La mécanique du hasard
Texte : Catherine Verlaguet
D’après le roman Holes/Le Passage de Louis Sachar
Mise en scène : Olivier Letellier

Avec Fiona Chauvin et Guillaume Fafiotte
Assistanat : Jonathan Salmon et Valia Beauvieux
Création lumières : Sébastien Revel
Création sonore : Antoine Prost
Costumes : Nadia Léon
Scénographie et régie générale de tournée : Colas Reydelet

Production : Théâtre du Phare – Olivier Letellier

Co-production Théâtre de la Ville – Paris,  Le Strapontin de Pont-Scorff, Théâtre de Chevilly-Larue, Tangram Scène Nationale d’Evreux et Théâtre du Champs au Roy de Guingamp, Fontenay-en-Scènes de Fontenay-sous-Bois

Avec le soutien de les Bords de Scène d’Albon, Les Tréteaux de France – CDN d’Aubervilliers, Le Grand T – Théâtre de Loire Atlantique de Nantes et Centre Culturel d’Avranches.

Le roman Le Passage est publié aux éditions Folio Junior

Création automne 2018

Avignon le Off, 11 Gilgamesh Belleville, le 6 juillet 2019

Le travail d’Olivier Letellier et du Théâtre du Phare est désormais bien connu du grand public. L’adaptation – déjà par Catherine Verlaguet – du célèbre Oh Boy de Marie-Aude Murail créé en 2009 a d’ailleurs remporté le Molière du Spectacle Jeune Public l’année suivante. Cette récompense signale à juste titre le champ d’investigation choisi par le Théâtre du Phare : le jeune public et les écritures qui lui sont dédiées, répertoire encore récent mais qui a désormais toute légitimité dans la création théâtrale contemporaine. Parce qu’Olivier Letellier est aussi un expérimentateur, il propose plusieurs laboratoires en 2014 dans différents lieux comme le Théâtre National de Chaillot ou encore le Centre National de Champigny-sur-Marne, d’où naîtront une belle grande forme – La Nuit où le jour s’est levé et trois « solos » créés en 2015–2016 parmi lesquelsMaintenant que je sais écrit que Wanderer avait vu à la Maison du théâtre pour enfants, en juillet 2017. De retour dans le Off cette année, Olivier Letellier, après une nouvelle collaboration avec sa compagne d’écriture Catherine Verlaguet, présente l’adaptation du célèbre roman pour la jeunesse Le Passage de Louis Sachar, paru en 1992. Des laboratoires en 2017 à Chaillot jusqu’au Gilgamesh Belleville pour le temps du Festival, Wanderer a eu envie d’apprécier une fois de plus la qualité de ce nouveau travail de collaboration. Sans la moindre déception.

Les deux comédiens, Fiona Chauvin et Guillaume Fafiotte, à l'unisson

Peu de temps pour observer le plateau, une fois installé dans la salle. Les deux comédiens, portant des tenues à peu près semblables viennent s’adresser au public, usant d’un « tu » tout à fait inattendu et déconcertant. Des recommandations habituelles sur l’extinction des portables qui pourraient laisser croire que nous sommes encore à la lisière du spectacle et qu’ils s’adressent aux spectateurs, ils glissent sans plus d’avertissement vers un « tu » plus identifié : Stanley Yelnats, le personnage principal de la fable – mais n’est-ce pas encore un peu nous dans le public ? On hésite, un peu troublé. Et les deux comédiens de faire remarquer que son patronyme est composé avec les lettres de son prénom à l’envers. Etrange « upside down » qui retient d’emblée l’attention. Cette réversibilité fait dès à présent allusion à ce qui vient de commencer sans que ne nous en rendions compte : « une histoire en boucle qui illustre l’impérieuse nécessité de remonter aux origines pour comprendre, voire modifier le présent » pour reprendre les mots d’Olivier Letellier lui-même dans sa note liminaire au spectacle. Revenons quand même à ce qui est de l’ordre du clairement visible dans les premiers moments. Deux comédiens – Fiona Chauvin et Guillaume Fafiotte, épatants à tous égards – figurent l’instance narrative à deux voix complémentaires pour l’histoire qui débute, comme deux acteurs-conteurs nous incluant dans ce qu’ils commencent à raconter. Pour que nous écoutions avec attention comme dans les veillées d’autrefois. Pour que nous regardions et entamions avec eux le voyage initiatique du jeune personnage principal représenté sur scène. Leurs t‑shirts, jeans et baskets en toile bordeaux, rappellent d’ailleurs l’adolescence – les deux comédiens bien que jeunes ayant tout de même passé cet âge de la vie. L’adolescence qu’on s’apprête à vivre ; celle qu’on vit ; celle qu’on a vécu mais qui a laissé des traces dans la vie d’adulte. Et on se prend à penser alors le temps qui passe, qui avance et qui fait avancer chacun, les héritages du passé parfois lourds, les expériences vécues et ce qu’on en garde parfois inévitablement dans le présent comme dans l’avenir. En définitive, nous voici emportés dans un conte d’aujourd’hui et de toujours, doucement amenés vers une réflexion aux accents anthropologiques – le théâtre, fût-il pour la jeunesse, ne permet-il pas de mieux comprendre l’Homme et le monde ?

De l'équilibre entre les deux comédiens

Le plateau est assez sobre avec un décor minimaliste. Un vieux frigo américain portant traces d’usure, marques indélébiles d’un passé ineffaçable, signes évidents des effets du temps, est placé au centre, sur un sol en bois surélevant légèrement l’espace de jeu, qui figure une sorte de surgissement solide aux contours arrondis et concentriques. La couleur est celle du sable. Celui du désert aride avec ces nuances ocreuses. Celui où Stanley va creuser et que les comédiens vont jeter symétriquement chacun d’un côté du plateau, après avoir saisi la petite quantité laissée opportunément à cet effet, laissant flotter une fine poussière dans la lumière. De part et d’autres, près du décor et à vue, sont justement disposés quatre rampes verticales qui produisent cette même lumière jaune et irréelle venant intensifier  l’atmosphère pleine d’étrangeté dans laquelle la salle se trouve instantanément plongée.

Comme une réminiscence lointaine des tragédies grecques, Stanley Yelnats se sait marqué du sceau de la malédiction qui le poursuit depuis toujours. Qui poursuit sa famille depuis quatre générations, précisément depuis un supposé vol commis par son arrière-grand-père contre une tzigane. Tous se sentent « au mauvais endroit au mauvais moment ». Les deux comédiens vont alternativement relater les événements qu’ont vécus les ancêtres de Stanley et qui l’ont conduit inexorablement dans ce désert, jouant admirablement avec les analepses, prêtant corps et voix à tous les personnages de cette fable dans un paysage de western. Stanley a reçu une paire de chaussures de sports sur la tête. Comme ça. Et le voici accusé de vol à son tour ! La malédiction familiale s’abat sur lui durement et il est envoyé dans le désert pour purger sa peine dans un singulier camp de redressement, au Texas, au cœur d’un environnement désormais asséché et sans vie : le « Camp du Lac vert ». Il connaît l’enfermement, l’impossible fuite vers un ailleurs. Vers un autre destin. Il est confronté à la brutalité de la direction du camp – Mr Monsieur le bourreau balourd, par exemple. A la concurrence des autres « délinquants » en rétention comme lui. A l’amitié durable bien qu’inattendue avec Zéro, le fidèle et indéfectible compagnon de  route, de vie. Et avec lui et les autres, il doit creuser d’énormes trous tous les jours. Comme autant de Sisyphe des temps modernes, répétant la même action inutile. Absurde présent éternel, sans alternative.

Puis, ce sera la fuite. Une montagne à gravir – itinéraire de deux jeunes hommes partis perdants, vers cet ailleurs si précieux pour échapper à leur mauvaise fortune. Entre les oignons crus et la redoutable morsure des lézards, l’intrigue conduira Stanley sur la voie d’une autre destinée, aussi surprenante que salutaire, brisant avec panache le cycle familial maudit. On peut toujours changer de paradigme : c’est la découverte finale. La fatalité n’existe donc pas, il y a toujours une page blanche sur laquelle écrire.

Sans doute, Olivier Letellier et Catherine Verlaguet ont-ils distinctement perçu les ressorts dramaturgiques de cette intrigue ainsi que les substrats culturels et philosophiques dont ils se nourrissent. L’adaptation du texte et la mise en scène sont vraiment réussis. Les deux comédiens, tels deux funambules, avancent comme sur un fil, dans une grande maîtrise de leur équilibre au sein même de leur duo qui fonctionne à la perfection. On retient par exemple, ce moment où l’un est sur l’arête de ce frigo renversé, unique appui de jeu multifonctionnel tout au long du spectacle, et l’autre l’aide à se maintenir sans tomber. Le travail préparatoire auprès d’un artiste circassien notamment, a permis cette performance physique. Il est à supposer pourtant que leur bonne connaissance de l’autre dans leur harmonieuse collaboration sur ce projet, explique certainement ce résultat sur l’ensemble de la représentation tout à fait enthousiasmante.

Représentation d'une étape de l'histoire de Stanley Yelnats 

Le Théâtre du Phare démontre une fois de plus la vivacité de ce répertoire jeune public, dépassant largement son cadre pour toucher les spectateurs de tous âges. Pour Olivier Letellier, il en va d’une forme de militantisme à persévérer dans la recherche théâtrale autour de ces textes pour la jeunesse. Et en définitive, cela permet certainement de nous rappeler toujours, en reprenant les mots de Jean-Claude Lallias, « la part d’enfance de tout théâtre ».

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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