Alors que le plateau s’anime grâce aux entrées successives des sept comédiennes qui revêtent des kimonos dans un espace évoquant un dressing en bord de scène, on voit apparaître des visages en gros plan, projetés sur les parois finement gondolées et translucides du décor. Ceux des comédiennes comme autant d’autres femmes sur le plateau, qui prennent la parole pour faire le récit rétrospectif du départ depuis le pays natal vers l’Amérique-Terre promise. Sur le bateau, nous étions presque toutes vierges. Par l’artifice du regard caméra, ces visages aux contours évanescents semblent fixer intensément la salle, interpellée sans détour pour entrer pleinement dans le récit qui commence. A ce plateau réaliste jusque dans les mouvements des femmes qui s’apprêtent, enfilant leurs kimonos sous de douces lumières, s’ajoute l’apparition de leurs paroles traduites ou non, comme « gelées » sur le décor, mais surtout leurs figures imposantes presque spectrales, irréelles. Elles surgissent sur plusieurs surfaces et prennent en charge la narration à tour de rôle, dans une choralité marquée par la première personne du pluriel. Un « nous » comme celui d’un groupe indivisible, masse globalisée dans les événements vécus collectivement. Un « nous » comme autant de « je » qui s’additionnent aussi, tout en soulignant à tour de rôle leur singularité, au cœur de ce gynécée extrême-oriental.
L’histoire authentique de ces jeunes filles japonaises, très jeunes parfois, ayant tout quitté pour s’embarquer sur un bateau commence alors. D’abord, la traversée entre espérances d’une vie meilleure et vagues craintes sur les devoirs conjugaux qui s’annoncent – Est-ce que ça va faire mal ? Des hommes, des inconnus partis avant elles, les attendent – on les devine déjà dans l’ombre du fond de scène. Ils ont écrit, leur ont raconté la vie dans l’El Dorado américain. Ils ont écrit leur attente, leur engagement à être des maris aimants. Les voix au milieu des bruits du navire font distinctement entendre les pensées des voyageuses en plein exode. Des voix presque blanches toujours, tenant à distance tout mouvement passionnel, dans une retenue propre à l’éducation que ces jeunes filles ont dû recevoir en Extrême-Orient.
« En devenant théâtrale, la parole se fait action » précise Catherine Ailloud-Nicolas. On est tenté d’ajouter que cette parole portée par ces voix au timbre fort et simultanément atténué par des intentions laissées en sourdine, constitue une des grandes originalités de la mise en scène. Certes, elle actualise une Histoire révolue, sur scène, grâce aux pouvoirs de la théâtralité à l’œuvre. Pourtant au-delà de l’illusion du hic et nunc dans la diégèse, cette parole saisit le spectateur par sa surprenante musicalité. Les voix semblent nues, ce qui donne toute sa force, toute son originalité au récit oscillant entre vérité historique et ajouts de la fiction. C’est également ce qui lui confère toute sa poésie. Certaines n’avaient jamais vu la mer est en effet un chant rare qui s’élève, une épopée longtemps passée sous silence, souvent méconnue car trop vite effacée des mémoires.
Après les aspirations vers un avenir meilleur vient le moment de la déconvenue : la rencontre avec les hommes dans leur existence banale, rendue souvent pénible par un dur labeur. La découverte effrayante de leur brutalité toute mâle, bien loin de ce que les lettres reçues laissaient si facilement espérer. Après un rapide changement de décor reproduisant la cruauté de la prise de conscience, on partage le désenchantement de ces femmes livrées sans ambiguïté à la sauvagerie de leurs maris, prises par surprise sur un sol jonchés de morceaux de caoutchouc sombres. Bien sûr, cette violence n’est pas sans évoquer celle que de nombreux migrants connaissent aujourd’hui. L’adaptation de Richard Brunel permet de traverser les époques par un subtil jeu d’échos venant jusqu’à nous.
Et comme aujourd’hui, sur cette nouvelle terre si violente et hostile, les jeunes femmes vont se soumettre à l’autorité des maris mais aussi à celle des maîtres et de leurs épouses : les Américains qui possèdent l’argent, les Américains qui possèdent la langue et la culture dominantes. Suivant les déplacements tout en fluidité des praticables supportant les différents décors de la pièce, la vie des jeunes filles se déplie sous nos yeux. Elles deviennent des femmes, des mères. Elles travaillent, sont exploitées. Certaines sont violées, méprisées, humiliées. Elles intègrent peu à peu la catégorie des invisibles. Quand les épouses sortent, elles ralentissent, prennent quelques instants de pauses, sans réjouissance pour autant. Sans rancune non plus, recluses dans leur intériorité. Celles qui appellent les leurs, restés au Japon, reprennent le fil des mensonges écrits dans les lettres des hommes et romancent à leur tour leur existence. Comme si la parole avait le pouvoir de faire vivre la vie rêvée qui paraît se graver dans la traduction s’affichant au même moment. Cela jusqu’à la fin de la communication au moins, quand quelques larmes coulent. Leurs enfants grandissent dans l’ignorance de la culture du pays lointain. Et ce sont d’autres douleurs, d’autres affrontements, d’autres incompréhensions de part et d’autres, avec les notes d’un twist curieusement traînant et morne.
Voulant « avant tout raconter une histoire », le metteur en scène a choisi de rythmer la pièce en faisant apparaître comme autant de surtitres, des dates et certains des mots marquant les différentes périodes de la vie de ces migrantes peu connues, comme autant de séquences qui pourraient être celles d’un film. Les événements s’enchaînent et l’Histoire vient frapper une dernière fois la destinée des femmes quand « Pearl Harbor » s’affiche. Après l’asservissement et l’aliénation, advient l’ère du soupçon : les Japonais sur le territoire américain, hommes et femmes, deviennent des membres supposés d’une cinquième colonne menaçant la sécurité du pays en temps de guerre. Sur scène, un seul homme en costume portant une valise embrasse, laisse soudainement plusieurs femmes désemparées comme une incarnation unique de la figure du fugitif devant chacune d’elles, abandonnée à son sort. L’assemblée des femmes toujours dans la tourmente. Toutes uniques, toutes les mêmes.
A Disappearance s’affiche finalement en surplomb sur le plateau vide de ses comédiens. On pénètre de cette manière dans l’ultime étape de l’adaptation au cours de laquelle une seule Américaine – finement interprétée par Natalie Dessay – entre alors, s’interroge, croise un couple d’autres jeunes américains – ses enfants peut-être – qui s’interrogent aussi : où sont les Japonais ? Le théâtre permet ici ce que la forme romanesque n’autorise pas toujours nettement : représenter l’absence. Les Japonais sont partis et l’Américaine est en proie au doute : elle est tentée de suivre une explication puis y renonce. Elle s’emporte devant l’évidence de leur internement, fait ensuite preuve d’un plus grand optimisme, lisant une affiche, écoutant la radio, cherchant à démêler le vrai du faux. Elle aussi est dans la parole. Pourtant, même si ces énoncés peuvent sembler performatifs, ils se révèlent tous être de fausses pistes : elle se contente d’observer, d’interroger. Sans répondre. Sans agir. Et nous, spectateurs silencieux, sommes poussés à adopter la même posture : pas d’action possible de notre côté non plus.
On retiendra ici la qualité de l’adaptation, la mise en scène soignée et réfléchie, l’engagement de tous les comédiens – parmi lesquels, la formidable Haïni Wang que nous avions déjà vue dans Pulvérisés, mis en scène par Vincent Dussart – la justesse du propos qui témoigne d’une résonnance particulière avec l’actualité tout en mettant en lumière des personnages relégués dans les plis de l’Histoire. « Je crois que mon âme est morte » dit l’une des femmes. Sans doute le travail de Richard Brunel et de son équipe a‑t‑il contribué à restituer une forme de vie à chacune de ces anonymes. Et pour longtemps.