, qui a moins de dix ans, lui est lié par un pont qui traverse le canal qui sépare les deux théâtres d'une capacité voisine, et à quelques centaines de mètres, l’auditorium réservé aux concerts, mais où sont aussi représentés des ballets ou des opéras (Daphnis et Chloé cette semaine, et Aïda courant mars). Et les trois scènes fonctionnent souvent parallèlement, avec des horaires diversifiés, 12h, 17h, 19h, 20h. Et à ce que j’ai pu constater, c’est à peu près toujours plein ou peu s’en faut.

Dispositif d'ensemble : les alvéoles (ou niches) composent les trois lettres COH (qui signifie songe)

Cette production de Salomé, qui remonte à 2017, étonne par une esthétique modernissime, deux murs d’alvéoles rectangulaires qui vont s'unir, comme une sorte de ruche, qui s’éclairent ou s’éteignent, qui laissent voir des personnages comme une sorte de choeur muet, et sur lesquelles se projettent aussi des images (décors très design de Monika Pormale).
À cour, un mur éclairé de manière à faire apparaître la lettre C (S en alphabet latin comme Salomé (Саломея en russe) et c'est là dans le creux du C que la Princesse Salomé apparaît.

Apparition de Jochanaan (résumé à OH=ON) par le dispositif…

À jardin, quand Jochanaan intervient s’avance un mur qui fait apparaître les lettres OH (« On » dans l’alphabet latin) sorte de « concentré » de Jochanaan, le tout composant finalement un mur avec le mot COH (songe/rêve en russe) (voir la première image). Les costumes de Mārīte Mastiņa-Pēterkopa and Rolands Pēterkops (MAREUNROL'S) sont essentiellement blancs avec des variations en rouge (le sang…) avec seul Jochanaan en noir. Des costumes étrangement taillés, comme des uniformes d’automates, ou de soldats du XXIIIe siècle et des vidéos de Katrīna Neiburga

Tout cela est fort abstrait, sinon abscons, esthétiquement acceptable, mais relativement cryptique, sans véritable emprise sur le public. Cette distanciation laisse perplexe parce qu’on n’arrive pas à déterminer ce qui veut être montré, et la signification profonde de ces forces qui selon le metteur en scène, se confrontent. C’est un spectacle d’images, mais qui n’excite absolument pas l’imaginaire, avec peu de jeu des personnages entre eux, la plupart du temps évoluant dans l'espace réduit des alvéoles à l’intérieur desquelles les principaux personnages évoluent : c’est dans une de ces alvéoles-cases que Narraboth se suicide. Seule ou presque Salomé bien vite descend de son C pour venir au proscenium qu'elle ne quittera pas. C'est un dispositif bien favorable à la réverbération et à l'acoustique.

Hérode et Salomé, lors d'un rare échange

Ces personnages lointains empêchent évidemment toute identification du public et Salomé elle-même n’est ni une bombe érotique, ni une enfant perverse, mais une sorte d’ombre blanche dont le désir d’embrasser la bouche de Jochanaan ne serait qu’une manière de vouloir empêcher les changements futurs représentés par le Baptiste. Et danse des sept voiles est absolument non figurative, quant à la tête de Jochanaan elle est réduite à une tache de sang qui s'étale sur le mur lumineux .

C’est la première mise en scène d’opéra de Marat Gatzalov, et elle laisse de glace : elle se laisse voir, certaines images sont séduisantes. Le spectacle n’est pas médiocre, mais casse un peu ce que dit la musique et notamment sa luxuriance. Ce qui touche donc le spectateur c’est essentiellement les voix et les jeux des chanteurs, mais peu d’images.

Salomé,  et en haut Hérode et Hérodias

Ainsi ce qui frappe dans la distribution particulièrement honorable réunie, c’est le couple Hérodias/Hérode vraiment exceptionnel qui sait exprimer ce que la mise en scène se refuse à exprimer : Larisa Gogolevskaya est une Hérodias puissante au chant coloré et intelligent, et surtout Andrei Popov, un formidable Hérode qui réussit à construire un personnage stupéfiant, par la seule vertu d’une voix expressive, subtile, variée, qui sculpte chaque parole. C’est un des meilleurs Hérode entendus, qui le dispute parfaitement à d’autres grands titulaires du rôle
Le groupe des juifs est particulièrement bien rendu (Aleksandr Mikhailov, Vladimir Babokin, Mikhail Makarov, Artiom Melichov, Nikolaï Kamensky) et certains rôles de complément laissent dévoiler des voix de grande qualité comme le deuxième soldat de Denis Begansky. Plus pâle en revanche le page de Svetlana Kapitseva. Il reste que l’ensemble de la distribution est digne d’une très grande scène, par son homogénéité et aussi sa capacité à articuler de manière claire le texte.

Moins convaincant le Narraboth correct de Stanislav Leontiev, qui ne porte pas la passion ni le drame qu’il vit (il est vrai qu’avec la mise en scène, il n’est pas aidé), mais le chant passe bien. Le Jochannan de Vadim Kravets, qui contrairement à la tradition n’émerge pas du sol, mais apparaît en hauteur dans une des alvéoles du mur qui avance en figurant les lettres OH, si bien que Salomé le regarde de bas en haut, comme s’il était déjà en position dominante. Leur dialogue devient presque un dialogue abstrait et théorique tellement la mise en scène ne l’incarne pas et se refuse à l’incarner. Vadim Kravets a une voix un peu claire pour le rôle, et n’a pas vraiment cette force mystérieuse qui fait le caractère du personnage – mais la mise en scène refuse le mystère‑, il reste que la voix est homogène sur tout le spectre et qu’elle projette parfaitement. Lui aussi est très loin d’être déshonorant.
Magnifique vocalement, puissante et contrôlée la Salomé d’Elena Stikhina, qui trouve là un rôle plus convaincant que ce que j’ai entendu d’elle récemment. Belle présence, voix affirmée, diction claire, expression, tout cela en fait une très belle Salomé, qui est un peu étouffée par une mise en scène qui empêche au corps, au personnage de vraiment s’incarner et d'exploser. On aimerait l’entendre dans un travail qui ne cherche pas systématiquement à rendre les personnages à peu près anonymes. Mais la présence vocale est imposante, les aigus larges, puissants, purs, dans une salle à l’acoustique favorable. C’est vraiment une très belle prestation. Et son triomphe final est totalement justifié.
Valery Gergiev, à la tête de son orchestre montre combien il aime ce répertoire (il a proposé ici la création russe de Frau ohne Schatten et Ariadne auf Naxos, et a monté Elektra, dans un théâtre qui l’a créé en Russie dans une mise en scène du grand Meyerhold en 1913). Il sait donner à Salomé relief et couleurs, sans jamais couvrir à aucun moment les chanteurs ni faire le show. Depuis les années 90, Salomé en est à sa troisième production, la précédente (David Freeman) remontant à 2000, ce qui montre l’intérêt pour l’œuvre. L’approche est d’une saisissante clarté et met en relief les éminentes qualités de l’orchestre, et notamment les cuivres et les bois, très sollicités donnant cette couleur orientalisante si particulière. La luxuriance est dans l’orchestre, et pas sur scène : la sécheresse de la mise en scène permet d’ailleurs par compensation de se concentrer sur l’approche musicale. Ce qui frappe aussi dans la direction de Gergiev, c’est son attention au texte. Nous avons écrit qu’il ne couvrait pas les voix, mais il va bien plus loin, laissant sans cesse le texte s’écouter. Sa danse des sept voiles est exceptionnelle, parce qu’elle respecte aussi la mise en scène dans son relatif dépouillement (et quelques vidéos) et il évite de surcharger les aspects sensuels, mais le résultat est d’une justesse et d’une cohérence rare avec le plateau. Une direction vraiment de très grand niveau qui seule porte l'incandescence de l'œuvre, sans jamais tomber dans l'excès.
Qualité de musicale de l’ensemble, niveau général du chant, et cohérence garantie par un Gergiev attentif et profond, voilà ce qui ce soir emporte l’adhésion.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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