Cette toile barbouillée de blanc, à peine effleurée par quelques zébrures brunes ou jaunes parmi des traînées roses, serait-ce un Cy Twombly ? Non, elle date de 1844. Ce paysage délavé, sur lequel s’esquissent les contours d’un ange pataud et de quelques personnages, est-il de Chagall ? Non plus, il fut peint vers 1845. Cette vue de Venise, hérissée de traits noirs parmi ses taches vertes, c’est un Kokoschka ? Pas davantage, car elle remonte à 1840. Et ce palais des Doges qui se résume à un bloc rose saumon, est-ce une audace de Matisse dans la période où il flirta avec le cubisme ? Non plus. Toutes ces œuvres où notre œil croit reconnaître Monet ou Rothko ont en fait été créées bien auparavant, par le pinceau de Turner. Après être passées par plusieurs villes d’Europe, l’exposition organisée par la Tate Gallery fait une ultime escale à Martigny, où elle est accueillie pour trois mois par la Fondation Gianadda, qui avait, déjà en collaboration avec la Tate, présenté un choix d’aquarelles dans « Turner et les Alpes » en 1999.
Avec les quelque trente mille œuvres dont la Tate a hérité après la mort de l’artiste, il y aurait amplement de quoi proposer une vision exhaustive de l’œuvre de Turner, depuis ses tout premiers dessins réalisés à l’adolescence jusqu’à ses ultimes créations plus d’un demi-siècle plus tard. Il ne serait d’ailleurs pas inintéressant de voir les copies d’après l’antique imposée au jeune élève de la Royal Academy dans les années 1790, qui prouveraient qu’il avait maîtrisé l’art de représenter la figure humaine selon les canons classiques, même s’il décida par la suite de s’affranchir de cet apprentissage. Mais là n’est pas le propos de la sélection d’une centaine d’œuvres qu’a opérée David Blayney Brown. Pour cette exposition itinérante qui a connu de superbes asiles, de Barcelone à Dublin, il a choisi le brillant soleil comme fil conducteur, les effets de sa plus éclatante lumière sur l’air, la terre et l’onde, qui n’ont cessé d’inspirer Turner tout au long de sa carrière. Pas de véritable parcours chronologique, mais plutôt un choix en partie guidé par la disposition propre aux salles de la Fondation Gianadda, avec leur alternance d’espaces intimes, propices à la contemplation de petits formats et d’œuvres sur papier, et de lieux plus largement ouverts où sont accrochés les pièces plus imposantes.

Trois grandes toiles scandent l’exposition, dont deux consacrées au dieu solaire : Apollon et le serpent Python (1811) et Apollon et Daphné (1837) se font ainsi face, deux œuvres achevées et présentées au public lors du Salon annuel de la Royal Academy. Ces sujets mythologiques, Turner en a traité sa vie durant, mais plutôt comme autant de prétextes nécessaires, à une époque où la peinture d’histoire était le genre suprême : de toute évidence, c’est le paysage qui a toujours eu sa préférence, et l’insertion de personnages généralement assez petits n’avait pour but que d’arracher ses toiles à une catégorie alors tenue en bien moindre estime. Ces personnages, d’ailleurs, l’artiste n’y apporte visiblement pas grand soin, il se contente souvent de les ébaucher assez maladroitement, car l’essentiel est ailleurs, peut-être moins dans le paysage que dans la façon dont la lumière joue sur ses formes. Selon la légende, Turner aurait déclaré peu de temps avant de mourir « The Sun is God », Dieu est le soleil, formule retenue comme titre de cette manifestation.
Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi et, avant d’en arriver à ses visions presque littéralement éblouissantes de lumières, où le sujet semble se dématérialiser au soleil, le peintre composa des images parfois très sombres, et d’une précision digne d’un relevé topographique. On le voit bien avec la juxtaposition de deux aquarelles du mont Saint-Gothard, l’une datant de 1806, très noire, très scrupuleuse et qu’on peut supposer fidèle à la réalité observée, l’autre de 1830 et réduite à quelques traits et hachures sur la feuille blanche. La première section de l’exposition souligne d’ailleurs le rôle de la mémoire et de l’imagination dans la production artistique de Turner, comme en témoigne La Chute d’une avalanche dans les Grisons, exposée en 1810 et élaborée à partir de souvenirs conservés de son premier grand voyage hors d’Angleterre, en 1802 à l’occasion de la paix d’Amiens (séjour au cours duquel il n’avait pourtant assisté à aucune avalanche !). Car c’est seulement après 1815 et la fin des guerres napoléoniennes que Turner pourra retourner en Europe.

Il dut donc attendre ses quarante ans pour découvrir de ses yeux l’Italie, et pour devenir l’un des meilleurs « portraitistes » de Venise, où le miroitement perpétuel des canaux lui fournissait une inépuisable réserve de sujets possibles. L’exposition en inclut quelques superbes reflets, jusqu’au Départ pour le bal (exposé en 1846, et donc jugé alors acceptable comme une œuvre finie malgré le poudroiement doré auquel se réduisent les bâtiments de la Sérénissime) ou à l’abstraction de Festival à Venise (vers 1845, que l’artiste avait gardé dans son atelier), griffures rosées ou jaunes sur fond de blanc bleuté, comparables avec les deux vues du lac des Quatre Cantons, commandes restées inachevées et aujourd’hui stupéfiantes par leur simplification extrême du motif, comme en un geste d’un suprême audace.
Evidemment, dans cette sélection d’œuvre autour du brillant soleil, les noirs frimas ne sauraient avoir leur place. Inutile d’attendre Pluie, vapeur et vitesse (encore que ce chef‑d’œuvre du Turner du mauvais temps soit présent à Martigny, à travers une gravure publiée plusieurs années après le mort de l’artiste). Pourtant, même lorsqu’il dépeint l’univers plongé dans une nuit profonde, Turner manque rarement d’y introduit la lumière sous la forme du clair de lune, d’un arc-en-ciel, ou d’un incendie certes dévastateur mais source du rougeoiement du plus bel effet. Ou lorsqu’il dépeint le songe de Jacob, sur une grande toile enténébrée dont le côté cataclysmique pourrait évoquer John Martin, l’échelle que les anges montent et descendent est comme un bloc irradiant qui attire irrésistiblement l’œil.

C’est aussi à l’astre du jour que Turner rendit un ultime hommage lorsqu’il voulut se faire Le Lorrain, soumettant à l’exposition de 1850 de la Royal Academy, la dernière à laquelle il ait participé. Reprenant une composition digne de Claude Gellée, le Britannique y tentait encore de regarder le soleil en face, noyant tout dans son embrasement. « Et nos yeux, en perdant ta lumière féconde, perdent tous leurs plaisirs : la beauté perd ses traits ». Mais quels nouveaux plaisirs ne nous procure-t-elle point, cette perte des traits de la beauté !