Alors que les spectateurs entrent et prennent place dans les gradins, on perçoit une certaine fébrilité autant liée à la chaleur accablante qui règne sur Avignon qu’à l’empressement à découvrir la mise en scène de Christophe Rauck dont on parle avec beaucoup d’enthousiasme dans les rangs. Pour autant, plongé dans l’obscurité, le plateau reste inaccessible aux regards impatients. Le sons des célèbres trompettes de Maurice Jarre indiquant les début imminent de la représentation, les vibrations de la salle s’apaisent. Sur un tulle sombre fermant la scène est projeté le mot « Windsor » apportant immédiatement une précision didascalique sur l’espace où les événements se déroulent – comme ce sera le cas chaque fois, au fil du spectacle à cet endroit lorsque le voile sera tiré, ou bien au lointain. A travers le tulle opacifiant sensiblement la vue du plateau, on devine la présence d’un vieil homme – Jean de Gand, campé par Thierry Bosc révélant avec grande maîtrise toute la solidité de l’homme d’Etat au service de son roi à qui il révèlera quand même ce qu’il pense de lui dans ses derniers instants de vie. Derrière lui, deux silhouettes immobiles, debout face au public, ombres vagues dans un faisceau brutal de lumière blanche – Bolingbroke, puissant Éric Challier qui traduira les ambiguïtés du futur roi aimé par ses sujets mais en manque d’une parole performative à propos de son encombrant prédécesseur destitué ; Mowbray, duc de Norfolk, soigneusement interprété par Guillaume Lévêque. Frappée d’irréalité, l’image renvoie à une sorte de tribunal de cauchemar, filtrant à travers les brumes de l’Histoire.
Les deux hommes sont en effet accusés d’avoir tramé la mort de Woodstrock, duc de Gloucester, exprimant d’emblée le climat délétère et continuellement menaçant de l’époque marquée par de multiples complots contre le pouvoir en place. Une autre silhouette tourne autour du rond de lumière dans lequel chacun se trouve, déambulant ensuite sur les degrés qu’on entrevoit à jardin et à cour. Une silhouette gracile, arborant un costume plus clair : le roi Richard II – et Micha Lescot irradie dès cette première scène. La voix est claire et retentit dans l’espace de la salle. Il est celui qui a fomenté la mort de Gloucester, comme on le comprend dans la scène suivante. Les gestes sont mesurés, les placements de chaque personnage porteurs de sens, dans un environnement virilisé à l’extrême. C’est un authentique exercice de pouvoir qui est retranscrit ici, comme l’Histoire en compte de nombreux. Un mâle pouvoir déjà fragilisé pourtant – peut-être en raison de l’allure presque androgyne du souverain. Après un affrontement avec Mowbray à qui il exprime son exercice du pouvoir tout en verticalité – « les lions domptent les léopards » – le Roi ne condamne aucun des deux suspects mais s’en remet au Jugement de Dieu, en leur proposant un duel. Un premier retrait. Une première erreur pour entamer la chute inexorable. Et déjà une étrange et paradoxale forme de grandeur sans nulle autre pareille.
Ce duel donne lieu a une scène au visuel tout à fait remarquable où les deux bretteurs engagent le combat avec des lumières stroboscopiques et une musique aux sons saturés exaltant la violence de la lutte. C’est alors qu’une autre image spectaculaire apparaît. La phrase « Arrêtez, le roi a jeté son bâton ! » apparaît sur le tulle. Un mince faisceau éclaire Richard qui, bras en avant, tend son sceptre doré et va interrompre le duel pour prononcer contre toute attente une peine de bannissement pour les deux opposants. D’une parole donnée à une parole reprise et modifiée, l’enjeu de la pièce est finement tracé par le travail de Christophe Rauck avec ses comédiens : Richard II est le récit d’une chute et d’un retranchement dans la parole. Richard est seul, à distance de tous les autres autour de lui – rappelons ici le jeu sur les formidables costumes de Coralie Sanvoisin qui font contraster la blancheur de celui de Richard avec celui des autres, notamment les facétieux motifs Prince de Galles des autres hommes. Comme l’affirme le metteur en scène, il s’agit de « l’histoire de ce roi qui n’écoute plus les autres et qui, face au jeune Henri Bolingbroke, aimé des gens, finit par être destitué ».
Richard a cependant ses soutiens : Aumerle, fils du duc d’York – le jeu d’Emmanuel Noblet est toujours riche de nuances, ici entre droiture dans l’accompagnement du pouvoir royal en place et perte de sang froid au moment où son père York – Thierry Bosc, sublime dans ce rôle également– le confond avec véhémence et veut le dénoncer au nouveau roi, avant que sa mère – Murielle Colvez proposant ce qui peut être une fine caricature de la mère éplorée – n’intercède en sa faveur pour obtenir la clémence de Bolingbroke devenu Henri IV ; Bushy et Greene – Pierre-Thomas Jourdan et Louis Albertosi, tous deux très justes – qui, accusés d’avoir perverti le roi, sont confrontés à un Bolingbroke au faîte de sa puissance, qui les soulève de terre, exerçant contre eux une force physique relayant celle qu’il obtient par la faveur de ses soutiens – ses partisans les regardent sur les deux gradins les enfermant en contrebas.
Christophe Rauck compose de sublimes tableaux grâce au remarquable travail scénographique d’Alain Lagarde et aux lumières délicates d’Olivier Oudiou, évoquant des lieux enténébrés souvent barrés d’un tranchant faisceau, depuis la Chambre des Communes jusqu’à la prison, tombeau cryptique de Richard. Avec la présence au plateau de techniciens efficaces et précis, les gradins sont mobiles, bougent, sont lancés dans un mouvement rotatif presque effrayant comme dans l’ultime face-à-face entre Richard et la reine – Cécile Garcia Fogel, troublante et sombre – toute de blanc vêtue comme son époux défait, en chemise longue, emportés tous deux dans le tourbillon de l’Histoire.
Le texte shakespearien, formidablement servi ici, résonne clairement, les mots flamboient et on ne peut pas ne pas citer la dernière scène de l’acte III, où le jardinier à l’allure inquiétante – Pierre-Henri Puente sur une échelle au lointain, le visage recouvert d’un masque défigurant – annonce à la reine la déchéance à venir du roi dans un discours empreint malgré tout d’une vibrante poésie dans la traduction de Jean-Michel Déprats :
« Pauvre reine, si cela pouvait adoucir ta condition,
Je voudrais que mon art subisse ta malédiction.
Ici, elle a versé une larme. Ici, à cette place
Je planterai un massif de rue, cette plante amère, herbe de grâce.
Bientôt on la verra, symbole de pitié
Fleurir en souvenir d’une reine éplorée » (III, 4 )
Pour finir, revenons sur la figure de Richard et sur l’authentique incarnation qu’en propose Micha Lescot. Son personnage, singularisé par rapport aux autres qui gravitent autour de lui pour mieux le servir au théâtre qu’en tant que roi, est travaillé en profondeur et dévoile avec une obscure brillance un homme en pleine possession du pouvoir royal, au sommet d’une Angleterre avec laquelle il va peu à peu se retrouver en rupture, ce qui va le précipiter dans l’abîme. Car il est le roi qui rompt avec son peuple. La volonté obsessionnelle et inarrêtable de mener à tout prix une guerre sur le sol irlandais dès le premier acte atteste pleinement de ce divorce consommé. Seul ou mal entouré, il s’éloigne et se découvre simple homme – au sens propre comme dans la scène de destitution où il quitte ses vêtements pour ne garder qu’une chemise longue, à peine garante de sa dignité. Le jeu fiévreux de Micha Lescot montre les angles morts, les tourments d’un homme découvert, déclassé qui court à sa perte. Un roi nu ou presque, au bord de la folie, à moins qu’il n’atteigne ici la plus grande sagesse dont il n’ait jamais pu être capable avec la couronne d’Angleterre sur la tête. Un roi nu ou presque tantôt déchirant dans son désespoir tantôt drôle dans son cynisme à l’égard de ceux qui le supplantent, le trahissent. Et cette couronne qu’il enfile sans user de ses mains, en rampant à quatre pattes avant de la donner à Bolingbroke devient métonymiquement sa malédiction à lui. Il le perçoit distinctement et l’exprime avec une extraordinaire acuité qui lui confère toute sa paradoxale grandeur, conscient de la submersion prochaine qui va l’emporter – comme l’annonce la monumentale projection au lointain, créée par Étienne Guiol, du flux et le reflux des vagues gagnant peu à peu en hauteur.
Ce splendide Richard II, intelligemment relu et mis en scène, joué avec virtuosité exerce un troublant magnétisme sur les spectateurs, et prend très légitimement sa place parmi les créations de cette pièce qui compteront dans l’histoire du Festival d’Avignon. Quittant le Gymnase du lycée Aubanel, on reste encore frappé par la modernité toujours extraordinaire du théâtre de Shakespeare et les échos contemporains de la pièce. « Elle résonne avec le monde d’aujourd’hui (…) disons que certains éléments résonnent avec l’actualité » comme l’affirme Christophe Rauck. Facilité du parallèle avec lequel il convient de rester prudent ? Certainement. Pourtant ne faudrait-il pas considérer davantage nombre de récits au théâtre à l’exemple de Richard II, comme autant de précieux vade-mecum. Des récits réputés superficiels mais éclairant souvent un chemin sûr à suivre. Y compris dans l’exercice du pouvoir sans doute.