Venir chaque année à Bayreuth depuis quarante ans, c'est accumuler des souvenirs qui annuellement se réveillent, à la faveur des évolutions diverses. C'est l'occasion jubilaire de revenir sur un certain passé, de revivre aussi dans le coeur certains moments, et de le communiquer dans un site qui a fait de Bayreuth son drapeau.
Quelques éléments de réflexion, à discuter, comme toujours quand il s'agit de Bayreuth.

Ce texte est la version française un peu modifiée d'un article qui m'a été demandé pour la version "papier" de Platea Magazine (numéro de juillet 2017) le magazine madrilène désormais bien connu, qui est un partenaire que nous apprécions particulièrement.

 

À la recherche du temps perdu

Le dimanche 24 juillet 1977, j’entrai pour la première fois dans le Festspielhaus de Bayreuth, pour assister à Tristan und Isolde, direction musicale Horst Stein, avec Spas Wenkoff et Catarina Ligendza, mais aussi Karl Ridderbusch, Donald McIntyre, Yvonne Minton, dans la mise en scène d’August Everding. C’était comme un rêve commencé vers l’âge de 12–13 ans. Et cette année-là j’ai eu la chance de voir aussi le Ring de Chéreau, Parsifal, et Tannhäuser, c’est à dire tout le cycle, à la faveur du changement de public qui avait libéré tant de places suite au choc Chéreau de 1976.

Je me souviens très précisément de mon impression première, celle d’être comme un clandestin dans un lieu qui ne m’était pas destiné, un théâtre dont je ne connaissais pas les rites réels, mais ceux que j’avais fantasmés durant des années. Je me souviens de ma première surprise de voir tout le monde debout dans la salle : bien vite je compris que la disposition des rangs obligeait les spectateurs à rester debout en attendant que ceux des places centrales (souvent les derniers) n’arrivassent. Enfin le songe devenait réalité et j’étais très troublé…

Je me souviens aussi très bien de ma surprise quand l’obscurité s’est faite en salle, une salle qui alors était uniformément grise (les décorations n’étaient pas peintes ou légèrement dorées comme aujourd’hui), avec seul le halo lumineux qui éclairait vaguement le rideau gris (la pâle lumière qui sortait de la fosse cachée au public), et que les premières mesures du Tristan sont montées comme du sol, comme de mes pieds : je n’avais jamais éprouvé cette impression quasiment physique d’un son qui montait le long de mes jambes. Et puis, dernière surprise, celle, immédiate aussi, de l’acoustique, étrangement douce, précise, claire, jamais forte ni très forte, avec les cuivres (symbole wagnérien par excellence pour qui aime les clichés) très lointains, jamais au premier plan, ce qui rendait Wagner fluide, lyrique, plus que martial et bruyant.

Mon histoire wagnérienne avait commencé une dizaine d’années auparavant, en regardant à la télévision un documentaire sur le « Walhalla », le Panthéon allemand en forme de temple dorique qui domine le Danube à quelques kilomètres de Ratisbonne. Il était tard et tout ce qui concernait l’Allemagne m’intéressait : élève de cinquième ou quatrième dans une petite ville du Nord, Saint-Amand-les-Eaux, j’apprenais l’allemand en première langue, ce qui était rare à l’époque, et mon manuel (la vieille collection « Deutschland ») était gorgé de textes qui me racontaient l’histoire de Brünnhilde, de Siegfried, de Lohengrin : le terrain était déjà un peu labouré…
Ainsi donc ce documentaire avait un accompagnement musical qui m’a immédiatement accroché, que j’ai intuitivement associé à Tannhäuser. Cette musique me semblait correspondre au son même du nom « Tannhäuser ». Le lendemain ou quelques jours après je suis allé au grand disquaire de Valenciennes, la ville voisine, et j’ai trouvé un disque d’extraits wagnériens (Pierre Boulez et le New York Philharmonic) avec l’ouverture de Tannhäuser. De retour chez moi, j’ai posé le disque sur mon Teppaz…c’était bien la musique du documentaire.
Le virus Wagner n’a cessé de se développer depuis lors, accompagné du virus Boulez, dont j’achetais les disques (mon premier Parsifal, en extrait, c’était Boulez…) jusqu’à ce que j’ose Wagner en salle, ce fut à 20 ans au TCE Die Walküre par l’Opéra de Berlin-Est (on appelait ainsi la Staatsoper alors) avec Theo Adam, et quelques jours après mon premier Parsifal au Palais Garnier, le 29 avril 1973, direction Horst Stein, avec Helge Brilioth, Joséphine Veasey, Donald Mc Intyre, Franz Mazura dans une mise en scène de August Everding.
Quatre ans après j’obtenais les places tant rêvées pour Bayreuth, reçues quelques heures avant une nuit de queue pour Das Rheingold de Solti à Garnier.

Cela fait quarante ans, quarante ans rythmés par le voyage annuel dans la petite ville allemande, dont j’ai vu les transformations progressives et l’ouverture au tourisme. À l’époque, Festival et ville vivaient des vies séparées, les restaurants servaient tous de la nourriture bavaroise d’origine contrôlée, pas un seul restaurant en ville de cuisine recherchée (« Zur Eule » était fréquenté par les festivaliers, « Weihenstephan » aussi, c’était les bavarois chic…), très peu d‘hôtels car on logeait en grande majorité chez l’habitant, pas de terrasses de café. À l’époque aussi, – la tradition,moins vivace en ces temps de selfies, a disparu depuis quelques années‑, un photographe pendant les fanfares prenait la foule des spectateurs et l’on allait le lendemain regarder les photos affichées en vitrine dans un magasin près de la gare pour voir si on avait été photographié. À l’époque enfin, peu de restauration sur le festival même, sinon le restaurant qui sert de salle de répétition d’orchestre et les fameuses saucisses. Déjà la cantine des artistes avait été séparée de celle des spectateurs, quelques années avant, alors qu’elle était commune tout au long des années Wieland. Et quand on n’avait pas de place, on s’asseyait pour écouter devant la sortie des artistes côté jardin du Festspielhaus (depuis longtemps supprimée : les artistes sortent ailleurs et c’est aujourd’hui l’espace du Lounge pour VIP) parce qu’une âme généreuse laissait passer le son de la salle…
Qu’on ne pense pas que je sois en train d‘évoquer l’âge d’or : ces souvenirs sont très personnels, et chaque amoureux de Bayreuth a les siens : c’était celui des découvertes et aussi celui où j’ai approfondi mes connaissances, où Chéreau m’a fait comprendre ce que c’était que le théâtre, et Boulez le concept de Gesamtkunswerk. Même si j’adorais l’opéra et les voix, Bayreuth m’a fait basculer dans la conviction que l’opéra sans théâtre n’a pas grand intérêt intellectuel, Bayreuth a fait fleurir ma théâtromanie et perdre ma vociomania : les voix, oui, mais pas pour elles-mêmes.

L'âge d'Or ?

De toute manière, j’ai croisé dès 1977 des fidèles de Bayreuth, qui pouvaient apprécier Chéreau (c’était le grand débat alors !) mais qui pleuraient le déclin depuis l’époque de Wieland, notamment le déclin musical et vocal. Bayreuth n’était déjà plus ce qu’il était antan, et à dire vrai, la période n’était pas la plus riche en voix wagnériennes, même si Ridderbusch, puis le jeune Salminen, ou Zoltán Kelemen, le plus grand Alberich que j’aie jamais entendu tenaient encore haut la barre. Mais on manquait cruellement de Siegfried, ce qui me paraît être le point le plus marquant de l’époque. Je suis donc arrivé au mauvais moment, aux dires des habitués, mais y‑a‑t-il eu jamais un bon moment, quand on écoute ou qu’on lit certains ?

Le 25 juillet 2017, j’étais à l’inauguration du Festival, vieux spectateur toujours heureux comme un prince d’y être encore, d’y retrouver mes habitudes, quelques amis, et de croiser de loin en loin d'autres spectateurs vus ou connus il y a longtemps, vieillis eux-aussi,Ils sont heureux sans doute aussi, comme moi, d’éprouver l’émotion toujours indicible de l’entrée dans la salle. Pour ceux qui aiment Bayreuth, chaque festival est comme leur premier, même si j’en suis à ma septième production du Ring in loco. Chaque Bayreuth est un peu comme ma matinée chez la princesse de Guermantes du Temps Retrouvé.

Et quarante ans, même si je sais que bien certains lecteurs ou des spectateurs du Festival le fréquentent depuis plus longtemps, c'est l’occasion de revenir sur l’évolution d’un Festival qui est toujours une référence malgré tout, toujours l’objet de débats passionnés, et donc tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change

Les évolutions dans l'institution

En 1977, le statut du Festival venait de passer d’entreprise privée propriété de la famille Wagner à celui d ‘entreprise publique, soutenue par l’Etat fédéral (le Bund), l’Etat libre de Bavière (Freistaat Bayern), la ville de Bayreuth, la Société des amis de Bayreuth et quelques autres…

Ce statut, qui fait aussi de Wahnfried un Musée Richard Wagner (à l’époque, la maison de Siegfried Wagner était encore habitée par Winifred et Villa Wahnfried venait à peine d'être restaurée ou reconstruite) a jusqu’ici fonctionné, même si s’est posée la question de la succession de Wolfgang Wagner, deux fois dans les années 2000. En effet, si la famille Wagner a la priorité sur la direction du Festival, cela dépend de la capacité d’un membre du clan à assumer cette charge. Jusqu’ici, la direction est restée dans la famille, en dépit des relations glaciales entre le clan « Wolfgang » (les filles de Wolfgang Wagner, Eva et Katharina) et le clan « Wieland » (surtout la fille de Wieland Nike, qui a candidaté à la direction (avec Gérard Mortier…) au moment où s’est posée pour la première fois la question de l’après Wolfgang, au début des années 2000 : le conseil d'administration avait désigné Eva Wagner-Pasquier, la fille d'un premier lit de Wolfgang, mais le vieux lion a argué d'un contrat à vie pour rester en place et récuser cette solution.. Nike Wagner, fille de Wieland s'était protée candidate également, elle a très récemment d'ailleurs renoncé à briguer la direction du festival. On a donc cherché une solution qui satisfasse les uns et les autres et on s'est orienté en 2008 vers uns solution bicéphale, faite des deux demi-soeurs filles de Wolfgang, Eva et Katharina. 2008 a été la dernière année de gestion de Wolfgang et de 2009 à 2015, les deux soeurs ont dirigé l'institution. Eva Wagner-Pasquier s'est retirée en septembre 2015 et depuis 2016 c'est Katharina Wagner qui dirige le Festival.
La question qui se pose, au-delà des Wagner et des vicissitudes familiales nombreuses, est celle de l’évolution artistique au long de ces quarante ans et pour le futur. Il reste que l’absence d’un Wagner à la direction du festival serait sans doute ressentie comme un tremblement de terre…Il y eut Wieland le créateur et Wolfgang le manager de 1951 à 1966, puis Wolfgang le manager de 1966 à 2008, et maintenant Katharina, déjà contestée comme créatrice, et déjà aussi un peu comme manager.

 

Le chant en déclin ?

La première observation est claire :  malgré les débats nombreux sur un festival en perpétuel déclin du point de vue du chant, de très nombreux chanteurs célèbres ces quarante dernières années ont été révélés par Bayreuth, même si leur carrière avait commencé un peu avant : le meilleur exemple, et sans doute la plus grande est Waltraud Meier, mais on peut citer aussi Siegfried Jerusalem, Heinz Zednik, Deborah Polaski, Nina Stemme, Irene Theorin, Stephen Gould, Catherine Foster, Robert Dean Smith, Kwangchul Youn, Samuel Youn, Ricarda  Merbeth, Matthias Hölle, Hanna Schwarz, Donald Mc Intyre, Peter Hoffmann, René Pape, Matti Salminen et d’autres. La liste est longue parce que Bayreuth est rarement lieu de consécration, mais plutôt de révélation. Ce fut très souvent le cas les années précédentes, pour les chanteurs d’autres générations (on peut penser à Regina Resnik, Leonie Rysanek, mais aussi Birgit Nilsson ou Astrid Varnay, même si cette dernière était bien reconnue depuis ses débuts au MET ; quant à Hotter et Greindl, ils doivent sans doute leur grande renommée internationale aux longues années passées à Bayreuth, et pensons aussi à Grace Bumbry,  la première Vénus noire invitée à Bayreuth et à Theo Adam, attaché à l’Opéra de Berlin Est, qui fut projeté par Bayreuth sur la scène internationale…
Bayreuth a souvent cherché des jeunes chanteurs valeureux, pour s’assurer une participation exclusive au début de leur carrière qui n’aient pas de grandes prétentions en matière de cachets parce que Bayreuth paie – ou payait ?- moins que les autres maisons et qui s'en sont allés la célébrité acquise.

Je n’ose entrer dans la polémique sur les chanteurs, toujours vivace, entre les tenants d’un irrémédiable déclin et ceux qui défendent les distributions d’aujourd’hui. Il est évident que la génération des chanteurs de Wieland a marqué profondément les wagnériens, ne serait-ce que pour les disques qu’elle a produits, et qui l'ont popularisée, mais bien peu sont les spectateurs qui aujourd’hui ont entendu ces chanteurs à Bayreuth – moi-même j’ai bien entendu Nilsson, Rysanek ou Varnay, voire Resnik, mais dans d’autres lieux et Nilsson exceptée, pas dans Wagner. On se fonde donc sur les disques, et l’on peut alors difficilement faire des comparaisons valides.
Je suis arrivé à Bayreuth  à une époque où le chant wagnérien se portait moins bien qu’auparavant, et moins bien qu’aujourd’hui. Certes, l’audition des disques de Boulez ne montre pas un état du chant forcément à son zénith, notamment pour le rôle de Siegfried, très difficilement distribuable à l’époque. La Brünnhilde de Gwyneth Jones a été aussi fortement critiquée, mais pour qui était en salle, sa Brünnhilde radieuse et si incroyablement émouvante, faisait souvent oublier les problèmes de chant qui existaient, un jour oui, un jour non.
Il y a eu aussi des erreurs notables de distribution encore récemment : l’Eva de la première année des Meistersinger de Katharina Wagner et Sebastian Weigle, Amanda Mace, fut une erreur catastrophique. Mais il y a eu aussi des artistes qui ont triomphé à Bayreuth sans faire ensuite de carrière fulgurante, je pense à Lisbeth Balslev, Senta hallucinée dans la meilleure production de Fliegende Holländer qui m’ait jamais été donné de voir, celle de Harry Kupfer (1978).
Il y a des scènes qui font concurrence à Bayreuth sur les distributions, notamment l’autre maison de Wagner, Munich, mais aussi d’autres grands théâtres (Berlin, ou Vienne), mais on ne va pas à Bayreuth pour entendre telle ou telle voix, mais un ensemble équilibré entre voix orchestre et mise en scène, c’est pourquoi les pâmoisons pour la venue annoncée (puis annulée)  de Netrebko ou maintenant d’Alagna me font sourire, parce que l’acoustique sera impitoyable pour la diction, l’expression, la couleur, beaucoup plus que dans un autre théâtre,  mais d’un autre côté aucun théâtre ne fait entendre les voix de cette manière : Bayreuth est le théâtre pour les voix, où celles-ci n’ont pas besoin de forcer, où elles s’entendent, où le confort du chanteur est assuré. Et Bayreuth, quoi qu'on en dise, est un lieu particulier (voir l'interview de Nadine Weissmann, très claire à ce propos)
Pour sûr, déclin ou pas, il y a des moments qui furent dans ces quarante ans des moments uniques : j’ai parlé plus haut de Zoltán Kelemen, Alberich de Chéreau encore aujourd’hui inégalé depuis sa mort prématurée en 1978, je pourrais citer Karl Ridderbusch, Hunding incroyable dans une mise en scène (Chéreau) qu’il détestait pourtant, je pourrais citer encore Waltraud Meier dans Kundry, comme une voix impensable tombée du ciel en 1983, ou même Domingo et la même Meier dans Walküre en 2000, ou une soirée de Tristan avec Catarina Ligendza à pleurer en 1987 et quelques autres exemples, comme le Beckmesser tout autre que ridicule de Hermann Prey dans la mise en scène de Wolfgang Wagner. Chaque époque, on pourrait même dire chaque jour a ses hauts et ses bas, car la voix est chose humaine, mais dans sa globalité, Bayreuth réserve toujours de très grands moments, le nier serait vraiment faire preuve de mauvaise foi.

 

Un niveau toujours enviable dans la fosse

C’est aussi le cas des chefs d’orchestre souvent appelés à l'orée de leurs 40 ans : le meilleur exemple en est Pierre Boulez, alors jeune quadragénaire appelé par Wieland à diriger Parsifal en 1966, mais aussi Lorin Maazel (ce ne fut pas probant…) voire Daniel Barenboim appelé au même âge à diriger Tristan, ou James Levine dès 1982, Antonio Pappano (Lohengrin) Christian Thielemann pour Meistersinger, d’autres quadragénaires comme Daniele Gatti ou Kirill Petrenko ont été consacrés de la même manière.et très récemment Andris Nelsons (à 32 ans) pour Lohengrin en 2010. Certains d’entre eux déjà en carrière, ont consolidé leur réputation internationale, en dirigeant de manière continue à Bayreuth, d’autres y ont gagné une assise plus importante.
Ces quarante ans ont surtout été marqués à Bayreuth par deux chefs,

  • Daniel Barenboim entre 1981 et 2000, qui a dirigé presque tous les opéras à Bayreuth (sauf Fliegende Holländer) à qui nous devons aussi deux productions de Tristan, toutes deux splendides (Jean-Pierre Ponnelle en 1981 et Heiner Müller en 1993) et une fascinante production du Ring (Kupfer).
  • Christian Thielemann qui aura dirigé en 2019 toutes les œuvres produites au Festival, dont le Tannhäuser fut pour moi exceptionnel, le Ring un peu moins, et qui cette année a dirigé pour mon goût son meilleur.

James Levine a dirigé un Ring et un Parsifal pendant cette période (tout comme Boulez) , mais n'a pas eu de rôle structurel de référence comme les deux précédents.
Si les chanteurs sont souvent critiqués, Bayreuth se trompe rarement sur les chefs : trois ou quatre exemples problématiques en quarante ans : Mark Elder (Meistersinger 1981), Christoph Eschenbach (Parsifal 2000), Eiji Oue (Tristan und Isolde 2005). Dans ce cas Bayreuth appelle des remplaçants fidèles, humbles mais souvent impeccables : c’était Horst Stein au début des années 70, on ne pouvait rêver chef plus précis ni plus juste (il succéda notamment à Carlos Kleiber dans Tristan 1977), ce fut, dans les années 1980 et après, celui qui répondit toujours présent, Peter Schneider, un chef souvent injustement sous-estimé qui succéda à Solti en 1984 pour le Ring, à Dennis Russell Davies pour Der Fliegende Holländer (1981–1982) et Eiji Oue dans le Tristan plus récent (à partir de 2006). Il fut cependant invité à diriger (et non à remplacer) la production de Werner Herzog de Lohengrin (1987). Un seul regret : avoir manqué Carlos Kleiber à un an puisqu’il dirigea Tristan und Isolde en 1975 et 1976 : je me souviens avoir écouté (en direct à l’époque sur France Musique, oui, cet heureux temps du direct de Bayreuth a existé…) son Tristan en attendant anxieusement les résultats imminents de l’agrégation.

 

Les mises en scène

Principal sujet de polémique, depuis longtemps, les mises en scène : c’est bien là une tendance permanente  de ces quarante dernières années. Même si les scandales n’ont pas commencé en 1976. Un très intéressant livre sur l’histoire des mises en scène et de leur réception à Bayreuth a été publié il y a une quinzaine d’années, il est édifiant. On a parlé de Chéreau comme une pierre miliaire des scandales, mais vingt ans plus tôt, en 1956, Wieland Wagner déchaînait le public par une mise en scène de Meistersinger version Neues Bayreuth, débarrassée de tout folklore, qui avait scandalisé le public habituellement très conservateur et traditionnel de cet opéra (et à l’époque sans doute encore marqué par la période nazie) et en 1971, Götz Friedrich, avec un Tannhäuser style lutte des classes, que je vis en 1977, remua le public encore peu habitué à ce qu’on appellerait quelques années plus tard Regietheater.
C’est évidemment le Ring de Chéreau qui a complètement ouvert les vannes du Regietheater et des polémiques violentes : distributions de tracts, hurlements en salle, buhs pendant la musique au point qu’on en réussissait plus à entendre la fosse, confidences de chanteurs résistants, fuite du public traditionnel dont le porte-drapeau était la Begum, et attitude remarquable de Wolfgang Wagner qui défendit ses choix avec cran et dans son style inimitable. Jusqu’en 1978, Chéreau fut contesté, puis les choses se retournèrent et aboutirent à plus de 100 rappels au dernier Götterdämmerung de 1980. Kupfer en 1978 fut mieux accueilli avec le Fliegende Holländer qu’on garde encore en mémoire. Mais les mises en scènes « Regietheater » se virent surtout dans tous les autres théâtres allemands et moins à Bayreuth qui après Chéreau revint à des productions moins traumatisantes pour un certain public. À commencer par le Ring de 1983 de Peter Hall, fort couteux, avec des images grandioses et des décors naturalistes impressionnants (William Dudley), mais qui pêchait par une direction d’acteurs indigente et peu d’idées, ou le magnifique Tristan si suggestif de Jean-Pierre Ponnelle (1981).
À part le Tristan de Heiner Müller en 1993, qui fut la production la plus emblématique des années 90, aucune production de cette époque n’est inscrite dans la mémoire : le Ring d’Alfred Kirchner (Levine) valait pour l’univers de la scénographe rosalie, Parsifal confié à Götz Friedrich dans une belle production en 1982 (Levine) retourna aux mains de Wolfgang Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg était aussi sa chasse gardée, et aucune production du Fliegende Holländer depuis Kupfer n’a réussi à faire oublier cette production, même si celle de Claus Guth (2003) ne manquait pas d’intérêt, quant au Lohengrin de Keith Warner, qui s’en souvient encore ?
Tout a changé dans les années 2000, où l’influence de Katharina Wagner commençait à se faire sentir et où le Regietheater pur et dur né pourtant une vingtaine d’années avant, fit son entrée avec le Parsifal de 2004 dirigé par Pierre Boulez, assez mal distribué dans la mise en scène-performance de Christoph Schliegensief, une production passionnante, foisonnante et débordante d’idées, mais très dérangeante. Schlingensief, mort prématurément, fut un précurseur de ce théâtre-performance artistique qu’on voit notamment dans les mises en scène de Castellucci aujourd’hui et qui ravissent le public. Schlingensief, qui avait travaillé chez et avec Castorf à la Volksbühne et qui était alors la figure de proue d’un théâtre expérimental, d’un théâtre qui s’appuyait aussi beaucoup sur l’art contemporain ou sur les grandes théories esthétiques ou théâtrales (Artaud). Ce fut un tollé, que la piètre qualité des chanteurs ne réussit pas à calmer. Seul Boulez faisait l’unanimité, à qui a succédé Adam Fischer, qui ne regardait pas la production…
Avec l’appel à des jeunes comme StefanHerheim pour Parsifal en 2008, à des gloires éprouvées comme Hans Neuenfels (enfin !) avec Lohengrin en 2010, et en mettant en scène elle-même des Meistersinger d’une grande intelligence en 2007, un certain théâtre qui avait nourri les scènes allemandes entre 1980 et 2000 arrivait à Bayreuth avec un peu de retard. Et les tribulations autour des mises en scène du Ring montrent aussi la difficulté à convaincre les artistes de se confronter à ce monument. Après Jürgen Flimm, gentiment et banalement  Regietheater mais pas trop, l’idée était de confier le Ring à un cinéaste : on eut un tour de Lars von Trier, puis s’en est allé, puis circula le nom de Tarentino, puis celui de 2013 serait confié à Wim Wenders…En 2006, suite à la renonciation de Lars von Trier (qui avait commencé à y travailler), ce fut Tankred Dorst qui releva le gant en très peu de temps, mais ce ne fut pas une grande réussite, et en 2013, ce fut le tour de Frank Castorf , rapidement aussi parce Wim Wenders avait lui aussi commencé à faire des propositions, avec la fortune que l’on sait : avec Castorf  refleurirent les qualificatifs qu’on croyait disparus depuis Chéreau et les colères d’un certain public, avec des scènes d'une grande drôlerie en 2013 et 2014 pendant les saluts.
Au-delà des polémiques, il n’y avait aucune objection à confier à l’un des plus grands hommes du théâtre allemand, venu de la DDR comme Heiner Müller, directeur d’une des scènes les plus prestigieuses du pays, la réalisation du Ring. C’était en soi une excellente idée et le monumental spectacle qui en est sorti, qui a tant fait parler, mais aussi la direction miraculeuse de Kirill Petrenko ont inscrit sans conteste ce Ring dans les très riches heures de Bayreuth.
Désormais Bayreuth fait appel pour les prochaines années à une nouvelle génération de metteurs en scène dont on commence à parler (Yuval Sharon, Tobias Kratzer). Katharina Wagner n’est sans doute pas une spécialiste du chant, mais elle connaît très bien les tendances actuelles de la scène allemande et a fréquenté les milieux du théâtre, elle a un excellent réseau et elle a essayé  d’inviter les metteurs en scènes dont on parlait, pas toujours avec succès d’ailleurs : un demi-échec pour Jan Philipp Gloger (le Fliegende Holländer dans une fabrique de ventilateurs) et un échec total pour le Tannhäuser de Sebastian Baumgarten (une version société fermée recyclant tout, avec sa Venus à l’enfant et son ballet de spermatozoïdes), une production partie d’une idée pas si sotte et arrivée à un résultat problématique.

 

Les nouveautés et le futur…

Une nouveauté qui d’ailleurs confirme les nouvelles orientations du Festival en matière d’organisation, la présence d’un Directeur musical (Christian Thielemann, lui aussi évidemment discuté, notamment en 2015 et 2016) et un directeur administratif, montrent que Katharina Wagner pour l’instant n’est pas encore mûre pour être la monarque absolue du lieu. Mais à 39 ans, née d’une génération d’après-guerre elle est la dernière des Wagner à la tête du Festival, depuis le départ d’Eva Wagner-Pasquier, et la renonciation de Nike, la première à ne pas avoir vécu l’histoire de la famille en première personne depuis 1951, puisque née après les drames historiques et familiaux,  au contraire d’Eva et Nike, victimes directes à des degrés divers de ces Atrides bavarois. Et ses deux mises en scènes, Meistersinger (2007) et Tristan (2015) sont en quelque sorte une prise à revers de la tradition et du public, et un regard très distancié sur l’interprétation de l’œuvre de l’aïeul.
Il restera à Katharina Wagner d’explorer peut-être la scène internationale pour laquelle elle n’a pas un regard approfondi : depuis Keith Warner (presque deux décennies), pas un metteur en scène vivant hors d’Allemagne n’a travaillé à Bayreuth : Herheim, norvégien, et Kosky, australien, vivent à Berlin. Il se passe des choses en Australie, en Russie, en Pologne, en Italie et ailleurs qu’il faudrait sans doute considérer. Et il me semble qu’après Castorf, on a besoin d’un Ring peut-être plus narratif, comme Hall le fut après Chéreau. Encore faut-il qu’il ne fasse pas la fin du Ring de Lepage au MET, magnifique pour Rheingold et Walküre, en panne totale d’idées et d’images pour la suite. Ce qu’on raconte pour 2020 (quatre metteurs en scène, et sans doute quatre femmes) ne dit rien sur les options ni les contenus : rien ne serait plus idiot que d’appeler quatre femmes ès qualité, pour faire un effet marketing – déjà la Walküre-Domingo m’inquiète sous ce rapport. L’idée d’un cinéaste qui sache raconter une histoire au théâtre reste séduisante et pas encore expérimentée à Bayreuth (Werner Herzog excepté).

 

Bayreuth et ses fantômes

Enfin, last but not least, Bayreuth n’en finit pas de régler ses comptes avec son histoire, et notamment les années noires du nazisme. En 1977, Winifred vivait encore et je la vis un soir au Festival (pour Meistersinger…). Winifred disparue en 1980, la présence vivante et mythique du Bayreuth d’avant-guerre devint domaine de la mémoire, la dernière fille de Winifred, Verena, est encore vivante (née en 1920) et s’est toujours tenue éloignée du Festival, tout en ayant une relation très proche de sa mère. En 1977 ou 1978 on voyait aussi souvent Friedelind, la sœur qui, seule, avait fui le nazisme pour les USA dès 1935, et que la famille avait soigneusement mise de côté après-guerre en manœuvrant pour que le Festival une fois rouvert ne lui revienne pas. J’ai eu la chance de lui être présenté, c’était une femme très souriante, délicieuse, et qui ressemblait de manière hallucinante à son grand-père, y compris par la petite taille. Encore un souvenir fort.
La mise en scène de Parsifal de Stefan Herheim, celle de Katharina Wagner des Meistersinger, et celle des Meistersinger de Barrie Kosky créée cette année posent la question du passé de Bayreuth. Katharina n’a pas appelé Barrie Kosky par hasard, en confiant au premier metteur en scène juif de l’histoire de Bayreuth, l’opéra qui fut le préféré des nazis, alors qu’il avait déclaré qu’il entretenait une vraie distance avec l’œuvre de Wagner. Katharina Wagner fait aussi des choix tant soit peu politiques.
Lorsque je suis arrivé en 1977, nombre de spectateurs avaient vécu le nazisme encore et la question du public pouvait se poser : Wolfgang Wagner le savait, en appelant des metteurs en scène comme Götz Friedrich ou Patrice Chéreau, avait contribué fortement à renouveler ce public. Wolfgang Wagner affichait d’ailleurs dans ses propres productions une image traditionnelle qui faisait fonction d’antidote, pour garder un semblant d’équilibre…
Aujourd’hui, la question de la mémoire du nazisme se pose en d’autres termes, au moment où l’Allemagne reçoit un million de réfugiés et au moment du parti populiste (et plus) AFD. La très belle exposition actuelle sur Wieland Wagner faite par le Musée Richard Wagner pose sans ambages, avec une très grande netteté, la question de la famille, des relations ambiguës de Wieland avec Hitler, et c’est heureux, mais il eût fallu que les notices fussent traduites au moins en anglais : on a l’impression qu’elle est à usage interne…. Et dans le jardin du Festival, au pied du Festspielhaus, une exposition « Verstummte Stimmen » (voix étouffées) rappelle tous les artistes juifs du festival qui furent victimes de l’horreur.
Mais déjà en 1983, le Musée Richard Wagner avait organisé à Wahnfried une exposition, « Bayreuth et les juifs », qui m’avait beaucoup marqué : Winifred était morte et les fantômes s’étaient éloignés, on pouvait les exorciser ; et en 1983, trois chefs, Barenboim, Solti, Levine étaient d’origine juive…la question reste sensible encore aujourd’hui puisqu’on se rappelle qu’Evghenyi Nikitin avait dû quitter le Festival avant la première de Fliegende Holländer en 2012, parce qu’il avait une Svastika tatouée.
Il y a des questions sensibles et le Festival revient aujourd’hui volontiers et sans retenue sur son passé, c’est aussi un des acquis de ces quarante dernières années, où les choses sont enfin nommées.

 

Ici on parle d'Art

La loi édictée par Wieland Wagner dès 1951, « ici on parle Art » est encore respectée, et l’Art dont il est question est de plus en plus ouvert. Et surtout l'art de la mise en scène, si la mise en scène est un art.
Je pense que globalement, le niveau de Bayreuth n’a jamais marqué le pas, garanti par des choix de chefs qui même relativement jeunes, ont marqué leur passage au Festival. Dans les choix les plus regardés dans le milieu, le choix du chef pour le Ring toujours très symbolique. Diriger le Ring à Bayreuth est un signe durable qui laisse des traces : depuis quarante ans, Boulez, Solti (puis Schneider), Barenboim, Levine, Sinopoli (puis Adam Fischer), Thielemann, Petrenko (puis Janowski) se sont succédés et le bilan est plutôt flatteur, et les années sans Ring sont toujours un peu plus grises. Même si Parsifal est la seule œuvre composée pour cette salle et cette fosse, le Ring en reste le symbole, par le choix du chef et le choix du metteur en scène.

De ce point de vue, il est clair que Bayreuth est le fer de lance de tendances qui vont ensuite durablement irriguer les autres scènes. Le « style Wieland » a essaimé dans toute l’Europe des années 50 au milieu des années 80, une trentaine d’années, et bien après la mort de son créateur. Chéreau à Bayreuth, avec quelques précurseurs (ne jamais oublier le travail sur le Ring de Luca Ronconi  à la Scala en 1974) a été une sorte de libération qui a ouvert toutes grandes les portes des opéras aux metteurs en scène de théâtre, au point qu’aujourd’hui, rares sont les metteurs en scène exclusivement spécialisés dans l’opéra : avec Kupfer, dès 1978, Bayreuth faisait aussi entrer Brecht dans la maison, lui qui dirigeait alors la Komische Oper de Berlin Est.
Car plus que la musique encore (il y a des chefs de grand prestige qui n’ont jamais dirigé à Bayreuth, Abbado par exemple) c’est bien la mise en scène qui fait de Bayreuth une tête de pont et une référence. Frank Castorf était très connu en Allemagne, mais peu à l’étranger sauf d’un public vraiment averti : il est devenu une gloire (ou un repoussoir c’est selon) internationale depuis son Ring, comme Chéreau en son temps. Mais Chéreau a provoqué un tremblement de terre encore plus puissant, un renversement des valeurs en cours à l’opéra et rien après Chéreau ne fut comme avant sur les scènes lyriques du monde, notamment le travail avec les chanteurs sur le jeu d’acteur.
Tout cela est né à Bayreuth, il y a 41 ans, en 1976, et j’ai pris le train un an après, sans jamais l’avoir regretté. Depuis 1977, je considère avec autant de poids la mise en scène et le travail musical global, quel que soit le titre, Wagner ou pas. Je suis revenu de Bayreuth en 1977 avec un regard profondément changé et totalement disponible. Si l’opéra n’est pas Gesamtkunstwerk, musique et théâtre tout autant, c’est un art du passé et il court un vrai danger. C’est à Bayreuth que je l’ai compris.
Mais l’histoire même de la mise en scène passe par Bayreuth, relisons Opéra et Drame, revoyons les nouveautés scéniques que Bayreuth a portées, relions cette histoire à un théâtre qui est depuis toujours et encore aujourd’hui à l’avant-garde technique du point de vue scénique et d’où sont parties des grandes révolutions théâtrales : tous les grands novateurs de la scène, à commencer par Appia, à qui Wieland doit tant sont des lecteurs de Wagner, Wieland a durablement essaimé et ce n’est pas exagéré que de dire qu’il a fait naître la mise en scène à l’opéra au sens moderne du terme, même si des hommes du théâtre comme Giorgio Strehler ont porté dès les années 1950 aussi le théâtre sur les scènes d’opéra. Quant à Chéreau, serait-il le mythe qu’il est devenu sans le Ring de Bayreuth ?

Oserais-je dire que Bayreuth est vraiment le lieu où la notion de mise en scène a pris forme et que ce Festival continue aujourd’hui à être le lieu salutaire de débats passionnés autour du théâtre. Au-delà du déclinisme musical que certains affirment c’est bien là sa ligne de vie.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Bonjour, Article passionnant ; petite rectification : Zoltan Kelemen ( je partage votre avis pour l'avoir entendu et vu) est décédé en mai 1979 remplacé malheureusement par Hermann Becht.

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