On aurait pu finir par croire que Calixto Bieito n'était "que" metteur en scène d’opéra… C'est pourtant par le théâtre qu'il a débuté sa carrière et ce, dès l'époque où il dirigeait le Teatre Romea de Barcelone avec des relectures des classiques du théâtre espagnol et élisabéthain : La Vie est un songe de Calderon, Macbeth, La Tempête et Hamlet mais également La Vie et la mort du roi Jean de Shakespeare, et des pièces allant d'Amphitryon de Molière au Pierrot Lunaire de Schoenberg à La Vie de Galilée de Brecht ou Company de Stephen Sondheim et La Maison de Bernarda Alba de F.G. Lorca.
Créée l'an dernier à Birmingham, cette nouvelle production présentée dans le cadre du Festival d'Automne porte le nom très étrange de The String Quartet’s Guide To Sex And Anxiety. Sur scène, on découvre une mise en regard de quatre acteurs et un quatuor à cordes interprétant le Quatuor n°2 de Ligeti et le Quatuor n°11 "Serioso" opus 95, de Beethoven. La soirée déroule le fil d'une anecdote personnelle qui raconte comment Calixto Bieito a découvert qu’il souffrait depuis longtemps de troubles anxieux. Ce "guide" fait fonction d'une musicothérapie une peu spéciale, avec des textes récités par quatre acteurs du Birmingham Repertory Theatre qui viennent s'intercaler entre les différents mouvements des deux quatuors interprétés par l'excellent Heath Quartet. L'idée de combiner un quatuor d’acteurs pour les textes, et un quatuor à cordes pour la musique vient de The Age of Anxiety, long poème W. H. Auden qui décrit quatre buveurs dans un bar new-yorkais méditant sur la vie dans la société industrielle.
Commentant cette trame mi-comique mi-pathétique, Calixto Bieito développe son projet en ces termes : "La superposition quantique est l'une des propriétés étranges du monde subatomique qui permet aux particules élémentaires de matière d'être simultanément dans deux endroits ou états différents. J'aime imaginer que mes compositeurs préférés voyagent avec moi dans un espace-temps impossible à saisir à la vitesse d'un coup d'œil. Beethoven et Ligeti semblent avoir eu une longue conversation au sujet d'un livre extraordinaire intitulé La philosophie du vin de Béla Hamvas". Cette hésitation entre un pôle serioso (allusion explicite à l'Opus 95 de Beethoven) et le ludique (les fameux clouds and clocks du 2e quatuor de Ligeti) met en valeur le lyrisme et le phrasé impeccable du Health Quartet que la scénographie contraint à jouer et à s'interrompre dans une série abrupte de mouvement scéniques.
Ce croisement de références convoque une liste de grands dépressifs et de suicidés, depuis les classiques Robert Burton (The Anatomy of Melancholy) et Søren Kierkegaard (Le concept de l'anxiété), en passant par Stig Dagermann (Notre besoin de consolation est impossible à rassasier) et la poétesse américaine Anne Sexton (Wanting to die). Dans ce cortège, les contemporains ne sont pas oubliés : Michel Houellebecq (Plateforme) côtoie Scott Stossel (My Age of Anxiety : Fear, Hope, Dread, and the Search for Peace of Mind) et Andrew Solomon (The Noonday Demon)… mais l'affaire tourne au creux sidéral, malgré quelques tentatives pour tromper l'ennui par une direction d'acteurs ras les pâquerettes.
L'amoncellement de chaises qui fait office de décor ne tarde pas à s'effondrer dans un fracas qu'on pourrait dire salutaire s'il ne venait contrarier l'écoute de l'opus 95. En rang d'oignons sur le devant de la scène, les acteurs débitent leurs extraits à tour de rôle – joyeux amalgame de sexe triste, de stress chronique et de refoulement.
On lit sans peine les allusions au cinéma d’Andreï Tarkovski, de Béla Tarr et de Luis Buñuel, avec ce thème et variation autour d'un poing enfoncé dans la joue et du regard vide, telle la Melencolia I de Dürer. Nick Harris tire brillamment son épingle du jeu dans l'art inimitable de promener une dégaine fatiguée et névrotique. Son personnage oscille entre concupiscence et désespoir, empruntant les poses que Bieito attribue souvent à certains de ces personnages (le Landgrave dans Tannhäuser, Desportes dans Soldaten, Otello ou Boris…). Cathy Tyson joue sur un registre invariablement tendu, prêt à se rompre. Les mots sortent d'elle par une pulsion ininterrompue, tandis qu'elle fixe le public d'un regard buté avec les poings serrés. Graeme Rose offre un numéro de neurasthénique assez neutre, comme absent et détaché des textes qu'il débite d'une voix morne. On notera en revanche l'engagement de Mairead McKinley, que Bieito expose dans toute sa fragilité dans des textes qui la poussent aux limites du ridicule et du tragique (Houellebecq et Dagermann en particulier).
"C’est une sorte de poème, une sorte de concert… J’espère que cela transmettra beaucoup d’espoir" nous dit Bieito dans les notes de programmes. Cette suite décousue et anodine laisse perplexe quand on pense aux spectacles récents comme Simon Boccanegra, Lear ou Les Bienveillantes. Attendons désormais ce Ring à Bastille qui fait plus que jamais office de rendez-vous incontournable de cette saison 2019–2020.