"Un instant" d’après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust

Adaptation Jean Bellorini, Camille de La Guillonnière et Hélène Patarot
Mise en scène, scénographie et lumière : Jean Bellorini

Avec :
Hélène Patarot, Camille de La Guillonnière
Musicien : Jérémy Peret

Costumes et accessoires : Macha Makeïeff

Création sonore : Sébastien Trouvé

Assistanat à la scénographie : Véronique Chazal

Une production Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis

Coproduction Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, TKM Théâtre Kléber-Méleau, Renens, Théâtre de Caen, La Criée – Théâtre national de Marseille.

17 novembre 2018 au Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis

Adapter Proust au théâtre est une entreprise aussi démesurée que déraisonnable, comme en témoigne la récente tentative infructueuse de Krzysztof Warlikowski à Chaillot, cherchant dans la multiplicité des identités une manière de mettre en scène toutes les facettes de la mondanité proustienne. Antithèse parfaite de cette production décevante, "Un instant" de Jean Bellorini concentre sa mise en scène sur deux acteurs, naviguant dans un réseau d'échos et de correspondances intimes. Cette approche mêle au parcours mémoriel de la Recherche des éléments empruntés à la propre histoire des deux interprètes, Hélène Patarot et Camille de La Guillonnière. Spectacle délicat et puissant, "un instant" explore avec brio la naissance d'un univers intime né de la rencontre entre les objets et les êtres – moment à la fois fugace et suspendu qui pénètre l'essence de la narration.

Camille de La Guillonnière © Pascal Victor

"Un instant"… comme une main qui se lève ou un ami qui vous retient par la manche. Nous voilà happés, arrêtés – contraints de nous asseoir, de perdre notre temps, de nous perdre. Le cadre de scène nostalgiquement désuet de cette salle Roger Blin a des airs de Bouffes du Nord, que font mentir les neuves rangées de bancs de bois clair ponctués de coussins écarlates. Sur scène, un décor en deux parties : à jardin et un peu partout sur le sol de la scène, des amoncellements de chaises dont on devine qu'elles ont été empilées à la hâte, comme on débarrasse une salle de restaurant le soir, après le dernier service. À cour, une grande échelle tombant des cintres et perçant de haut en bas une chambre suspendue au-dessus du sol. Le Narrateur fait son apparition en descendant lentement cette échelle comme on pénètrerait pas-à-pas et ligne à ligne dans les profondeurs de la mémoire.

 

Partant du principe que le souvenir est ce mouvement de va-et-vient entre l'objet et la conscience individuelle, la question devient alors : que contient l'objet de nous-mêmes ? quelle part de l'objet dort en nous ? Le spectacle de Jean Bellorini met en scène cette relation circulaire qui structure la Recherche proustienne. Plutôt que de donner dans le récit in-extenso et la peinture mondaine, il réduit au dialogue entre deux personnages – le Narrateur et la Grand-mère – et réduit la trame narrative générale à une suite d'extraits du texte proustien. Ce couple se décline dans le roman et dans la vie avec le narrateur et Françoise ou bien Marcel Proust et Céleste Albaret. Jean Bellorini fait dialoguer fiction et réalité, montrant par exemple cette grand-mère assise, comme abattue par l'ennui ou le chagrin et dont on découvre qu'il ne s'agit pas à proprement parler (du moins au début) de la Grand-mère de la Recherche. Parti sur le projet d'une visite du Narrateur à un praticien – laquelle visite étant le déclencheur de la remémoration et du récit autobiographique – Bellorini s'est orienté par la suite vers la rencontre de deux personnages qui revisitent chacun leurs passés respectifs. On se perd souvent dans ce parcours ininterrompu, passant des souvenirs d'une enfance marquée par la guerre d'Indochine et l'exil à ceux, bien connus, de Combray et la géographie des noms de lieux. Des traits d'unions surgissent à l'improviste dans la densité brouillonne de ces allusions au Berry, à la cuisine vietnamienne, aux trois petits coups que l'on frappe contre un mur ou encore une bottine que l'on relace. La langue fait défiler les images et les sons, dessinant les arabesques des deux trajectoires mémorielles. C'est alors l'apparition du thème de la mémoire que l'on déplie et que l'on explore, allusion proustienne aux origamis japonais que l'on plonge dans de l'eau et qui révèlent leurs formes cachées. C'est également le cas des papillotes qui déploient le texte dans des fameux méandres digressifs – méthode utilisée par Proust pour trouver une forme de commodité à l'expansion perpétuelle de son manuscrit. Bellorini emprunte à la rêverie et au surgissement surréaliste pour montrer ces empilements de chaises qui se déplient à l'arrière-scène ou le lit-picot, surgissement du passé indochinois et réminiscence du divan de la psychanalyse, que la grand-mère déplie pour s'y allonger.

Hélène Patarot et Camille de La Guillonnière © Pascal Victor

 

Spectacle-palimpseste par excellence, "Un Instant" ne laisse pas le spectateur s'installer dans une forme de paresse intellectuelle qui ferait défiler sous ses yeux une Recherche du Temps perdue réduite à des scènes célèbres, comme un album de cartes postales que l'on feuillette. Le théâtre n'est pas adaptation mais force souveraine qui plonge dans le texte et dans la structure-même de la phrase infinie pour y tresser un réseau étroit d'images et d'échos. La présence subtile d'un accompagnement musical égrène les silences comme on regarde la poussière tournoyer dans un rayon de lumière. Tandis que passent les fantômes du Temps, décliné par une palette musicale qui va de l'inévitable Léo Ferré au Filiae maestae de Vivaldi, en passant par un curieux extrait de Piazzola dont on jugerait qu'il imite à la perfection la Sonate ou le quatuor de Vinteuil.

Les frêles silhouettes d'Hélène Patarot et Camille de La Guillonnière contrebalancent à elles seules, la stature et l'ampleur délirantes d'un texte somme toute peu "théâtral", qui transforme l'interprétation en tour de force. Idéal en Narrateur adulescent promenant naïvement son premier duvet, Camille de La Guillonnière plonge sa diction dans une sorte de gouaille sévère, presque boudeuse quand il s'agit d'évoquer la scène du baiser maternel. La Grand-mère d'Hélène Patarot fait ressurgir en un tournemain le souvenir de sa propre grand-mère, imitée en quelques phonèmes savoureux, mais sait également imposer un silence bouleversant pour dire la souffrance de la jeune fille face à son passé. L'ultime image résonne d'un écho quasi rimbaldien – une sorte de "Quoi ? – L’Eternité." qui, dans la chute d'une ampoule venant s'écraser au sol, répond à cet "instant" qui servait de titre tandis que résonne en voix off cette citation de Sodome et Gomorrhe : "J'aurais voulu faire constater aux sceptiques que la mort est vraiment une maladie dont on revient".

Hélène Patarot © Pascal Victor

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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1 COMMENTAIRE

  1. Avec Victoire, ma fille, nous sommes allés ce soir-là, c'était le 30 novembre 2018, du côté de St Denis. Il y a plus de dix ans, sur le point d'achever la lecture de La Recherche dont je lui avais transmis le virus que je tenais moi-même de mon père, elle m'avais tout à coup déclaré au bord des larmes :"Papa, mais je ne pourrai plus rien lire après cela". Dès les premiers mots d'Hélène Patarot je me suis mis à pleurer : je n'ai aucun souvenir de mon père qui est mort en Indochine quelques jours avant mon quatrième anniversaire. Avec son régiment il avait embarqué sur le Pasteur à Toulon deux ans auparavant. Après sa mort ma mère a conservé sur les étagères de son HLM quelques uns de ses livres. Parmi eux l'édition blanche, en mauvais état mais complète. À 22 ans je l'ai emportée, volume après volume, dans le petit appartement que j'ai loué dès que je fus reçu à l'internat. Cette lecture m'a sauvé du désespoir en même temps qu'elle m'a imposé un interminable regard sur le monde et sur moi-même, sans illusion, sans concession. Et savez-vous ? Mon patronyme est le même que celui de Céleste Albaret, née Gineste. J'ai toujours reculé devant la profanation vulgaire que constituerait l'enquête généalogique vers un lointain cousinage. Les petites mains de Céleste ont fermé les yeux de Marcel dont elles étaient les soeurs, c'est La Recherche qui fermera les miens, ma fraternelle compagne du deuil impossible de mon enfance. Je ne saurais jamais vous rendre le bonheur d'Un instant, et je voudrais pourtant être capable de payer cette dette triste et profonde, cette dette qui a racheté ma vie, du bateau qui ramène une petite fille, sa mère et sa grand-mère d'Indochine, en 1954, mais sans son père, que j'imagine noyé dans une rizière et criblé de balles, comme le mien. Et cette petite fille sera bientôt séparée de sa mère et envoyée "en nourrice", comme je fus alors envoyé en pension à six ans par ma propre mère. Vous m'avez répété que la petite fille dont parle Un instant, le Narrateur et moi-même nous nous donnons la main et c'est ce qui nous sauvera jusqu'à la fin du monde.

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