Une fois passé l’instant ému de se retrouver dans la Cour d’Honneur, on observe l’installation sur le vaste plateau face à l’ensemble des gradins. Se détachant sur la blancheur du sol, des meubles disséminés sur une grande partie de la surface. Chaises, tables, guéridons, tables basses, fauteuils forment un séjour en archipel, des « îlots » pour reprendre le terme d’Harold Mollet, conseiller mobilier pour le spectacle, vides de toute vie pour le moment. Le style Biedermeier qui les caractérise leur confère sobriété et élégance. La distance séparant chaque « îlot » étonne pourtant, laissant penser que les personnages seront éloignés les uns des autres – trop peut-être ? Le jeu des comédiens devra s’adapter à cette contrainte de taille, se dit-on alors.
C’est alors que tous font leur entrée en fond de scène, à cour, et entament une sorte de tarentelle, en fredonnant, suivant l’air de violon joué par Marie-Sophie Ferdane. Les comédiens se séparent alors, et se répartissent sur le plateau, occupant les différents « îlots ». On entre alors de plain pied dans ce qui agite les membres de cette famille, tous de blanc vêtus. Le patriarche Jacques ‑Weber, les personnages portent tous le même prénom que leurs interprètes – laisse libre cours à sa colère à l’encontre de son fils, Stan – Nordey. « Tu te prends pour qui ? (…) tu fais honte à notre famille (…) toi, tu n’aimes rien. tu ne seras rien ». Le motif de ce premier long déchainement de fureur – presque un monologue – trouve son origine dans l’intervention inappropriée du fils pendant le discours supposé célébrer la carrière d’architecte du père. Quelques bredouillements des uns, le silence craintif des autres, et face au public, celui de Stan surtout qu’on devine plus en tension, contrastent avec le développement de la colère de Jacques qui n’épargne personne. « Vous n’avez rien dit (…) vous êtes restés des êtres fades (…) médiocres », assène-t-il, sa voix se répercutant grâce au micro HF – bien peu utile ici, il faut l’avouer, mais on retrouve cette technologie de plus en plus souvent au théâtre.
Weber dans une rage olympienne ! Il y a en effet quelque chose de jupitérien dans la figure paternelle imposante qu’il incarne. On comprend que la prise de parole est un enjeu majeur. Un enjeu dramaturgique, comme souvent chez Pascal Rambert qui la place sans réserve dans la bouche de « ses » acteurs. Ici, leurs personnages appartiennent à un monde sur le point d’être détruit, de se détruire. Comment empêcher cela ? Peut-on empêcher cela ? N’y a‑t‑il pas une forme de vanité à se le demander ? La croisière que la famille réunie sur le vaste espace du plateau va entreprendre permettra doucement d’admettre que ce n’est effectivement pas possible.
Nous sommes en 1911. Et le monde est malade – déjà malade, tel une annonce proleptique du nôtre. Avec toute la culture, toute l’assise sociale que sa propre histoire lui a offerte, la famille considère les failles qui lézardent ce monde – souvent face au public, pulvérisant tout quatrième mur qui commencerait à se dresser. Elle considère aussi les failles qui la lézardent elle-même. Continuellement. Les flots de paroles submergent les personnages de leurs propres mots – nous submergent tous. Oscillant entre une inconfortable retenue et un déchaînement incontrôlé, les voix fortes portent, soutiennent longuement la décharge langagière. De ce fait même, l’échange est entravé, rendu difficile. Jusqu’à l’impossible parfois. Le bégaiement de Denis – Podalydès – et d’Audrey – Bonnet, surtout les difficultés de l’interlocution en témoignent malgré la répartition des personnages par couples – à l’exception de Stan dans sa « contre-nature ». Peu de dialogues font progresser l’action. Juste une incomplétude, une impuissance du langage qui persistent et rendent toute échappatoire à la violence impossible. Un ébranlement de la structure – essentielle ici – qu’aucune architecture ne semble en capacité de préserver.
Le temps est une donnée labile et secondaire pour le dramaturge qui n’hésite pas à l’accélérer comme dans la dernière partie de la pièce. Pas de tentation réaliste. On l’aura compris : Architecture propose autre chose. Une fois le mobilier changé à vue, avec des objets de style Bauhaus. Une fois les costumes presque immaculés, abandonnés au profit de vêtements aux couleurs variées allant jusqu’au noir du deuil, la course du temps est oubliée. La famille traverse trente années et le monde poursuit son effondrement. Certains vont mourir. Le temps d’après-guerre cède à celui qui en annonce une autre. L’Anschluss. Les morts vont succéder aux autres, ceux d’avant. Tous emportés par les persécutions, par leur propre épuisement de l’existence, au gré des comédiens assis devant des ordinateurs portables, promus contre toute attente dramaturges et metteurs en scène de leur propre fin, dans une esquisse rapide de mise en abyme finale.
Certes, on perçoit bien que Pascal Rambert a dû se débattre avec la question du lieu de représentation dont il dit qu’il l’a obligé à « remonter à l’intérieur du texte, à l’envers ». Pourtant, en dépit de la présence magnétique de tous les comédiens de la prestigieuse distribution – chevronnés s’il en est ; en dépit d’un projet réfléchi, manifestement travaillé jusqu’à maturation, on est frappé par l’effet paralysant de ce flux de paroles. « Dans mes pièces (…) tout se dit », affirme l’auteur. A l’excès peut-être ici.
Signalons pourtant que Stanislas Nordey offre à la pièce son plus beau moment. Alors qu’il rassemble toutes ses forces pour avouer à son père son homosexualité, il teinte son discours d’une émotion très juste. Les mots au père. « Tu es un monstre (…) une horde, une meute à toi tout seul ». Ce dernier se tait, se tasse, écrasé par les reproches du fils qui exige qu’il le regarde. Il dit tout. Il se révèle enfin. Et révèle la mort de l’homme qu’il aimait, au front. La rencontre avec sa femme et ses enfants. L’impossibilité de voir le corps tant chéri, perdu à jamais. Le fait de n’« être personne » dans ce monde qui ne reconnaît pas cette différence – comme toutes les autres sans doute. « Je suis seul, Papa ». Puis, il s’agenouille au pied du père. Évocation d’Ulysse et Nausicaa, dans la tradition grecque antique. Face-à-face en noir et blanc. Père et fils d’une grande justesse. Dans le sous-texte précisément.
Pour un tel sujet – déjà traité et sur le plateau de la Cour d’Honneur aussi – on peut regretter que la mise en scène n’ait pu être plus resserrée. On peut regretter des longueurs et certaines facilités qui émaillent le texte. On peut regretter enfin la contrainte tardive imposée par le « Saint des saints », au cœur du Palais des Papes, et qui a très probablement amplifié ces faiblesses.
Souhaitons alors que la tournée qui débutera en septembre, dans des intérieurs moins spacieux, permette une meilleure réception de ce moment de théâtre. Et, reprenant les derniers mots d’Avignon à vie, que lorsque les lumières monteront à l’entrée des acteurs si chers à Pascal Rambert, les spectateurs voient briller « comme une poussière d’or qui semblait appeler ».
Merci , Thierry ! Etrangère au monde du théâtre , cette représentation m ' a sollicitée par la profusion qui émane du texte , les images , les accumulations , les " beaux " mots , la prouesse des comédiens …Trop peut – être , trop de densité , trop de talent mis en valeur par les monologues , trop de longueur …Quel public ? A quel tarif ? Je lirai plus volontiers le texte , tellement riche , tellement actuel ; le présent se superpose au contexte passé …Des conflits familiaux , des états d ' âme qui se perpétuent au fil du temps , et toujours , et encore , en toile de fond, la menace de la guerre , de la montée des extrêmistes , des oppresseurs , partout , dans le monde …