Tandis que les spectateurs s’installent, on remarque le plateau vide en contrebas du gradin. Au lointain, plongé dans la pénombre, un rideau rayé, translucide qui laisse passer par intermittence une lueur derrière lui, signe de ce moment des coulisses qui annonce le début imminent du spectacle. Surgit alors à cour un homme qui vient faire retentir quelques notes d’une guitare électrique à l’aide d’un archer. Des sons du Nord de l’Europe. Qui évoquent le froid et le feu. C’est alors qu’entrent d’autres hommes, face au public, sortant de derrière le rideau. Jeunes, athlétiques, ils semblent d’abord enfiler à vue une tenue de travail. On découvre vite qu’il s’agit plutôt d’une tenue de combat, associant des éléments renvoyant autant à la police nationale aujourd’hui et qu’aux chevaliers d’un plus lointain Moyen-Âge, avec leurs arcs et leurs épées. Ils appartiennent à l’armée anglaise et s’apprêtent à passer à l’attaque. Egham, leur sergent – interprété avec justesse par Pierre Germain – les mène au combat et leur impose de se transformer en arbre ou en sous-bois, d’imiter le chant des oiseaux. Comme une reprise de la fin de Macbeth. Comme une réactivation du stratagème annoncé par les Sorcières rendant leurs oracles.
Car nous voici à nouveau à Dunsinane, la forteresse dans laquelle le traître de Shakespeare s’était reclus avant d’être vaincu. Dunsinane. Ce nom offrant son titre à la pièce de David Greig comme un écho métonymique aux troubles qui agitent toute l’Écosse. Le traître usurpateur de la couronne est mort, Malcolm règne alors. Mais il est pleutre, débauché. Un souverain fantoche sans envergure. Le territoire sous occupation militaire est tenu par Anglais manœuvrant pour le maintenir sur le trône. Décidément, il y a quelque chose de pourri également dans le royaume d’Écosse. Quelque chose qui s’infecte de l’intérieur. Une persistance du chaos politique comme un inéluctable et atroce présent qui revient en boucle.

Le rideau se lève et apparaît le formidable dispositif scénographique pensé et conçu sous la houlette de Quentin Lugnier. Un décor en métal aux reflets cuivrés, fait de panneaux amovibles, déplaçables, escamotables, permettant plusieurs espaces de jeu. Une boîte modulable tel un casse-tête cubique qui se déplace sur un rail circulaire, poussé par les comédiens eux-mêmes à travers lequel on peut voir peut-être une évocation du cycle infernal de la violence et du désordre en Écosse. Les éléments grillagés, perforés de ce dispositif laissent d’ailleurs passer une lumière diffuse, provenant souvent des contres d’assez faible intensité, donnant à la peau des comédiens une teinte olivâtre, une « chair verdie et putréfiée à la Bacon » comme le précise le metteur en scène. « C’est l’autorité et le corps de cette autorité qui se désagrège ». Une marque sans équivoque de putréfaction.
Dunsinane va tomber aux mains des Anglais. La reine s’y abritait et la voici prisonnière. Le général Siward est campé par l’époustouflant Gabriel Dufay dont la maîtrise et la voix vibrante donne à ce personnage ayant perdu son fils mort au combat, toute sa densité et sa modernité, entre Les Sentiers de la Gloire et Game of Thrones.

Il s’étonne que la Reine soit encore en vie, met en doute la parole de Malcolm – formidable Tommy Luminet en redoutable adversaire de Siward et on retiendra leur intense affrontement verbal au cours duquel les deux comédiens se révèlent exceptionnels.
Il est vrai que « Lady M » est supposée être morte dans la scène 5 de l’acte V de Macbeth. Suite à cela, son traître de mari dit d’ailleurs que « la vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus ». Cela serait-il le sens de cette magie qui la fait revivre ici ? N’y aurait-il pas la moindre sorcellerie ? Car en fin de compte, ce ne serait que du théâtre. Il suffirait de se faire entendre encore, de se faire voir encore pour revenir à la vie.

Clara Simpson, tout en simplicité et en finesse, est Gruach – dans cette seconde vie, elle ne porte plus le nom de son défunt mari shakespearien. Son nom en gaëlique renvoie au lien, à l’arche qui réunit tant il est vrai qu’elle est au cœur des héritages, des tensions engendrées, des jeux d’influences. Elle obtient d’être traitée avec les égards que son rang impose. Elle séduit Siward. Elle fait agir pour son compte son peuple, sans un mot. Elle est la figure de ce pays où les Anglais restent définitivement de malheureux conquérants. Des étrangers dont on refuse l’ingérence. « En Écosse, il faut toujours savoir où on met les pieds » entend-on plus loin. Sans doute, l’avertissement est-il justifié.
Les saisons s’enchaînent – suivant le singulier découpage de l’auteur structurant sa fable au fil du temps qui passe et qui reprend toujours sa même course. Et du printemps vers l’hiver, les conflits s’enlisent. Le metteur en scène a resserré l’intrigue, éliminant certains passages pour conserver l’essentiel : ce cycle infernal de la violence – que ponctue chaque mouvement rotatif du décor sous les yeux du public – ce perpétuel combat pour la survie de son camp, pour sa propre survie. L’absurdité tragique devant l’impossible échappatoire.
Gruach s’enfuit, non sans avoir laissé les siens massacrer leurs adversaires. Siward plonge alors dans l’ivresse de la vengeance. Il poursuit Lulach, l’enfant de sa maîtresse écossaise, l’héritier qui pourrait prendre le trône. Il applique ainsi une loi du Talion qui ne dit pas son nom. Pour son fils fauché au combat, il prendra la vie du fils de la reine traîtresse. Et les soldats anglais cherchent alors celui qui est porteur du tatouage sacré, celui qui est porteur de la marque de Gruach – signalons la justesse de l’ensemble des jeunes comédiens d’Arts en scène. Le sang coule, la mise en scène ne cache rien. Et Lulach sera finalement tué par Siward lui-même, entouré de ses soldats au cours d’une scène très esthétique, toute en gravité s’achevant sur le général tenant le cadavre du jeune homme, image d’une grande intensité picturale renvoyant à une Pietà sans aucune figure féminine – la domination des hommes est écrasante dans Dunsinane.

Mais cela ne peut constituer la fin. Par l’artifice du théâtre, le comédien se relève. Lulach revient d’entre les morts – comme sa mère avant lui – et va hanter l’esprit vacillant du général anglais qui tombe dans une folie hallucinatoire devant l’image de sa victime, comme un nouveau retour sur Macbeth, lorsqu’il aperçoit le spectre de Banquo. Le cycle infernal toujours. Au cœur de l’hiver, l’homme troublé part alors à travers le territoire à la recherche de Gruach avec l’Enfant soldat – joué remarquablement par le lumineux Luca Fiorello. Et il la retrouve – dans un ultime moment d’affrontement porté au plus juste par les deux comédiens. Et même s’il capitule face à elle, rien ne change vraiment. Entraînant l’Enfant-soldat avec lui, Siward reprend sa route. Et s’enfonce un peu plus dans l’hiver qui l’emporte.
Entre récit épique et tragédie, entre sens de l’Histoire et réflexion aux accents anthropologiques, Baptiste Guiton et tous ses solides comédiens nous entraînent jusqu’à notre présent « afin que chaque spectateur puisse se reconnaître ». Ils réinterrogent les tensions géopolitiques entre les états, ils réinterrogent « la dilution politique ». Ils invitent à repenser les rapports de domination – notamment la domination masculine, à repenser les liens de fraternité entre tous. En somme, en concevant son théâtre vivant, réflexif et engagé, la compagnie l’Exalté nous convie ici à méditer davantage sur « le sens de la vie » loin de la vanité des fureurs du monde.
