Si la magie pouvait fonctionner, du moins dans les premières minutes, pour Reise durch die Nacht (mise en scène de Katie Mitchell sur un texte de Friederike Mayröcker, 2013) ou pour Schatten. (Eurydike sagt), il ne se passe pas grand-chose dans cette adaptation de la Maladie de la Mort (1982) de Marguerite Duras, déjà portée à la scène par Bob Wilson (à la MC93 de Bobigny en 1996), Bérangère Bonvoisin (au théâtre de la Madeleine en 2006) ou par Célie Pauthe (à la Colline en 2015), pour ne citer qu’eux.
D’autant qu’on frôle ici le contresens. La metteuse en scène analyse la maladie de la mort, texte écrit en plein délire alcoolique, comme l’impossibilité d’un homme, hétérosexuel((comme elle le précise à Olivia Gesbert dans la Grande Table du 11 janvier 2018 sur France Culture https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-1ere-partie/katie-mitchell-queen)), d’éprouver le moindre désir pour une femme. « Elle » (Laetitia Dosch), c’est toutes les femmes. « Vous » (Nick Fletcher), cet homme générique imperméable aux attraits féminins, que Duras ne comprend pas, brutal dans cette sexualité mal maîtrisée et simiesque, nourrie de films pornographiques. « Vous » paie « Elle », pour venir chaque soir dans sa chambre et obéir à ses ordres. Rapidement, se nouent entre eux des liens d’amour-haine, de curiosité, vaguement fétichistes.
Marguerite Duras écrit, désécrit, corrige ce texte-palimpseste alors qu’elle vit en ménage avec Yann Andréa, homosexuel patenté. A cette époque, elle a aussi une fâcheuse tendance à abuser de la boisson (« j’ai commencé à boire dans les fêtes et dès le début je suis devenue alcoolique », La Vie Matérielle, 1987). Essentiels à la compréhension de l’oeuvre, ces deux éléments sont complètement passés sous silence. La narratrice (Irène Jacob) lit posément. Commente posément. C’est propre. Mais où sont donc les vapeurs d’alcool dans ce fatras micro-ondé, lesté d’ajouts psychologisants frisant le ridicule (le trauma de l’enfance d’« Elle »)?
La violence, sexuelle, misérablement humaine, de la Maladie de la Mort trouve son origine dans cette période agitée alors que l’auteure écrivait, toujours dans la Vie Matérielle (1987) : « L’alcool reste attaché au souvenir de la violence sexuelle. Il la fait resplendir. Il en est indissoluble. Mais en esprit. L’alcool remplace l’événement de la jouissance mais il ne prend pas sa place ». On aurait aimé déceler un trouble mieux maîtrisé que celui craché dans les cris de « Vous » et « Elle ». Quelque chose de plus désordonné aussi, propre aux états éthyliques décuplés par l’insatisfaction sensuelle de l’écrivaine, pompette et frustrée, qui, à plus de 65 ans, s’agaçait du papillonnage sexuel de son jeune compagnon, qui la mettait à distance et rendait impossible tout équilibre émotionnel entre eux.
Même si l’oeuvre de Duras reste difficilement adaptable. Même si le réalisme ne siérait pas forcément aux contours heurtés du texte, difficile de comprendre aussi la direction d’acteur et le jeu mécanique de Laetitia Dosch qu’on a connu plus inspirée.
« Vous n’aimez rien, personne, même cette différence que vous croyez vivre, vous ne l’aimez pas. Vous ne connaissez que la grâce du corps des morts, celle de vos semblables » peut-on lire dans le texte et entendre lors de cette heure de représentation qui s’étire, filandreuse, jusqu’à se vider de toute charge émotionnelle. Et même théâtrale. Passant, à trop vouloir en faire un manifeste féministe, à côté des vrais enjeux du texte.