Le rideau se lève sur la scène de l’Odéon et l'on découvre le décor imposant pour La Manie de la villégiature, la première des trois comédies. Il s’agit de la salle principale du domicile de Leonardo (Claude Giraud) et Vittoria (Catherine Salviat) – à laquelle correspond symétriquement celle de la demeure de Filippo (Pierre Dux, magistral dans ce rôle) et de sa fille Giacinta (troublante Ludmila Mikaël), deux lieux où l’action se déplace alternativement après chaque lever de rideau pendant cette première partie ; l’action ? Disons plus justement l’agitation à tendance hystériforme qui caractérise à ce moment les personnages. C’est qu’il est question d’un départ imminent pour un séjour à la campagne. La villégiature, cette manie, comme l’indique le titre qui induit déjà le désordre mental auquel elle renvoie. Cette alternative dérisoire au désœuvrement bourgeois, à cet enfermement dans des espaces jumeaux vastes mais assez vides, éclairés par une lumière artificielle et oppressante – Strehler excelle tellement dans ces compositions visuelles novatrices utilisant entre autres des rasants, créant de remarquables clairs-obscurs – alimente un échauffement burlesque marqué par autant de gesticulations que de voix tirant sur les aigus. Notons des lazzis dignes de la Commedia dell’arte : par exemple, Cecco, serviteur de Leonardo (Yves Pignot, très bon), ne cesse de se cogner à la porte chaque fois qu’il sort. C’est que la raison semble bien avoir quitté les esprits.
La situation des personnages est assez simple : Leonardo est un jeune bourgeois flambeur, criblé de dettes, voulant résolument accompagner à la campagne son voisin Filippo, malgré les dépenses somptuaires que cela va entraîner et qui s’ajoutent à la satisfaction des caprices que sa jeune sœur Vittoria réclame sans cesse. La première scène montre d’ailleurs bien les difficultés matérielles que rencontrent les deux jeunes gens : le valet Paolo (Marcel Tristani) avertit son maître qu’il est poursuivi par nombre de créanciers. En face, la situation de Filippo n’est guère plus enviable : Giacinta est très dépensière et son ami Fulgenzio (Jacques Eyser) lui fait remarquer qu’il lui emprunte toujours de l’argent pour partir en villégiature « pour faire comme tout le monde », et que ceux à qui il en fait profiter « mettent son honneur en péril ». La satire affleure ainsi : entre habitudes sociales dispendieuses et exigences fantasques pour du superflu, se dessine l’étroitesse d’esprit d’une bourgeoisie hautement soucieuse de son image, constamment préoccupée par le décorum. Ce que résume parfaitement l’exclamation de Vittoria : « Vive la joie ! Vive le plaisir ! Vive la villégiature ! »
Cette jeunesse dorée en surface n’en reste pas moins concernée par les affaires du cœur. Leonardo est contrarié par le fait que Filippo se soit engagé à emmener avec eux à la campagne le jeune Guglielmo (François Beaulieu). La jalousie le ronge car il est amoureux de Giacinta qui… ne le déteste pas. Rien de plus. Cette dernière voudrait particulièrement le soigner de sa défiance qu’elle juge déplacée et inconvenante. Car les apparences priment sur tout et c’est dévastateur : « Que vont penser les gens ? » s’interroge toujours fébrilement la jeune fille. On devine ici une gravité sous-jacente toute moliéresque. Monsieur Jourdain n’est peut-être jamais loin de Livourne après tout. Le metteur en scène, dans sa direction d’acteurs, la fait habilement percevoir à travers sa préférence pour les excès du comique recélant toujours leur part de ténèbres.
Dans la seconde pièce, qui devient presque un deuxième acte dans l’ensemble très homogène de l’adaptation de Strehler, les craintes de Fulgenzio se révèlent fondées : Giacinta et Guglielmo sont tombés amoureux l’un de l’autre dans un espace reproduisant une terrasse ouverte au lointain sur un décor aux couleurs douces. Bucolique mais distant et assez maussade en définitive. Tous les membres de cette bonne société que nous connaissons maintenant se retrouvent pour Les Aventures de la villégiature. Loin des promenades champêtres, on les retrouve s’empiffrant, s’adonnant au jeu ou assistant au spectacle – scènes très réussies révélatrices des effets avilissants de leur oisiveté collective, évoquant presque par anticipation le théâtre de Tchekhov. Tous les mêmes à la campagne comme à la ville. Tous obnubilés par leur image ou leur intérêt tel le pique-assiette Ferdinando (Jacques Sereys) qui se désespère longuement de l’absence de domestique pour lui servir son chocolat. L’idylle entre Giacinta et Guglielmo est bien évidemment contrariée par les convenances, par la réputation sans cesse menacée, par l’honneur toujours sur le point d’être bafoué « Que diront les gens ? » L’obsession perpétuelle dans cet univers en vacillement permanent.
C’est pourquoi le contrat se prépare, l’union avec Leonardo est officialisée. Brigida (pétulante Catherine Hiegel) va jusqu’à demander de l’aide pour sa maîtresse à sa tante Sabina (Denise Gence) qui lui préfère la présence de Ferdinando, plus mufle que jamais et dont la seule perspective d’une donation le retient à ses côtés pour une éventuelle union – il ira dans la dernière partie jusqu’à railler cruellement une de ses lettres d’amour en présence de Costanza (extraordinaire Françoise Seigner) dont l’attitude dédaigneuse révèle une fois encore les travers de cette bourgeoisie citadine médiocre. Giacinta s’enferme dans une sévérité qui n’est pas sans rappeler celle de Madame de Clèves. Elle choisit d’être raisonnable – ce qu’elle croit être. Elle renonce à Guglielmo pour conserver la considération de ses pairs. Pour son honneur. Pour démontrer – à tort – à Fulgenzio qu’il l’a mal jugée aussi. La deuxième partie s’achève sur un morceau de bravoure de l’auteur : Giacinta se révolte contre lui.
Elle refuse la « longue scène de désespoir » qu’il avait prévu pour elle à ce moment précis. Giorgio Strehler brise le quatrième mur et face au public, dans un moment incroyable qui annonce Pirandello cette fois, Ludmila Mikaël incarne une femme brisée « à la pensée de ce bonheur qui [l’]a effleurée, qui ne sera pas. » A cet instant, pour elle, « la pièce est finie ». On est ému avec elle devant ce gâchis. Elle pleure et rejoint les coulisses. Il est temps de rentrer à Livourne – mais n’est-ce pas plutôt Venise pour Goldoni ? Rideau.
Le Retour de la villégiature commence alors. Les projecteurs latéraux diffusent une faible lumière sur Léonardo, plié dans une couverture, devant sa cheminée. Il est sans nouvelles de Filippo et Giacinta. La musique – matière sonore essentielle composée par Fiorenzo Carpi – a changé. Le clavecin semble désormais bien mal accordé. C’est que le temps de l’insouciance de la villégiature est terminé. Vient de commencer celui de la résignation et des regrets. L’effervescence du début semble bien lointaine désormais – hormis pour le couple farcesque formé par Rosina (Bernadette Le Saché) et Tognino (Gérard Giroudon). Les créanciers sont à la porte maintenant. Leonardo s’assombrit davantage. « Cette année, la villégiature m’aura coûté les yeux de la tête ». Le délabrement semble caractériser les lieux comme les personnages. Chez Filippo de retour également, Giacinta semble s’être apparemment fait une raison stricto sensu. « Comme si [elle] sortait d’une longue maladie. » Et se concentre sur son prochain mariage avec Leonardo. Elle répond à l’inquiétude de Brigida sur Guglielmo en affirmant qu’elle saura se dominer. Dans l’exercice contraint de sa raison, par conséquent. Au cours d’un formidable moment où le claquement de leurs parapluies sur le sol orchestre ce temps de tension, les deux rivaux s’affrontent. Cependant le mariage aura lieu, après les conseils avisés de Fulgenzio. Giacinta a même arrangé l’union entre son bien-aimé et Vittoria, sa désormais future belle-sœur avec laquelle les querelles n’ont cessé depuis le début. Pour éloigner le jeune homme d’elle. Sa résolution douloureuse écrase la passion. Sans pitié. Elle va épouser Leonardo et partir vivre à Gênes. Avant la séparation, les deux couples dans des tenues évoquant le deuil sont en rangs symétriques, face au public. Une cloche paraît sonner le glas. Giacinta dit adieu à Guglielmo. Le cœur n’est pas du tout à la fête pour ces noces à tendance funèbres. Filippo dans une ultime adresse aux spectateurs insiste. « Vous avez vu jusqu’où peut mener la rage de la villégiature ? » Et termine les quatre heures de spectacle en suggérant leur chance d’avoir pu en rire.
C’est avec plaisir que l’on entend à nouveau le texte de Goldoni, implacable dans sa composition. La mise en scène de Giorgio Strehler le magnifie à la manière d’une enluminure. Il en démontre l’illusoire simplicité et révèle toute sa profondeur. Avec les comédiens du Français, il fait ressortir sa modernité, sa force comique autant que sa noirceur. Il accentue adroitement ses liens avec le théâtre de Molière ou encore avec celui de Marivaux. Avec finesse, il montre enfin combien il préfigure Tchekhov et Ibsen. Vraiment, son adaptation de la Villégiature est une immense peinture, « dure et tendre » comme il l’affirme lui-même. Et assurément on se délecte toujours autant en la redécouvrant aujourd’hui.