Rosa Bonheur a tout ce qu’il faut pour retrouver aujourd’hui le succès qui fut le sien de son vivant, au moins pour deux raisons : c’est une femme qui sut s’imposer dans un monde ô combien masculin, et ses toiles mettent en avant ceux que l’on ne nommait pas encore à son époque « les animaux non humains ». Pour le reste, sa production relève d’une peinture tout à fait conforme à l’enseignement académique de son temps, et c’est par son mode de vie plus que par son art qu’elle défraya la chronique. Sans jamais pourtant être scandaleuse : l’impératrice Eugénie, qui avait en 1863 frappé l’Olympia de Manet à coups d’éventail, n’hésita pas à visiter l’atelier de mademoiselle Bonheur, qui jouissait d’une « autorisation de travestissement » pour revêtir un pantalon, tenue plus commode pour visiter les marchés aux bestiaux, qui avait les cheveux courts (mais moins que Gertrude Stein un demi-siècle plus tard) et qui vivait – en concubinage ou en simple amitié – avec la fidèle Nathalie Micas. L’épouse de Napoléon III lui remit également la Légion d’honneur, preuve que Madame Rosa savait composer avec le système ; à cette occasion, Bizet composa même une « Chanson de Rosa » sur ces vers de mirliton : « Notre Rosa n’était jamais coquette, Ne s’occupait de fleurs ni de rubans, L’impératrice voulut qu’à sa toilette Elle en eût un, et des plus éclatants… »
En effet, même si l’exposition ne peut pas le montrer aussi somptueusement qu’on le voudrait, Rosa Bonheur fut une artiste qui déplaçait les foules grâce à ses œuvres ambitieuses. Remarquée à moins de vingt ans avec ses Deux Lapins, toile modeste par ses dimensions raisonnables autant que par son sujet presque domestique, présentée au Salon de 1841, la jeune femme sut bientôt attirer les commandes officielles, et résister aux changements de régime. Récompensée en 1845 par une médaille de troisième classe pour Labourage, scène presque naïve qui semble préfigurer les paysages américains de T.H. Benton, par certains côtés, Rosa Bonheur fit sensation du Salon de 1848 avec une toile aujourd’hui non localisée, Bœufs et taureaux – race du Cantal, et la II 2e République lui passa commande d’une œuvre glorifiant le travail du peuple : Labourage nivernais (1849), avec son bouvier à l’élégant geste digne d’un troubadour, et dont on nous assure que c’est aujourd’hui « l’un des chefs‑d’oeuvre du musée d’Orsay les plus appréciés du public »… Après le coup d’État du futur Napoléon III, la Bonheur continue à jouir de la protection des autorités, puisqu’elle reçoit en 1852 une nouvelle commande, émanant cette fois du Second Empire. Elle soumet deux projets au duc de Morny, ministre de l’intérieur et des beaux-arts (!) : une scène de fenaison et un marché aux chevaux. Estimant que l’artiste ne maîtrise pas encore assez la représentation équine, le ministre préfère la fenaison, mais mademoiselle Bonheur ne l’entend pas de cette oreille, et déclare qu’elle peindra d’abord son marché, avant de songer à satisfaire la demande officielle.
L’histoire prouvera que la peintre était dotée d’un solide sens commercial, car son Marché aux chevaux, au format héroïque – certains s’amusèrent qu’une femme haute de moins d’un mètre cinquante ose présenter une toile de cinq mètres par deux mètres cinquante – fut exposé dans plusieurs villes d’Europe en 1853–55, moyennant un droit d’entrée, sans oublier les bénéfices réalisés grâce aux « produits dérivés », gravures et autres. Acheté et revendu par plusieurs collectionneurs, le Marché aux chevaux fut finalement offert au Met de New York, et sa fragilité n’a pas permis qu’il fasse le voyage à Paris, où il faut se contenter de sa réduction à un quart du format, appartenant à la National Gallery de Londres. Le Musée d’Orsay ne présente pas non plus la commande que Rosa Bonheur livra deux ans plus tard, Fenaison en Auvergne, première médaille d’or au Salon de 1855 (la toile est déposée depuis 1922 au château de Fontainebleau, qui propose actuellement sa propre exposition Rosa Bonheur) mais évoquée à travers une ébauche très enlevée, dont la spontanéité séduira peut-être davantage les yeux du XXIe siècle que le côté léché des œuvres plus finies.
En effet, à côté des « grandes machines » sur lesquelles elle bâtit sa réputation, et qu’elle devait continuer de produire jusqu’à la fin de ses jours – le musée des beaux-arts de Bordeaux n’a pas non plus envoyé l’immense Foulaison du blé en Camargue, commencée en 1864 et laissée inachevée à sa mort en 1899 –, l’exposition du musée d’Orsay donne heureusement à voir d’autres aspects, plus intimes, de l’art de Rosa Bonheur. Les esquisses préparatoires ont parfois un charme dont sont dépourvues les versions abouties, et devant telle Etude de tête et d’œil de bœuf, on ne peut s’empêcher de songer aux fameuses Etudes de mains de Largillière, par la manière dont les détails sont ici juxtaposés dans le seul souci d’utiliser au mieux la toile, à moins qu’il ne faille y voir une modernité presque digne des instantanés saisis par Degas. La photographie intéressa également Rosa Bonheur, comme le révèle la vitrine remplie de cyanotypes qu’elle retoucha au crayon et à la gouache, et dont elle s’inspira pour des chevaux peints à l’huile. On s’intéressera aussi à ces cinq « portraits de chien » réalisés au fusain, pastel et craie blanche sur papier bleu, véritables têtes d’expression où chaque image semble exprimer un affect différent. Rosa Bonheur n’avait pas toujours besoin d’un format démesuré pour donner à ses œuvres le caractère de la peinture d’histoire : Barbaro après la chasse, chien dépeint tel un prisonnier dans sa geôle « inhumaine », ne déparerait pas aux côtés d’une toile à sujet moyenageux de Jean-Paul Laurens.
En son château de By, près de Fontainebleau, Rosa Bonheur avait une véritable ménagerie, composée d’animaux qu’elle avait rapportés de ses voyages (sauf quand le risque d’épizootie l’en empêchait) et de ceux qui lui avaient été offerts, signe de sa gloire internationale. Peu d’espèces auront échappé à son pinceau ou à son crayon, même si l’animal humain est, lui, bien rare dans sa production : réduit au rang de figurant, relégué au second plan derrière les animaux, sauf en quelques rares exceptions, comme « Les Charbonniers » montrant la fabrication de charbon de bois en forêt. Sans oublier les caricatures révélant chez elle un indéniable sens de l’humour, lorsqu’elle tourne en dérision le petit cercle de ses proches, y compris la fidèle Nathalie Micas et le peintre Paul Chardin. Et comme, apparemment, on n’en finit pas de découvrir des œuvres dans les archives du château de By (comme l’esquisse grandeur réelle du Marché aux chevaux ou les cyanotypes mentionnés plus haut), Rosa Bonheur pourrait acquérir dans les années à venir d’autres visages que ceux de la vierge sévère portraiturée en 1848 par son frère Auguste ou de la vieille dame en blouse bleue que peignit en 1893 Georges Achille-Fould (pseudonyme masculin derrière lequel se dissimulait Valérie Fould).