Créé en mai à la Comédie de Valence pour le Festival Ambivalence(s), Maladie ou Femmes modernes s’est ensuite déplacé et « recomposé » dans l’une des plus grandes friches industrielles de France, à Saint-Pierre-des-Corps dans l’agglomération tourangelle, sous l’impulsion du Centre Dramatique National de Tours dont Mathilde Delahaye est l’artiste associée.
Lorsque le spectateur s’installe dans les gradins installés au milieu de la friche, après avoir subi les assauts d’une pluie provoquant le retard de la représentation, s’offre alors à lui une lande humide aux effluves d’humus et de terre mouillée lui rappelant que le théâtre-paysage n’est pas un énième concept qui chercherait à imposer pompeusement une ambition artistique spécifique au simple théâtre en plein air. De ce théâtre-paysage, l’auteur et metteur en scène Alexandre Koutchevsky dit qu’il « ne vise pas à décrire ou à illustrer ce qui est là, mais à révéler quelque chose qu'on ne voyait pas ou plus dans un lieu. C'est avant tout une question de regard : le théâtre-paysage s'invente à partir de ce qui est déjà donné et les notions de cadrage, de perspective, de lointain et de proximité y ont une place prépondérante », et c’est bien face à un cadre géant, imposé dans l’immensité du lieu, que le public attend, scrutant les bruits et les ombres pendant qu’un personnage joue du piano bien plus loin dans les herbes hautes et les gravats. Il est presque 23 heures, « celle où d’ordinaire l’homme et l’animal se jettent sauvagement dessus l’un sur l’autre » écrivait Koltès…
Un homme, jeune, apparaît au loin et s’approche du cadre, torse nu, sourire d’autosatisfaction, s’amusant de la contraction de ses muscles au rythme de la musique et toisant le public comme si la séduction était acquise et le désir évident. Son monologue est un flot dense de paroles remplissant parfaitement sa fonction d’exposition et dessinant les contours de la langue de Jelinek, que la metteuse en scène présente comme « un alliage d’une parole inavouable et dérangeante, du parlé contemporain qui se joue de sa propre caricature, et d’une forme de lyrisme ». Heidkliff est médecin, à la fois dentiste et gynécologue, amoureux d’Emily dont il fait un portrait nourri de misogynie et empreint de sa condescendance de mâle dominant. Julien Moreau incarne parfaitement ce personnage de poète-athlète à la virilité fantaisiste et fantasque, au rictus aussi insupportable qu’amusant, et même lorsqu’il s’éloigne à plus d’une centaine de mètres de nous pour plonger nu dans une crique improbable, sa voix est déjà devenue étrangement familière et le public amusé le prend en – relative – sympathie.
Nous faisons ensuite la connaissance de Carmilla et Bénno Mabullpitt (Pauline Haudepin et Blaise Pettebone, très bons eux aussi) archétypes de la middle-class moisie, elle femme au foyer sur le point d’accoucher de son sixième enfant et lui conseiller fiscal, amateur de tennis et d’une femme génitrice et décorative, moins arrogant qu’ Heidkliff mais peut-être dans une toute-puissance plus insidieuse encore au sein de son couple. Mais Carmilla meurt en couche, non sans s’être interrogée juste avant sur sa condition de femme transparente vouée à la reproduction.
C’est alors qu’apparaît Emily (Déa Liane, qui préserve une lueur enfantine aussi effrayante que fascinante dans la conduite de son personnage), sur un écran géant, qui s’adresse alors à la morte et lui propose de revenir à la vie, mais une autre vie. Un autre temps, d’autres mœurs. Si Carmilla est mère et soumise, Emily est vampire, lesbienne et poète, c’est ainsi qu’elle se présente, et après la morsure elle offrira à Carmilla la métamorphose nécessaire à son épanouissement. Voire une forme de revanche ?
Tout au long du spectacle, des figures errantes et silencieuses traversent le lieu, corps voûtés et meurtris, habitants éphémères de l’espace de représentation. Un spectacle en soi qui mêle et réveille nos angoisses de mort, de solitude, qui nous ramène à notre condition d’organisme vivant parmi tant d’autres.
Drôle d’endroit pour une rencontre, pourrait-on dire de prime abord, entre le texte de Jelinek et une friche industrielle, et pourtant tout semble tellement évident in situ que l’on conçoit difficilement un autre processus que le spectacle-paysage, ou théâtre paysage, car l’appréhension du lieu de la représentation permet cette double capacité de rendre limpide l’écriture dense et complexe de Jelinek – on pourrait même dire que le lieu permet l’incarnation et la représentation de la pensée de Jelinek – tandis que les comédiens en incarnent les mots et les personnages. L’humidité, les bruits de la nuit, une certaine forme de silence aussi, décuplent l’intelligence de la dramaturgie et de la scénographie, avec cette impression que les personnages surgissent des entrailles du lieu tout autant que ce lieu est le réceptacle de nos névroses et nos aspérités.
Pour Mathilde Delahaye, la notion de théâtre-paysage relève justement d’un double questionnement :
« Mon approche du théâtre-paysage opère, en matière de scénographie, par travestissement : comment une fiction s’empare du déjà-là, s’en inspire, se fait déplacer par le genius loci, l’esprit du lieu ; et en retour, comment l’artifice de la scénographie vient transformer un espace, le sublimer par la fiction. »
Une chose est sûre, le travail de Mathilde Delahaye et son équipe donne parfaitement à voir cet acte de pensée, à voir et à vivre. Le rapport du spectateur à Maladie ou Femmes Modernes est forcément physiologique et organique, l’humidité (et sans doute la chaleur si cela avait été le cas), le bruit, les odeurs passent par le filtre du langage, du texte, de la scénographie, de la mise en scène, le hasard devient radicalité et l’espace une évidence. Aucun texte seul n’a cette capacité- l’hypotypose n’est qu’une figure de style – on peut le dire, le reconnaître, mais pas le ressentir à ce point. Ce n’est donc pas le plein air qui importe, c’est ce qui se révèle par cette façon de penser le théâtre. « Le théâtre-paysage rend attentif au monde » explique la jeune metteuse en scène, mais cela le théâtre le fait de toute façon. En revanche ce théâtre-là, par cette femme-là, le rend palpable, ce monde déliquescent écrit par Elfriede Jelinek.