Walter Sickert, peindre et transgresser

Musée du Petit Palais (14 octobre 2022 – 29 janvier 2023)

 

Commissariat : Delphine Lévy, directrice générale de Paris Musées (2013–2020) et Clara Roca, conservatrice en charge des collections d’arts graphiques des XIXe et XXe siècles, et de la photographie

Paris, Musée du Petit Palais le 14 octobre 2022

A partir du 14 octobre, le musée du Petit Palais à Paris accueille l’exposition que la Tate Gallery a consacrée au peintre Walter Sickert, mais dans une version légèrement différente. Comme dans le cas de Füssli présenté au musée Jacquemart-André, c’est encore un très grand nom de la peinture britannique qui est mis à l’honneur cet automne à Paris grâce à cette rétrospective, dont nous avons visité la version présentée à Londres.

 

L’un des effets de la méconnaissance dans laquelle est tenu l’art anglais de ce côté-ci de la Manche, le nom de Walter Sickert est ignoré de la vaste majorité des Français. C’est une injustice criante, non seulement parce qu’il s’agit d’un des grands peintres britanniques du XXe siècle, mais aussi parce que la France, ses artistes avant-gardistes et ses paysages urbains, fut l’une de ses principales sources d’inspiration.

Au Royaume-Uni, Sickert est évidemment beaucoup mieux connu, et fait régulièrement l’objet d’expositions. Pour n’en citer que quelques-unes, on rappellera que la dernière grande rétrospective consacrée à l’ensemble de son œuvre date d’il y a trente ans, et avait été présentée à la Royal Academy de Londres ; certains aspects spécifiques de sa production ont plus récemment fait l’objet de manifestations un peu moins ambitieuses, l’Institut Courtauld s’étant penché en 2007 sur ses nus, et le musée de Chichester (Pallant House) en 2015 sur ses toiles inspirées par Dieppe, par exemple. Cette dernière exposition avait d’ailleurs été accueillie l’année suivante par le château-musée de la ville normande, Sickert ayant alors pour la première fois connu l’honneur d’un hommage monographique dans notre pays.

Cette année, cependant, c’est à une vision d’ensemble de son œuvre que nous convie le Petit Palais, en proposant une exposition qui a d’abord été présentée à la Tate Britain du 28 avril au 18 septembre. Même si elle respecte globalement la chronologie, avec une salle consacrée aux débuts de l’artiste, et en s’achevant sur sa dernière décennie créatrice, cette rétrospective privilégie une organisation thématique, ce qui a l’avantage de souligner la récurrence de certains sujets et motifs.

A Londres, la première salle était consacrée aux autoportraits, depuis une gravure réalisée par un Sickert adolescent, sous l’influence paternelle (son père, le Germano-Danois Oswald Sickert, était également peintre) jusqu’aux ultimes déclinaisons du genre. Acteur avant de devenir peintre, Walter Sickert a toute sa vie cultive un certain goût du transformisme, non seulement dans son art mais jusque dans son aspect physique, qu’il n’a cessé de modifier tout au long de son existence, comme le reflètent ses différents autoportraits. On remarque bien sûr l’évolution de sa pilosité faciale, variant selon les époques, du totalement glabre à la barbe fournie, en passant par toutes les étapes intermédiaires. Et les jeux d’éclairage contribuent aussi à modifier le visage que l’artiste présente au spectateur, plus ou moins tourmenté, plus ou moins noble (jusqu’à la peu glorieuse effigie âgée où il se montre mangeant de la soupe).

La palette de Sickert s’est elle aussi transformée au cours des décennies, d’abord sous l’influence de  ses deux premiers maîtres. L’aspirant peintre se rangea d’abord sous la bannière de Whistler, le plus  Européen des artistes américains qui, après un passage par Paris en début de carrière, s’était établi à Londres. Ce que Sickert retient de Whistler, c’est moins son rôle dans l’Aesthetic Movement que cette forme d’impressionnisme à l’anglaise que l’Américain a créé avec ses vues de la Tamise. Avec son maître, Sickert va peindre à Dieppe ses premiers paysages, en adoptant la même technique, notamment avec une couche picturale très mince, très fluide. Mais en France, le jeune Britannique rencontre aussi Degas, qui l’incite à réfléchir davantage à la composition de ses œuvres, pour un résultat d’apparence moins improvisée, et adopter une palette plus colorée et une matière plus épaisse.

Walter Richard Sickert, Noctes Ambrosianae, 1906, huile sur toile, Nottingham Castle Museum and Art Gallery © Nottingham City Museums & Galleries / Bridgeman Images

Sous cette double influence, Sickert finit par découvrir sa propre personnalité, qu’il exprime à travers la représentation de music-halls. Avant lui, Degas s’est intéressé à la scène et à l’orchestre de l’Opéra de Paris, mais aussi aux chanteuses et au public des cafés-concerts. Se spécialisant dans les petits théâtres des quartiers populaires londoniens, Sickert commence par se placer face à la scène pour montrer les chanteuses en vogue. Mais très vite, son regard se met à se promener dans le reste de la salle, pour des compositions de plus en plus complexes, non plus frontales, mais latérales et reflétées dans les miroirs qui ornent les lieux en question. Par un renversement de perspective assez fascinant, c’est bientôt le public et non plus la scène qui retient son attention : grappes humaines suspendues aux plus hauts balcons du théâtre, émergeant de l’obscurité, éclairées indirectement et en contre-plongée par la lueur de la scène. Dans le générique d’ouverture de son film sorti en 2000 Esther Kahn, d’après une nouvelle d’Arthur Symons (1905), Arnaud Desplechin rend un superbe hommage à ces peintures de Sickert, en montrant lui aussi le public des théâtres londoniens de la Belle Epoque. L’intérêt de l’artiste se focalise aussi sur les formes architecturales de ces édifices, sur la sinuosité des balcons, sur leur surcharge décorative néo-rococo. Sickert s’aventurera même dans ces lieux de divertissement tout nouveaux que sont alors les cinémas, l’une de ses toiles montrant l’intérieur d’une salle obscure où des spectateurs vus de dos s’entassent dans l’ombre devant un écran lumineux.

Cet intérêt pour l’architecture guide aussi les paysages urbains que le peintre produit, principalement lors de ses séjours à Dieppe, mais également à Venise. Selon une démarche bien moins systématique que celle de Monet, Sickert n’en multiplie pas moins les vues de l’église Saint-Jacques à différents moments de la journée, sous des éclairages changeants mais aussi avec des cadrages variés. Les magasins, les hôtels, les places publiques de la ville normande l’inspirent aussi, et même ses baigneurs dans la mer. A Venise, Sickert semble surtout captivé par la basilique San Marco, qu’il peint sous plusieurs angles, mais surtout pour des vues résolument frontales au cadrage tellement serré que l’édifice, malgré sa largeur massive, semble perdre toute épaisseur, comme un décor de carton-pâte, et avec si peu de ciel par-dessus que les croix des coupoles touchent souvent le cadre.

Walter Richard Sickert, La Vénitienne allongée, 1903–1904, huile sur toile, Rouen, Musée des Beaux-Arts © C. Lancien, C. Loisel / Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie

A Venise, Sickert creuse aussi sa manière de représenter le visage humain, non plus seulement le sien, mais celui des autres, ce qui fera plus tard de lui un portraitiste recherché. Pourtant, en Italie, le travail accompli avec quelques modèles (des prostituées, pour la plupart) aboutit paradoxalement à un refus de la ressemblance, à une élimination progressive des traits de la physionomie, l’expressivité du personnage se réfugiant plutôt dans la posture, dans la silhouette.

Dans le prolongement des recherches vénitiennes, cet effacement des visages trouvera son apogée dans la série de nus londoniens que, par provocation, Sickert associera à un événement qui fait brièvement la une des journaux en 1907 : le « meurtre de Camden Town », assassinat d’une prostituée dans un quartier du nord-ouest de la capitale britannique (certaines théories fumeuses ont même voulu reconnaître Jack l’Eventreur en la personne de Sickert…). Si Degas avait lui aussi multiplié les nus « contemporains », en montrant de jeunes femmes à leur toilette dans des intérieurs cossus, Sickert pousse l’audace plus loin et n’hésite pas à placer ses modèles dans des logements misérables, leur lit métallique évoquant irrésistiblement l’instrument de travail des prostituées, sensation confirmée par les postures « indécentes » qu’il impose à ses modèles (une scène vénitienne, dialogue entre deux femmes dont l’une est vautrée sur un lit, annonçait déjà ce goût du cadrage licencieux ; voir l’illustration 2 accompagnant ce compte rendu). Outre la suggestion de violence qui pèse sur les scènes rapprochant les travailleuses du sexe et leurs clients – on peut songer à Intérieur de Degas, surnommé Le Viol –, la brutalité sous-entendue apparaît dans la représentation des visages, généralement déshumanisés et méconnaissables, en particulier dans La Hollandaise.

Dans les quartiers pauvres de Londres, Sickert s’intéresse aussi aux coster girls, descendantes de la Shrimp Girl de Hogarth, contemporaines de l’Eliza Doolittle du Pygmalion de Bernard Shaw/My Fair Lady de Frederick Loewe. Il aime à montrer le caractère sordide des intérieurs de la classe ouvrière, et jamais la sensation d’enfermement des êtres humains n’a été mieux traduite que dans Ennui, dont il multiplie les versions entre 1914 et 1918.

Walter Richard Sickert, The raising of Lazarus (1928–1929), huile sur toile, © National Gallery of Victoria, Melbourne Felton Bequest, 1947

Dans l’entre-deux-guerres, la carrière de Sickert prend un nouveau tournant avec une exploitation originale de la photographie. Dès l’apparition de cette nouvelle technologie, les peintres avaient compris tout ce qu’ils pouvaient en tirer ; dans les années 1930, cependant, Sickert exploite avant tout des clichés reproduits dans la presse, avec des résultats tout à fait saisissants : portraits d’acteurs ou d’actrices qu’il recadre, déforme et « colorise » ; célébrités surprises alors qu’elles sont les moins capables de contrôler leur image (le roi Edouard VIII, par exemple). On regrettera que n’ait pu venir à Londres l’une des versions de son étonnante Résurrection de Lazare, réalisée à partir de photographies prises en atelier par son épouse Thérèse Lessore : le public parisien devrait avoir plus de chance, car le musée de Melbourne a prêté celle qu’il détient. A Londres, l’exposition se terminait sur un ultime chef‑d’œuvre de dépouillement, le portrait de Sir Thomas Beecham, le chef d’orchestre étant pratiquement réduit à une silhouette en deux dimensions sur un fond rouge sombre uni.

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © National Gallery of Victoria, Melbourne Felton Bequest, 1947
© C. Lancien, C. Loisel / Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie
© Nottingham City Museums & Galleries / Bridgeman Images
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