Oreste à Mossoul
d’après L’Orestie d’Eschyle

Texte : Milo Rau & ensemble
Mise en scène : Milo Rau

Avec Duraid Abbas Ghaieb, Susana Abdulmajid, Elsie de Brauw, Risto Kübar, Johan Leysen, Bert Luppes, Marijke Pinoy

Dramaturgie : Stefan Bläske
Scénographie : Ruimtevaarders
Costumes : An de Mol
Création lumière : Dennis Diels
Film : Daniel Demoustier, Moritz von Dungern

Montage film : Joris Vertenten
Arrangement musical et composition : Saskia Venegas Aernouts
Assistante mise en scène : Katelijne Laevens
Chargée de production : Noemi Suarez Sanchez
Administratrice de tournée Elli de Meyer
Régisseur : Marijn Vlaeminck
Production technique : Olivier Houttekiet
Son : Dimitri Devos
Technicien vidéo : Stijn Pauwels
Techniciens lumière : Dennis Diels, Geert de Rodder
Régisseur plateau : Jeroen Vanhoutte
Habilleuse : Nancy Coleman, Micheline D’hertoge
Assistante dramaturgie / création des surtitres : Eline Banken
Second assistant mise en scène : Bo Alfaro Decreton
Stagiaire dramaturgie : Liam Rees
Opératrice de surtitrages : Katelijne Laevens, Elli de Meyer

Musiques : Mad World, Roland Orzabal (publishing BMG Rights Management) ; Ala Adhafi, Suleik Salim Al-Khabbaz & Harif Ma’ad

Production : NTGent (Belgique) & Schauspielhaus-Bochum (Allemagne)
Coproduction : Tandem, Théâtre Arras-Douai.

Avec le soutien de la Belgian Tax Shelter & Romaeuropa festival. Avec le soutien du gouvernement flamand et la ville de Gand. Spectacle en co-réalisation Festival Sens Interdits et Célestins, Théâtre de Lyon.

Création au NTGent (Belgique),  le 17 avril 2019

Spectacle en néerlandais, arabe et anglais surtitré en français

Lyon, Théâtre des Célestins, mercredi 23 octobre 2019

À travers les vingt-deux spectacles en provenance de quinze pays différents, proposés pour cette nouvelle édition du Festival Sens Interdits à Lyon et dans toute la métropole, on est une fois de plus frappé par la vitalité et la fécondité du théâtre à travers le monde. Même s’il est inondé d’audiovisuel, envahi d’images numériques projetées à grande vitesse et à longue distance, ce monde traversé de brutalités aussi sourdes que retentissantes, est ici  transposé  sur scène suivant une multitude de regards, rendu par le prisme des nombreuses cultures représentées dans le cadre du Festival. Patrick Penot, qui en est le fondateur, fait ainsi découvrir des compagnies, des artistes le plus souvent inconnus en France, qui « défendent des propos frondeurs, loin des idées reçues ». Dans une dynamique de renouvellement afin d’ouvrir vers l’ailleurs, et au fond pour toujours toucher à l’universel. En 2017, nous avions vu et beaucoup aimé Martyr de Marius von Mayenburg, mis en scène par Oskaras Koršunovas, en ouverture de la cinquième édition. Ce mercredi 23 octobre 2019, dans la grande salle des Célestins, c’est le très attendu Oreste à Mossoul de Milo Rau qui a retenu notre attention. Et il n’y a franchement pas matière à être déçu par ce travail loin des sentiers battus, dans l’esprit même du festival. 

Meurtres d'Iphigénie (Susana Abdulmajid, Marijke Pinoy, Johan Leysen)

La salle est en effervescence. Une impatience se fait sensible du côté des spectateurs s’empressant de gagner leur place. Assister à cette nouvelle mise en scène du directeur du NTGent anime sans doute une bonne partie du public réuni ce soir. Il est vrai que La Reprise avait marqué le festival d’Avignon en 2018 par l’immersion foudroyante dans un spectacle réflexif interrogeant la violence et explorant simultanément le champ des possibles au théâtre. Jusqu’à sa limite. Celle du réel : celui de la représentation justement. Milo Rau est un découvreur. Par sa curiosité insatiable pour l’être humain, pour les mécanismes sociaux – Bourdieu entre autres, a été son professeur – pour les manifestations de la violence surtout. Par sa conviction aussi en une indiscutable nécessité du théâtre pour chercher et comprendre toujours mieux l’humanité. Et c’est naturellement dans ce sens qu’il poursuit avec Oreste à Mossoul, créé au printemps 2019.

Le rideau est déjà levé, l’activité sur le plateau se produit à vue. L’espace est bien occupé mais les éléments scénographiques ne sont toutefois pas imposants. On distingue en fond de scène, côté jardin, un petit bâtiment – on découvrira qu’il s’agit d’un bungalow. Deux comédiens sont assis sur la bordure qui l’entoure et discutent à voix basse. Au centre, un tas d’éléments hétéroclites : des cartons, des emballages, du plastique… Côté cour, un autre petit bâtiment dont l’intérieur est dissimulé par une glace sans tain sur laquelle est imprimée une inscription en langue arabe – il s’agit de la vitrine d’un restaurant. Outre les deux comédiens évoqués précédemment, on remarque la présence des autres : l’une semble s’exercer à jouer un morceau sur un clavier – Mad World dont la mélodie obsédante reviendra régulièrement au fil de la pièce – et certains de ses partenaires viennent s’asseoir tour à tour près d’elle, à l’avant-scène, côté jardin ; d’autres sont assis sur un banc, en face, côté cour, près d’un portant à costumes. Leurs échanges sont mesurés, tous restent en concentration. Parfois, l’un d’eux s’isole, fait quelques pas, semblant revenir à soi pour un instant encore. Certes, il y a un écart évident entre les vibrations de la salle et le calme émanant du plateau. De la même façon que le public intrigué les observe, les comédiens regardent vers les spectateurs. C’est le moment d’avant, celui qui est supposé précéder le lever de rideau. Ici pourtant, tout est révélé sans aucune dissimulation. Volontairement en pleine lumière. La première abolition des frontières entre salle et scène.

Par ailleurs, un écran de projection surplombe le plateau. Le spectacle est surtitré en français puisque les comédiens jouent en arabe, en néerlandais et en anglais. L’un des dix points du Manifeste défendu par Milo Rau et le NTGent précise justement que deux langues au moins doivent être parlées : on suppose ainsi que l’écran va servir à l’affichage des surtitres. Par sa taille assez imposante, on devine aussi qu’il va probablement servir de support à des images filmées. Voici donc une Orestie d’emblée à distance de la tradition théâtrale.

La lumière descend et Johan Leysen s’avance. Sans costume, le comédien  s’adresse aux spectateurs pour évoquer un de ses souvenirs d’enfance, au temps où il s’imaginait devenir un éminent archéologue. Le ton est celui de la confidence. Étonnamment. Et il révèle l’empreinte qu’avait laissée en lui le livre de Heinrich Schliemann qui pensait avoir découvert le site de Troie. Cependant, il n’en était rien. Qu’importe. Le comédien affirme en avoir conservé ce goût immodéré pour l’Antiquité. Cette époque lointaine des récits fondateurs de la violence. Et d’un bond dans le temps, il rappelle cette même chaîne du mal en Irak où, accompagné de ses partenaires comédiens, suivant Milo Rau, il allait jouer Oreste à Mossoul.  Dans une ville d’aujourd’hui détruite. Comme Troie autrefois.

Le spectacle vient à peine de commencer que les repères temporels et spatiaux s’estompent, se perdent dans un pli : celui du spectacle théâtral lui-même dont les pouvoirs sans cesse réaffirmés ici,  superposent, relocalisent et resituent les éléments qui le composent. Dans une dynamique perturbante, les soldats de l’État Islamique se confondent avec les soldats grecs dans la guerre de Troie. C’est que la ligne de démarcation entre la fiction et le réel s’évapore sous nos yeux. Un silence pesant est alors perceptible du côté du public désorienté. L’écran s’allume – souvent les comédiens le regardent, tels d’authentiques spectateurs de leur propre spectacle, frôlant ainsi ses limites. Une jeune femme voilée accepte de jouer le rôle d’Iphigénie et Johan Leysen vêtu de la tunique d’Agamemnon joue son exécution par strangulation. Elle suffoque longuement, son souffle devient rauque. Cela dure. Le malaise s’étend à la salle, tant la scène opacifie la séparation entre le récit mythologique et la véracité du documentaire projeté sur l’écran. Où est l’espace dramatique dans la pièce ? Plus qu’une actualisation du mythe antique, c’est une manifestation visuelle de la violence ininterrompue des hommes que le spectacle expose. Une violence brisant jusqu’au fil du temps. Mad World. Le comédien Johan Leysen lâche dans un souffle : « Il y a des images qui ne s’oublient pas. » Cette phrase prend alors une résonance toute particulière dans ce curieux présent permanent auquel le théâtre permet ici d’être confronté. Celui de la représentation en tant que telle. Celui du temps qui ne s’écoule plus.

Oreste (Risto Kübar) et Pylade (Duraid Abbas Ghaieb) devant les autres comédiens suivant les images à l'écran

Il reste que L’Orestie se joue effectivement – chaque étape de la trilogie étant ouverte par un titre affiché sobrement sur l’écran, comme un rappel discret de la fiction au spectateur. Mais les mises en abîme se multiplient et entraînent dans de vertigineux mouvements spiralaires. Le comédien Duraid Abbas Ghaieb évoque sa vie à Bagdad, son propre passé dans la réalité, passant de l’arabe à l’anglais – comme un glissement supplémentaire. Il joue Pylade, l’ami d’Oreste dans la pièce d’Eschyle. Et son ami Rusto Kübar, lui, joue Oreste. Il relate sans détour les difficultés à faire accepter leur baiser sur scène, dans un pays rongé par la brutalité des interdictions. Un pays où on a jeté des homosexuels du haut d’un immeuble pour les châtier. Mad World. Même si persistent les réticences de certains Irakiens sur place, leur étreinte sera jouée et montrée sur l’écran un peu plus tard.

Le dernier repas d'Agamemnon et de Cassandre. Sur l'écran, Susana Abdulmajid

Le vertige s’intensifie lors du dîner dans le restaurant, vu d’abord à travers la glace sans tain devenue transparente : de celui des comédiens en pause, on passe au repas précédant la mort d’Agamemnon et celle de Cassandre – troublante Susana Abdulmajid –  assassinés par le couple sanguinaire Egisthe et Clytmnestre – Bert Luppes et Elsie de Brauw recouverte de sang sur scène comme à l’écran. Par un étrange effet spéculaire amplifié par les caméras embarquées qui filment les comédiens en direct, les images diffusées simultanément sur l’écran mêlent celles qui ont été tournées en Irak, celles qui sont tournées en direct et d’autres images tournées lors d’une répétition peut-être. Plus de chronologie possible, les meurtres sont commis et se rejouent indéfiniment par réverbération. Dans une parfaite circularité. Car rien ne finit jamais : c’est la conclusion à laquelle on se rend, exsangue, voyant le corps des personnages traînés sur le plateau. « C’était bizarre, répéter ces scènes de violences là où des milliers de personnes avaient été assassinées » songe l’une des comédiennes. Au fond, le théâtre ne serait-il pas l’art de la bizarrerie ? Une bizarrerie qui ici, rend flou pour mieux voir peut-être ? En toute étrangeté. De l’antiquité à aujourd’hui. De Ninive à Mossoul. Des personnages aux comédiens. De la scène à la salle. Du particulier à l’universel.

En 2016, lors de son séjour en Irak, Milo Rau a rencontré Khitam, la veuve d’un homme assassiné par les soldats de l’Etat Islamique. Après avoir un temps œuvré pour les bourreaux de son mari, elle s’est engagée auprès de la Croix-Rouge pour venir en aide aux blessés de tous bords. Frappé par son sens de la mesure, par sa foi intacte, le metteur en scène lui confie alors le rôle d’Athéna – à elle qui n’a jamais été comédienne – devant participer à la décision concernant le sort d’Oreste après son crime. Là encore, le vertige. De l’acquittement du personnage d’Eschyle sur l’écran, on passe à la question de l’acquittement des combattants du djihad. Et bien que le tribunal improvisé des jeunes civils irakiens ne souhaite pas pardonner, il n’exige pas de condamnation non plus. Khitam esquisse un sourire. Celui d’un espoir peut-être.

Marijke Pinoy, Susana Abdulmajid et Johan Leysen : comédiens ou personnages ?

Voici donc un spectacle unique à bien des égards. Véritable objet de réflexion, il n’évacue pas l’émotion pour autant. Cependant, il n’en fait pas un ressort principal, privilégiant plutôt l’élaboration d’une forme nouvelle de catharsis. Le metteur en scène d’origine suisse explore les trajectoires entre les territoires désormais poreux de la scène et de la salle. Pour « rendre la représentation réelle ». En pleine lumière, une fois de plus. Loin de tout individualisme, loin de tout repli identitaire, son théâtre « ouvert au monde et au public » revendique sa capacité à tout faire voir, sa dynamique d’émancipation, sa générosité et ce, dans un mouvement d’inspiration brechtienne. Obstinément engagé, Milo Rau déclare qu’« il ne s’agit plus seulement de représenter le monde. Il s’agit de le changer ». Et, quittant la salle après ce moment de théâtre exceptionnel, on est tenté de le suivre encore dans cet ambitieux programme.

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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